"La République et les enjeux cérébraux de l'histoire - Cinquième lettre ouverte au Président de la République" par Manuel de Diéguez, un des plus grands philosophes contemporains.
[Photo : Centre de détention de Guantanamo]
1 - Ulysse et le Cyclope
2 - La torture, une affaire d'Etat
3 - La sève juvénile et les savants vieillards
4 - L'Etat rationnel et la connaissance de l'espèce humaine
5 - Où sont passés les sacrilèges d'antan ?
6 - Ce que penser veut dire
7 - Le débarquement de la torture dans le sacré
8 - Le blanchiment par la torture
9 - Le christianisme et la torture sacrificielle
***
1 - Ulysse et le Cyclope
M. le Président,
Une fois encore, l'heure de la pesée de l'encéphale de notre civilisation a sonné au beffroi du monde. Je dis "une fois de plus", parce que ce n'est pas d'hier que la philosophie, la religion et les arts s'intéressent au pilotage cérébral des nations. Souvenez-vous de ce qui est arrivé à l'empire romain à l'heure où il lui a été demandé de trancher sans tarder du statut cérébral et physique d'un nouveau Jupiter. Puisqu'on s'était procuré un géniteur du cosmos d'une taille ordinaire et qu'on l'avait fait naître d'une mortelle fécondée par l'Olympe, fallait-il le faire vagir dans son berceau ou retarder sa maturation céleste jusqu'à l'âge mûr? Mais quels embarras insolubles il nous a causés à l'heure où ses fidèles ont demandé au Sénat du peuple romain si sa chair devait se consommer toute crue et bien saignante sur l'autel ou seulement par métaphore et si seuls ses prêtres seraient habilités à boire son hémoglobine, ce privilège ne pouvant s'étendre à tout le monde. Savez-vous, M. le Président, que le statut des armes et des lois de la France dépendait de la réponse de vos prédécesseurs à ces célestes tracas? Enfin, au XVIe siècle, Dieu avait-il colloqué la terre au centre de l'univers ou fallait-il en croire le démenti de nos télescopes?
Pourquoi vous rappeler de si pénibles souvenirs? Parce que, de nos jours, tous les peuples du monde s'interrogent à nouveaux frais sur la véritable nature de leur squelette et sur les relations que le cliquetis de leur ossature entretient avec leur esprit. La cause de leurs tourments? Rien d'autre que le retour solennel de la torture dans la civilisation de la Croix. Faut-il colloquer ces soucis à la périphérie de la potence ou au cœur même des Etats? Et puis, quel est le statut politique de nos drones tueurs? Sont-ils un produit de la logique interne des gibets démocratiques ou bien leur usage doit-il demeurer réservé à la démocratie la plus musclée de la terre? Et que dire de l'expansion coloniale d'Israël en Cisjordanie, et du sort des Palestiniens chassés de leurs terres, et du blocus d'une métropole de la taille de Gaza? Ces évènements sont-ils seulement des tourments moraux aux yeux de la France ou doivent-ils se placer au cœur de votre géopolitique? Sur quel trône la République est-elle assise aux yeux des citoyens? Et vous, M. le Président, de quelle monarchie auriez-vous la charge si la France devant demeurer le royaume de la raison?
Mais puisque le monotélisme et l'arianisme se disputaient l'unité psychophysiologique du fils de Zeus, quelle est votre théologie des relations que l'esprit de la France entretient avec sa charpente? Direz-vous que la légitimation internationale de la torture n'est pas suffisamment axiale en droit public et sur la scène de la politique étrangère des démocraties pour que la France débarque dans l'antre du Cyclope qui l'écartèle?
2 - La torture, une affaire d'Etat
Les gouvernements d'autrefois ne jugeaient pas que la pesée d'une civilisation sur la balance de son éthique fût du ressort de la politique: pour que la morale devînt un acteur de l'histoire du monde, il fallait qu'elle eût débarqué à grand bruit sur la scène internationale. La découverte de l'évolutionnisme n'a pas pris la dimension d'un évènement digne d'alerter les chancelleries, faute que le tapage sur la place publique fût à la hauteur de l'évènement. Mais il n'en est plus de même des relations que la mappemonde entretient avec les Etats croqueurs des compagnons d'Ulysse. Si la légitimation de la torture devait prendre place sans vacarme dans le droit public des démocraties et si cette législation ne provoquait même pas quelques vaguelettes et clapotis dans les eaux tranquilles des Républiques, la France et vous-même, M. le Président, n'en seriez pas moins placés sous le regard accusateur de la postérité - et ce juge-là des Etats et des hommes prononce les verdicts d'un tribunal redoutable.
La reconquête tempétueuse du pouvoir politique au profit des mythes religieux d'autrefois et le débarquement accéléré de leur théologie de la torture jusque dans l'arène des Etats modernes posent à la démocratie de la raison la question de la fabrication d'un appareil de pesée de la boîte osseuse de Dieu; car si Constantin s'est vu contraint de convoquer de toute urgence un concile politico-religieux afin de trancher d'autorité et sans tarder davantage la question de la nature physique et mentale d'un Zeus dédoublé entre son corps torturé et son esprit rebelle au trépas, il vous revient, M. le Président, de convoquer en toute hâte un concile de Nicée de la démocratie mondiale afin de résoudre, toutes affaires cessantes, mais sans précipitation excessive, la question de savoir si la crucifixion moderne divise ou unifie la personnalité du nouveau dieu-homme, à savoir une démocratie clouée sur les idéaux de 1789. Décidément la radiographie anthropologique des théologies se situe au cœur de la politologie dont vous serez le précurseur ou le retardataire, le renacentiste ou le scolastique, le Périclès ou le sophiste. Les citoyens que la nature a scindés entre leurs ossements et leur cervelle peuvent-ils être mis à l'épreuve d'une loi qui coupe leur liberté en deux tronçons pantelants?
Pour tenter de répondre à cette question, M. le Président, les atlantistes de la démocratie de la torture se révèleront de piètres anthropologues des écartèlements. Certes, Darwin nous a quittés en 1882 et Freud, son disciple londonien, l'a suivi en 1939; et, depuis le trépas de ces deux pionniers, la question se situe sur l'échiquier universel d'une généalogie critique qui observerait, la loupe à l'œil, l'origine et le développement de l'encéphale biphasé qui couronne le grincement de nos corps de passage dans la poussière. Mais comme il se trouve que la religion chrétienne repose tout entière sur la glorification posthume d'une victime dichotomisée, elle aussi, entre ses bourreaux et son soleil - elle aurait acheté la lumière du monde au plus haut des cieux au prix de son pourrissement sur la terre - il faut, M. le Président, que vous hissiez dare dare la question du sens anthropologique et politique de la torture au sommet des cogitations de l'Etat.
3 - La sève juvénile et les savants vieillards
Vous remarquerez, en premier lieu, que les peuples primitifs sont tellement énergiques, ambitieux et conquérants qu'ils s'entêtent à connaître sur le bout des doigts l'origine du monde et sa finalité et qu'ils ont percé en un clin d'œil les mystères qui mettent en mouvement les dirigeants invisibles de leur tête qu'ils se donnent dans les nues. L'imagination religieuse du genre humain se place donc à l'origine des alliances avantageuses ou douteuses que cette espèce scelle en un tournemain entre ses entreprises sur la terre et son entendement enivré dans des mondes impénétrables. Faute d'alliés ou d'adversaires saisissables par leurs basques ici-bas, notre condition de bimanes nous a contraints, au cours de notre évolution, à faire débarquer moult acteurs tardifs dans le vide et le silence de l'immensité ; et, depuis ce temps-là, nous nous trouvons condamnés à nous colleter avec le fabuleux et le fantastique qui assiègent notre imagination jour à nuit.
A l'origine, nous avions rendu bifides les récitations de nos idoles. Elles offraient une anse à leurs adorateurs; et il arrivait que nous les rencontrions à la promenade. Mais leur décorporation affligeante les a réduites à des effigies tour à tour redoutables et bienveillantes, mais incapturables. Alors, la vaillance de nos premiers transfuges de la matière nous a entraînés à la table des négociations tour à tour audacieuses et craintives avec un tortionnaire du néant que nous avons laissé triompher de tous ses rivaux en échange de l'immortalité posthume que nous lui avons extorquée. Du moins notre souverain de la torture et de la lumière nous a-t-ils délivrés du poids de notre solitude effarée dans les ténèbres du cosmos. Mais à quel prix? A celui de l'offrande continue des souffrances de notre chair et de l'effusion inlassable de notre sang sur les offertoires de nos expiations.
4 - L'Etat rationnel et la connaissance de l'espèce humaine
M. le Président, la connaissance des secrets anthropologiques des religions de la torture est devenue votre devoir de politologue de l'Etat républicain: comment la démocratie mondiale se réclamerait-elle de la raison critique née en France à la fin du XVIIe siècle si elle n'avait pas de connaissance rationnelle des songes de l'humanité? Dirigerez-vous une nation aussi peu informée des secrets de la vie onirique des évadés de la nuit et aussi acéphale que celle du Moyen Age? Diable, vous n'en avez plus le loisir, parce que la rivalité entre quatre milliards de simianthropes encore ficelés à une divinité rançonneuse, mais corruptible d'un côté et, de l'autre, deux milliards de mécaniciens, de calculateurs et de d'adeptes des secrets de la matière est d'ores et déjà devenue une affaire d'Etat. Songez que la masse des ignorants et des rêveurs est plus prolifique que les phalanges amaigries des orphelins du ciel.
La confrontation vigoureuse entre la progéniture des croyants à la sève montante et la science vespérale des noyés dans les triomphes mêmes de leurs mécaniques vous rappelle que le monde byzantin a sombré corps et biens dans la fatigue de ses philosophes privés de voilure, de ses géomètres étriqués, de ses logiciens sans souffle, de ses architectes titanesques, de ses écrivains superficiels et de ses poètes galants. Alors la double ruée des barbares heureux et des innocents aux mains pleines a eu raison du sang appauvri des dernières phalanges de la lucidité politique.
5 - Où sont passés les sacrilèges d'antan ?
Bien plus, M. le Président, nous sommes entrés dans une civilisation des vases communicants dont jamais encore le monde n'avait expérimenté les périls. Les têtes demeurées pieusement greffées sur les verdicts d'un Dieu des supermarchés regardent maintenant la télévision, roulent en voiture aux côtés de leurs compatriotes dégrisés et disposent, eux aussi, de téléphones magiques. Il appartient aux ingénieurs de coter leurs prodiges de sorciers de l'électronique à la bourse d'un temporel veuf de tout mystère. Mais la suspension des hostilités entre l'empire bien achalandé du profane et celui d'une sentinelle de la mort ne fait qu'élargir le fossé entre les cerveaux encore connectés à leurs offertoires et les neurones sénescents jetés dans la danse stérile des atomes. Quelle est la portée politique de la trêve mondiale entre les guerriers de la science et les guerriers de leurs songes affaiblis ou demeurés courroucés?
M. le Président d'une civilisation des feux nouveaux de la torture, je vous demande de réfléchir un instant à la signification mondiale de la configuration nouvelle des fleurs de la mort que présente la géopolitique actuelle de la liberté depuis que l'évolution cérébrale de notre espèce ne se scinde plus entre les ennemis religieux et les amis rationnels de la science, dont vous savez que la confrontation acharnée a écrit l'histoire sanglante de notre encéphale depuis trois millénaires. Comment un Jupiter que nous avons réussi à rendre familier de nos ordinateurs et de nos super calculatrices, comment un Jupiter que nous avons mis tout subitement à l'aise parmi nos satellites et les décrypteurs de notre code génétique, comment un Jupiter que nous avons soudainement réconcilié avec nos mathématiques de la quatrième dimension ne jouerait-il pas à rendre plus attirants que jamais les sortilèges de la vie éternelle et les subterfuges de l'immortalité qui comblaient les boîtes osseuses de nos pères?
6 - Ce que penser veut dire
Et puis, les dieux antiques étaient moins cruels que nos trois solitaires de la torture, mais également moins prometteurs de leurs félicités posthumes et plus avares de leurs prodiges. Souvenez-vous des amiraux athéniens victorieux aux Iles Arginuses. Les malheureux avaient été condamnés à mort pour impiété. Quel était leur sacrilège ? Ils avaient poursuivi l'ennemi en fuite sur les eaux au lieu d'accorder aussitôt une sépulture salvatrice aux trépassés, ce qui condamnait leurs ombres à errer sans trêve dans l'Hadès de leur éternité amputée de tout repos.
Mais si les trois dieux unique qui ont pris la relève du Zeus privé d'instruments de torture raffinés dont se contentaient nos pères, si le trio de nos bourreaux célestes, dis-je, nous comble désormais de félicités immortelles ou nous précipite sans pitié dans des tortures effroyables et sans fin, comment ce trio infernal ne demeurerait-il pas crédible parmi nos logiciels et nos ordinateurs neutralisés et guéris de leurs blasphèmes? De plus, nos anthropologues ont trahi le siècle des Lumières. Voyez comme ils se moquent du déchiffrage de l'évolution de l'encéphale de nos trois tortionnaires sacrés, voyez comme leur attention maigrichonne se porte seulement sur un recensement décérébré de nos usages cultuels, tellement la connaissance approfondie des ressorts de notre animalité spécifique terroriserait les laboratoires des démocraties du tragique.
Il est donc possible, M. le Président, que le triomphe de nos technologies euphoriques nous reconduise au type de décérébration compensatoire que Byzance a connue. Souvenez-vous de l'étendue du désastre intellectuel le plus mémorable de notre histoire, considérez un instant avec les yeux de l'Etat semi-rationnel d'aujourd'hui la catastrophe neuronale qui a frappé pour mille ans l'encéphale naufragé de notre pauvre espèce. Nous nous sommes tout soudainement prosternés le front dans la poussière devant une divinité de moindres proportions, mais aussi incarnée que le Zeus d'Homère; et, cette fois-ci, au prix de l'oubli du principe d'Archimède dans toutes les têtes, tandis que nos trois tortionnaires inlassables brandissaient subitement et avec un bel ensemble le sceptre de leurs tourments infernaux.
Vous voyez, M. le Président, que la torture ne s'éclaire au flambeau de la raison théologique que dans les souterrains oubliés du "Connais-toi" socratique. Il y faut l'examen, la torche à la main, de nos origines dans l'alliance du sacré avec notre sang. Mais considérez également, M. le Président, combien les arcanes de la géopolitique contemporaine sont plus difficiles à décrypter que la théologie de l'incarnation de Zeus en un homme comme vous et moi. Car, cette fois-ci, ce sont les sources animales de nos épouvantes religieuses qu'il vous faut détecter si vous entendez mettre la politique mondiale à l'échelle des embarras dans lesquels la démocratie moderne s'empêtre sous les yeux de tous les Etats de la terre. Quel sera le destin de l'intelligence sur cette planète si vous demandez à la République ce que penser veut dire?
7 - Le débarquement de la torture dans le sacré
Car enfin, M. le Président, le retour de la démocratie mondiale à la pratique de la torture judiciaire est bien davantage le fruit de la panique d'entrailles qui s'est emparée de notre civilisation qu'un instrument de l'aveu à extorquer aux accusés; et si, dans l'enceinte de nos tribunaux, notre effroi nous fait payer avec ardeur le tribut de leur souffrance physique aux suspects de terrorisme, c'est parce qu'il s'agit d'acheter notre salut au Dieu Liberté et de fixer à un sou près le prix que cet escroc réclame à nos bourreaux. L'autel de la démocratie américaine dont vous vous proclamez solidaire reçoit maintenant les riches offrandes de chair et de sang que les citoyens présentent sur l'autel de leurs idéalités vertueuses. Mais si le salut de la France s'achète désormais à l'école des métamorphoses de l'immolation sanglante des origines communes aux Anciens et aux chrétiens, voyez le sort de nos hosties dans le temple de Guantanamo. Ah, M. le Président, quelle école de l'anthropologie critique que la psychanalyse des évadés de la zoologie, quel laboratoire de la politique cultuelle des démocraties que l'empire de l'inconscient religieux de la torture!
Qu'est-ce à dire? Rien d'autre et rien de plus que ceci : je vous demande de concentrer votre attention sur l'analyse anthropologique, donc sur la spectrographie critique de la soudure qui s'est progressivement durcie entre le sacrifice de l'autel et la pratique de la torture, entre l'immolation coûteuse - mais censée convenablement rémunérée - et l'ajout exorbitant des souffrances concomitantes imposées à la victime , entre le prix chiffré du tribut de sang et la surtaxe réclamée par l'idole, entre le montant net du sacrifice de l'égorgement et le surplus adventice et non moins tombal qui s'ajoute à la livraison d'un cadavre payant au ciel du singe parlant.
8 - Le blanchiment par la torture
A l'origine, le sacrifice n'était pas un vengeur au service des Célestes outragés. L'affaire roulait seulement sur le chiffrage inégalement négociable du préjudice porté à l'idole par les mauvaises intentions ou les négligences de la créature. Dans leurs tractations cultuelles avec le dieu du vent, les Achéens ne songent pas un instant à torturer Iphigénie, dont on n'a pas oublié, du reste, avec quelle ténacité sa mère Clytemnestre s'est vengée de la faiblesse de son époux à l'égard d'Eole, alors que cette divinité faisait encore trembler le chef de l'expédition des Dix-Mille un demi-millénaire plus tard. Mais, avec la notion d'expiation ciblée, donc de responsabilité d'une faute individualisée, la torture ne tarde pas à débarquer dans le sacrifice d'égorgement, de sorte que la repentance devient un moyen de paiement supplémentaire de la dette contractée. Chez les Romains déjà, le piaculum - l'expiation collective - se joint à l'immolation d'un immaculé dont la blancheur donnait tout son prix à l'offrande.
Du coup, le sacrifice d'un innocent se dédouble entre la souffrance rédemptrice que réclame l'idole et le calcul raisonnable du montant des indemnités qu'il faudra débourser sous la contrainte. La torture devient un instrument de blanchiment de l'impiété étroitement conjoint au versement du capital, une rallonge collatérale et bientôt principale, donc tenue pour d'autant plus légitime que postérieure à l'aveu. Alors que le droit pénal romain ne torture plus le coupable qui s'est confessé, l'idole a sauvé sa vengeance après coup. Chez les Gaulois, on construisait de gigantesques mannequins d'osier auxquels on ficelait les victimes et l'on y mettait le feu, de sorte que le châtiment était si bien devenu physique qu'il n'y avait plus de pénitence que corporelle. La repentance torturée en vient à conditionner la récompense attendue du Céleste encoléré ou livré à une fureur inapaisable.
9 - Le christianisme et la torture sacrificielle
Avec le sacrifice des nettoyeurs chrétiens, le lessivage par le recours à la torture - donc le lavage du linge sale de l'histoire - poursuit son développement logique par le moyen de la fusion entre une crucifixion réputée racheteuse et la fureur de répandre le sang le plus compensatoire possible. On parle maintenant d'un culte enragé par son ambition satisfactoire à la bourse des sacrifices, mais également propitiatoire, selon que le meurtre sacré venge l'idole furibonde ou se contente de rendre son étal plus favorable à ses suppliants. L'alliance entre la repentance physiquement douloureuse - la cruauté attachée à la torture - et le remboursement du dieu en monnaie sonnante et trébuchante est si bien scellée que les monastères chrétiens conjoindront impitoyablement la piété auto-torturante - le masochisme sacré - à l'expression parfaite d'une sainteté définitivement mise à l'école d'un trépas savamment ralenti et minutieusement retardé.
Vous trouverez dans Bernanos - lisez Sous le soleil de Satan - un modèle d'auto-flagellation sanctifiante que Claudel tentera timidement de réfuter. Mais M. le Président, votre responsabilité devant l'histoire est d'une autre gravité et d'une plus haute portée, parce que nous sommes entrés dans l'ère de la responsabilité politique de l'intelligence et du savoir. A l'heure où la torture a pris la dimension apocalyptique que vous savez, qu'est-ce qu'un chef d'Etat qui ne serait pas un radiographe averti des relations que la politique moderne entretient avec la mort massifiée?
Certes, M. Alain Rey vous expliquerait mieux que moi, M. le Président, que le terme d'ascèse renvoie au grec askêsis, l'exercice pénible, mais opiniâtre et bien outillé. Le latinexercere renvoie également au labeur épuisant, mais servi par un équipement efficace. Mais si vous n'avez pas d'anthropologie politique de l'alliance du sacrifice avec la torture, l'interminable agonie publique de Jean-Paul II et son exposition ambulatoire sur les planches du théâtre qu'on appelle le monde demeurera énigmatique aux yeux de votre politologie d'école.
Voir : A propos de la mort sacrificielle de Jean Paul II, 12 avril 2005
Ce pape n'a-t-il pas illustré à la face du monde et pour l'édification de tous les chrétiens, le branchement de l'expiation auto-torturante sur l'histoire réelle, celle dont se réclame le sacrifice paradigmatique de la croix ? La vie tout entière est devenue une potence, et la "vallée de larmes" qu'on appelle l'histoire devient la métaphore d'un gibet universel. Ce gibet-là, M. le Président , vous ne l'exorciserez pas à aider les Etats les plus puissants de ce monde à interdire la bombe nucléaire à l'Iran au seul profit de l'expansion territoriale sans fin d'Israël, mais seulement à l'école de votre initiation tenace et patiente à une anthropologie politique qui transcenderait la scolastique de notre temps.
C'est dans cet esprit, M. le Président, que je vous convie, pour la semaine prochaine, à une avant-dernière promenade dans le jardin des supplices qu'on appelle l'Histoire. Certes, de nombreux laboratoires vous invitent à observer leurs instruments de torture, à inspecter leur champ d'expérimentation, à vérifier leurs résultats - mais Guantanamo couronnera votre balade. Je compte sur ce cyclotron géant pour vous informer des ultimes ressorts communs à la torture, à la politique, à la théologie et à l'Histoire. Alors, peut-être vous direz-vous que si les chefs d'Etat du Moyen Age avaient compris Abélard, ceux du XVIIe siècle Descartes et Shakespeare, ceux du XIXe Darwin et Freud, ceux du XXe les premiers spéléologues de la torture, les Etats seraient devenus des civilisateurs du genre humain depuis plus de mille ans.
Le 24 novembre 2012.
Commentaires
"Si la légitimation de la torture devait prendre place sans vacarme dans le droit public des démocraties et si cette législation ne provoquait même pas quelques vaguelettes et clapotis dans les eaux tranquilles des Républiques, la France et vous-même, M. le Président, n'en seriez pas moins placés sous le regard accusateur de la postérité - et ce juge-là des Etats et des hommes prononce les verdicts d'un tribunal redoutable."
"(...) il vous revient, M. le Président, de convoquer en toute hâte un concile de Nicée de la démocratie mondiale afin de résoudre, toutes affaires cessantes, mais sans précipitation excessive, la question de savoir si la crucifixion moderne divise ou unifie la personnalité du nouveau dieu-homme, à savoir une démocratie clouée sur les idéaux de 1789."