Tribunes de Philosophes

"La France et l'islam" par Manuel de Diéguez, un des plus grands philosophes contemporains.

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[Gravure : Débat imaginaire entre Averroès et Porphyre (tiré du Liber de herbis de Monfredo de Monte Imperiali, XIVème siècle]

***

Vu de Sirius, il était inévitable que l'immigration de cinq millions de musulmans sur le territoire des druides, puis la pousse d'une centaine de générations de chrétiens convaincus, puis l'arrivée des masses indifférentes aux affaires de là haut donnera un nouvel élan et un feu à la réflexion de la civilisation mondiale sur les origines, la nature et le destin des religions tant défuntes qu'encore respirantes. Loin de conduire l'Occident à une régression de la pensée philosophique d'avant-garde ou à un essoufflement planétaire des sciences prématurément qualifiées d'humaines, mais placées sous perfusion depuis belle lurette, les retrouvailles du continent de la raison avec la réflexion approfondissante sur le sacré qu'attend notre civilisation fera, tout au contraire rapidement progresser l'encéphale endormi de notre espèce. Alors les Gaulois pèseront sur des balances moins rudimentaires que celles de leurs ancêtres la notion même d'intelligence; car on ne saurait faire progresser le décryptage du cerveau moyen des évadés actuels de la zoologie et laisser plus longtemps en friche l'examen des mondes fabuleux dans lesquels cette espèce croit encore hisser les voiles et exercer ses antennes à l'écoute du fantastique.

S'il est démontré que les mythologies sont les premiers ailerons de l'animal vocalisé et cérébralisé par son vocabulaire et si le spéculaire se révèle le moteur onirique d'un animal narcissique de naissance, on comprend que la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905, loin d'avoir donné un nouvel essor à Prométhée, ait paralysé le vautour de la pensée. Par bonheur, l'islam français d'avant-garde est appelé à réconcilier non seulement la France, mais la mappemonde avec l'axe central de toute philosophie, celui de savoir si les voilures de la réflexion sont appelées à enrichir notre boîte osseuse ou à nous faire dévorer notre foie.

L'heure a sonné de tracer les pistes principales sur lesquelles l'Islam français prospectif et l'Occident de pointe se féconderont réciproquement: premièrement, celle de l'examen du mythe de l'incarnation au titre de document politique à radiographier, secondement, celle de la pesée des relations que les religions et l'histoire entretiennent avec les autels du meurtre, troisièmement, celle de la réflexion sur les sources anthropologiques de la vassalisation de l'Europe sous le sceptre des Etats-Unis, quatrièmement, celle de la radiographie de la messianisation pseudo démocratique de la planète sous le tranchant du glaive de la Liberté, cinquièmement, celle des causes du retour aux siècles des croisades, sixièmement, celle de la prospection de l'avenir commun d'Averroès et de Descartes.

 1 - De natura deorum
 2 - La parole génitrice et le dieu schizoïde
 3 - Ces bistouris qu'on appelle des dogmes 
 4 - L'islam au secours de Descartes 
 5 - L'Europe décérébrée
 6 - La mise en pénitence des idoles
 7 - Les entrailles de Dieu 
 8 - La décadence saisie par le délire 
 9 - Une théologie de la folie politique 
 10 - L'inconscient théologique de la démocratie
 11 - Les grâces du dieu des démocraties 
 12 - Les nouveaux prodiges de Jahvé
 13 - L'avenir du sommital

*

1 - De natura deorum

L'interrogation de l'humanité sur la nature de ses idoles remonte à Périclès, donc à la naissance du régime démocratique athénien: pour la première fois, l'agora entendait les voix sobres de quelques citoyens réfléchis et les tirades retentissantes des premiers démagogues. Ces deux modèles d'intrusion de la littérature dans la politique remplaçaient subitement les jugements instinctifs et irréfléchis des serviteurs des autels et des traditions. Le premier, Platon distingue clairement le savoir rationnel, donc solitaire par définition, l'epistemè, de la simple opinion, la doxa, qui ressortit à la rumination générale des masses banalisées à l'école de leurs devins.

Par un effet inévitable du "principe de raison" censé l'inspirer, la démocratie a progressivement destitué les Célestes antiques de leur fonction multiséculaire de porte-voix des dieux sur la place publique. Mais comme les peuples du civisme ont laissé sans vacataires les emplois terrestres et surnaturels des idoles, l'humanité n'a pas approfondi la réflexion sur l'origine et la destination psycho-politiques des Olympes; et elle a bientôt remplacé le peloton des divinités d'autrefois par un seul géniteur et administrateur panoptique du cosmos. Puis les fils d'Adam ont instamment demandé au roi de l'univers de féconder une vierge, non plus à la manière génitale dont Zeus avait engrossé Alcmène, mais du haut du cosmos et à l'aide d'un sperme tout vocal, appelé le Verbe, que les théologiens du Moyen Age qualifiaient encore de spermatique.

2 - La parole génitrice et le dieu schizoïde

Depuis lors, la pensée simiohumaine aurait pu s'armer rapidement du premier outillage d'une réflexion transgénitale, qu'on aurait appelée la logique; et ce fil d'Ariane aurait conduit les cerveaux encore tâtonnants à enchaîner des propositions les unes aux autres sur le modèle de la dialectique ou de la "diégèse" des Grecs, qui signifiait traversée dans leur langue. Car Jahvé n'était encore qu'un Zeus aussi massif que l'Hercule d'Homère: "Il parle, écoute, voit, sent, rit, souffre; il dispose des organes adéquats à ces fonctions, il a des yeux, des mains, des oreilles. (…), il descend du ciel pour visiter la tour de Babel et pour disperser de ses propres mains ceux qui l'ont construite, il ferme lui-même la porte de l'arche derrière Noé, il descend du ciel pour chercher Adam au paradis, il écrase les raisins du pressoir comme un vendangeur." (André Chouraqui,Histoire du judaïsme, PUF, Coll. Que sais-je, p. 12)

Puis un Jahvé à peine plus intellectualisé que le Titan musculaire des origines a débarqué dans l'univers des sortilèges auxquels le langage sert de boîte de Pandore ou de tonneau des Danaïdes. Du coup, le christianisme s'est déchiré sur la question préalable du statut à la fois exclusivement terrestre et exclusivement céleste qu'il fallait attribuer à la progéniture corporelle et cérébrale de Zeus. Les Grecs n'avaient pas songé à soupeser la nature et les attributs de la multitude des spécimens des deux sexes nés de l'accouplement d'un dieu ou d'une déesse avec Eve ou Adam. Seule la valeur guerrière des mâles issus de ce type de reproduction intéressait leur théâtralisation de l'histoire - Achille n'était vulnérable qu'au talon, ce qui lui donnait un grand avantage sur le champ de bataille. Pourquoi les chrétiens, eux, se sont-ils torturés des siècles durant sur la question de l'emplacement précis de la ligne de démarcation qu'il leur fallait tracer de main de maître entre un Jahvé en voie de décorporation relative et son fils inscrit à l'état civil de Nazareth sous Tibère?

Car, en ce temps-là, la logique politique la plus élémentaire commençait d'enseigner que si l'on égalait les exploits psychiques et les performances mentales de l'encéphale d'une progéniture descendue du ciel d'un côté à ceux d'un Dieu omniscient de l'autre, le mythe y perdait son branchement sur la médiocrité des affaires de ce bas monde; et si l'on consolidait seulement quelque peu le statut terrestre d'un mortel nanti d'une sublime origine, son identité tant physique que cérébrale se dichotomisait au point que l'on ne savait plus sur quel pied faire danser une divinité concrétisée par sa charpente. Allait-on la rendre irrémédiablement schizoïde ? Dans ce cas, on la frappait d'une bancalité inutilisable tant au ciel que sur la terre.

En 325, le concile de Nicée condamnait Nestorius à mourir de soif dans le désert pour avoir soutenu l'effrayant sacrilège de scinder la personnalité de l'homme-dieu en deux parties aussi distinctes qu'incompatibles entre elles ; puis, en 450, le concile de Chalcédoine s'est résigné à le diviser derechef en deux portions afin de le rendre plus opérationnel sur la terre: il ne bénéficiait plus du rang de Zeus qu'à marcher sur la mer et à accomplir des miracles - multiplier des pains ou ressusciter un mort. Mais alors, à quel âge un marmot braillant dans son berceau était-il devenu l'égal de l'empereur omnipotent du cosmos? Savez-vous qu'il a fallu se résoudre à lui donner jusque dans ses langes le statut de son père céleste ? Ne riez pas : à quel âge la République, cette fille unique des principes de 1789, atteint-elle l'âge de raison d'une démocratie et par quelle opération miraculeuse le verbe de la politique féconde-t-il la vierge de village qu'on appelle la Liberté?

3 - Ces bistouris qu'on appelle des dogmes

Quinze siècles durant on a vu le genre humain livrer les Lettres, les arts et les sciences à un naufrage universel, et cela à seule fin de se colleter ardemment et sans relâche avec le double sublime qu'il veut devenir de lui-même - mais, à partir de la Renaissance, le retour des savoirs enfouis si longtemps dans l'oubli n'a pas conduit davantage la politique européenne et la science psychologique à approfondir la connaissance des rouages et des ressorts les plus secrets d'une humanité chasseresse des idoles désespérément fuyantes en lesquelles elle se réfléchit avec tant de ferveur.

Et pourtant, Arius avait failli triompher dans toute la chrétienté: il n'y avait plus que l'évêque Athanase (298-373) pour soutenir mordicus que Jésus n'était pas un prophète coulé dans le même moule que les Isaïe ou les Jérémie. Pour en avoir le cœur net, il faudrait montrer à tout le monde la palissade qui sépare les esprits d'un côté et les corps de l'autre. Or, cette question est grecque, cette question est socratique : depuis la mort testimoniale du philosophe athénien, l'histoire et la politique font boire la ciguë de la tyrannie aux Républiques, la ciguë de l'expérience approximative à la pureté de la théorie scientifique, la ciguë du trivial à l'esprit de géométrie, la ciguë de la médiocrité aux évangélistes de la politique.

L'islam français revivifié sera-t-il en mesure de servir à la fois de catalyseur et de scalpel à la reconversion féconde de l'humanisme manchot actuel à une introspection anthropologique et critique des théologies d'hier et d'aujourd'hui et de couveuse des retrouvailles de l'Occident avec la quête de l'identité spécifique de l'homme? La Chine ne pense qu'en circuit fermé, le Japon est bien trop sage pour se mettre à l'école de la sacralisation platonicienne ou idéologique du concept, la Russie retourne à ses popes et à ses icônes, l'Amérique du Sud vénère la vierge de Guadalupe des chrétiens, le monde anglo-saxon ne roule sur les rails de l'universel qu'au profit de ses marchands - on pratique toutes les religions de la terre, mais seulement du bout des lèvres et tout occupé à commercer avec les autels les plus fructueux. Quant à l'Europe, elle roule dans les carrosses déglingués du protestantisme et du catholicisme les plus superficiels.

4 - L'islam au secours de Descartes

Qui s'engouffrera dans la brèche ouverte par l'irruption d'Allah sur la planète du songe monothéiste, sinon l'islam français ? Car seule la nation de Descartes n'a jamais renoncé à la vocation rationaliste qui l'inspire depuis le Moyen Age: on sait que l'Ecole de Paris avait fait, de la théologie française, le "four où montait" selon le Vatican lui-même, "le pain de la foi raisonnée".

Aussi une laïcité républicaine rendue résolument acéphale à l'école de son faux triomphe de 1905 est-elle appelée à méditer sur le sens que prend le verbe "reconnaître" appliqué à un culte. Le sens juridique du terme "reconnaissance" renvoie à la légitimation des Etats et des gouvernements par la voix de leurs pairs, lesquels sont seuls qualifiés pour les convier à leur table. Ne "reconnaître" aucune pratique cultuelle est une étrangeté, puisqu'en droit public, c'est déclarer que les croyances religieuses ressortiraient exclusivement à la vie privée.

Mais il se trouve que l'histoire et la politique d'autrefois étaient étroitement tributaires de l'ameublement et de l'administration des têtes spécialisées dans l'écoute des nouvelles fraiches et des directives impérieuses que les Etats ne cessaient de recevoir du haut des nues. C'est dire que les rêves sacrés ne seraient pas devenus tellement impérieux et bien souvent carnassiers s'ils ne concernaient la dépendance originelle de l'individu à l'égard des empires fascinatoires d'une politique du fabuleux que le divin forge dans les têtes. C'est dire également que si Zeus pouvait exister dans un univers surnaturel, il se présenterait néanmoins sous les traits désensorcelés d'un personnage essentiellement de sens rassis dans l'ordre politique, du seul fait que ce tyran bienveillant commencerait nécessairement par doter le genre simiohumain d'un système de récompenses mirifiques et de châtiments épouvantables selon le degré de sagesse et d'humanité des civilisations. C'est ainsi que la démocratie européenne a contraint son dieu unique à renier vingt siècles de sa théologie de la peine de mort. De plus, les interrogateurs sommitaux d'un créateur sauvage et doucereux - on les appelle des prophètes - porteront fatalement un regard de haut sur l'éthique du barbare céleste. C'est pourquoi tous les prophètes juifs ont tenté de désensauvager Jahvé.

5 - L'Europe décérébrée

Mais il y a plus: à l'heure où le Conseil Constitutionnel s'apprête à préciser le sens, la portée et le contenu politiques du concept laïc et républicain de "liberté d'opinion", comment la question du statut respectif de la raison et de la déraison en Europe et dans l'islam ne débarquerait-elle pas sur les places publiques du monde entier? Autrefois, c'était le bras armé de l'Eglise qui interdisait le négationnisme religieux - il était punissable de douter qu'un homme fût ressuscité ou qu'une mère de famille nombreuse fût demeurée vierge jusqu'à son dernier souffle. Mais la République n'a changé tout cela qu'au prix de l'hérésie suprême d'exterminer purement et simplement la distinction socratique entre le vrai et le faux.

Du coup, la liberté d'opinion en est venue à se confondre avec l'acéphalie ; et l'obscurantisme est passé du côté des Etats laïcs. Vous serez autorisé par la loi à soutenir qu'un Zeus aurait créé l'univers - on ne va pas vous taquiner pour si peu; et l'on vous permettra également de réfuter toute ignorance et toute sottise religieuse, mais seulement à la condition expresse que votre argumentation logique ne sera jamais rien de plus que l'opinion inverse de la précédente. Afin de mettre en place la gestion branlante des encéphales qu'appelle la démocratie, l'école de la République de l'ignorance évoquera sans rire un pêle-mêle des "opinions philosophiques et religieuses", puisque le vrai et le faux se confondent au point qu'il convient de les jeter dans le même sac.

6 - La mise en pénitence des idoles

Comment l'autorisation catéchétique d'anéantir la distinction censée dépassée entre le savoir et l'opinion ne saluerait-elle pas l'irruption d'un islam réputé acéphale, lui aussi, sur la scène internationale? Mais quelle occasion à saisir d'un retour de la planète au sacrilège originel de séparer la lumière des ténèbres! La planète entière se verra contrainte de sceller à nouveaux frais l'alliance du genre humain avec la pensée logique, tellement nul ne saurait soutenir à la fois que le géniteur mythique du cosmos des chrétiens aurait d'abord tenu la plume d'Isaïe, puis de ses quatre évangélistes, pour demander enfin, avec six siècles de retard et sans se repentir pour un sou d'une négligence si coupable à l'ange Gabriel, de dicter tout d'un trait le Coran à Muhammad? Du coup, seul l'islam pensant de France demandera au monde: "Qu'est-ce qu'un prophète?" Car enfin, un prophète est d'abord un procureur implacable et qui demande ardemment à la divinité de se repentir de ses péchés ou de sa folie - telle est la raison principale pour laquelle on le tue. On sait que Jahvé s'est repenti de son génocide - celui du Déluge. Qui l'a contraint de se rendre à confesse?

Décidément, si la France de Voltaire n'avait pas existé, l'intelligence du genre humain serait demeurée bien plus endormie en Europe. On replacera donc la question du vrai et du faux sur ses rails. On soumettra de nouveau le monde à la morale ascensionnelle des prophètes. On distinguera la barbarie de la civilisation. On boira la ciguë de la mort des corps et de la résurrection de l'esprit. On ordonnera à tous les dieux de reconnaître leurs péchés et de faire pénitence.

C'est pourquoi la France de la raison et l'islam philosophique poseront en commun ou parallèlement la question de la nature des meurtres sacrés; et l'on verra à nouveau les philosophes du monde entier combattre l'obscurantisme d'une seule et même Eglise, celle des Etats sans tête dont l'hérésie aura fait, d'une laïcité neutralisée, la nouvelle ennemie de la pensée et la nouvelle forteresse de l'obscurantisme, celle qui, à l'instar des orthodoxies d'autrefois, achetait la paix publique au prix d'une vidange radicale des cerveaux.

7 - Les entrailles de Dieu

Mais il y a plus: à approfondir la réflexion anthropologique sur une théologie de l'islam forgée sur l'enclume des descendants d'Averroès, l'Europe apprendra tantôt à porter le regard de la pensée critique sur les rouages pseudo démocratiques de son auto-vassalisation, tantôt sur les ressorts de sa résurrection politique. Car l'empire américain se distingue de tous les vassalisateurs d'autrefois en ce qu'il fournit le prototype d'un modèle de soumission cérébrale du monde entier aux sortilèges d'une politique parareligieuse paradoxalement greffée sur le mythe civilisateur de la liberté démocratique. Il s'agira d'apprendre à décrypter les recettes des sorciers de la géopolitique actuelle et de démythifier les idéalités pseudo émancipatrices devenues idolâtres de leurs propres dentelles. Voyons comment elles promènent leur broderies sur la scène internationale et dans les têtes.

C'est dans cet esprit que nous nous sommes entretenus la semaine dernière du statut cérébral de l'homme d'Etat et que nous avons observé à cette occasion le flottement dont il souffre entre la chair et le sang de l'histoire, d'un côté et l'esprit de la démocratie civilisatrice, de l'autre, et cela de la même manière que le mythe de l'incarnation des chrétiens, qui se démène depuis vingt siècles entre la théologie du concile de Nicée et celle du concile de Chalcédoine. A quel moment, nous demanderons-nous, une civilisation pseudo démocratique bascule-t-elle dans la servitude sous les ordres d'un maître étranger et à quel moment se vaporise-t-elle dans l'impuissance des anges et des séraphins d'une liberté toute verbifique et déconnectée de l'histoire? Si nous apprenons à porter un regard d'anthropologue sur les théologies, l'Europe vassalisée aura intérêt à inscrire l'autopsie des mythes sacrés au programme de l'école des sciences morales et politiques. Alors, on verra les futurs serviteurs de la République forger leur science des Etats dans les ateliers de Vulcain de l'islam, tellement on s'initie à la politique à ausculter parallèlement les entrailles de l'histoire et celles d'Allah.

8 - La décadence saisie par le délire

Je m'explique: la semaine dernière, Washington a franchi une étape décisive sur le chemin de la maîtrise et du ficellement de l'encéphale de la démocratie mondiale au mythe de l'incarnation de la Liberté démocratique. Il s'agissait d'enfanter un nouvel empire de l'épouvante, un nouvel enfer intersidéral, un nouveau cataclysme dans les imaginations atterrées par les dernières menaces du ciel: "Les Etats-Unis ont pris une avance considérable dans l'antimissile, où ils ont investi environ deux cent trente milliards d'euros en trente ans. Ils sont seuls à en maitriser toutes les technologies (alerte, radars, intercepteurs) dans toutes les couches de l'atmosphère. En octobre 2011, le Pentagone a annoncé avoir testé avec succès son nouveau système THAAD, conçu pour les interceptions de missiles en haute altitude. Il fera partie du bouclier, avec les batteries Patriot. " (Le Monde du 4 février 2012)

Comment convaincre une Europe stupidifiée et un monde livré au fantastique cérébral des modernes de l'évidence que cette fabuleuse exorcisation de l'apocalypse est destinée à guetter un astéroïde sottement livré à une panique d'entrailles, comment convaincre une humanité tremblante des pieds à la tête de ce qu'il s'agit d'une titanesque mascarade, d'un gigantesque simulacre, d'un attrape-nigaud d'une taille trans-biblique, comment convaincre une espèce cérébralement retardée et fort mal évadée de la zoologie de ce que nul ennemi à terrasser ne se profile à l'horizon et que tout cela ressortit exclusivement à un effarement cosmique digne de l'auteur du Déluge de la Genèse?

9 - Une théologie de la folie politique

L'intelligence critique de l'Europe est couchée sur son lit d'agonie. Un islam dont aucun mythe de l'incarnation d'Allah n'a paralysé les neurones nous tirera-t-il de là, un islam qui n'a donné à Muhammad que le rang d'un prophète de haut vol et non celui d'un fils unique d'Allah accourra-t-il au chevet d'une civilisation vassalisée par un dieu schizoïde et dont la dichotomie cérébrale l'a scindée entre la terre et le ciel? Jamais l'islam ne fera de l'Amérique un dieu sur cette terre, ni un Céleste brandissant le sceptre d'une liberté truquée, ni un déménageur de la démocratie mondiale dans un royaume du ciel des idéalités politiques, ni une civilisation grisée et enfumée des odeurs d'un délivreur contrefait: l'islam a les pieds sur terre, l'islam est une civilisation de juristes, l'islam ignore l'encens des contrefaçons de la justice et des amuseurs publics du dieu "vérité". Car si le ciel ne se substantifie pas dans la charpente, les organes et les viscères d'un mortel, quel antidote aux prodiges fascinatoires des dieux en chair et en os, quel regard de l'intelligence et quel trésor de la lucidité face au messie d'outre-Atlantique!

Que dit encore la boîte osseuse d'une planète livrée par son mythe de l'incarnation au burlesque du débarquement, avec armes et bagages, d'une théologie dans le militaire? "Toute la question est de savoir si nous acceptons le partage des tâches tel qu'il se dessine: aux Européens le traitement des missiles jusqu'à 1000 km de portée dans une logique de défense rustique ; aux Etats-Unis la responsabilité des missiles évolués et la couverture stratégique du territoire européen, souligne la Fondation pour la recherche stratégique." (Ibidem)

On voit combien le mécanisme psychologique qui commande à la vassalisation politique répond au modèle doctrinal mis en place par le christianisme. L'Europe asservie est construite sur le cerveau bifide de la théologie de l'incarnation: elle est domestiquée par un inconscient religieux composé d' une mixture du ciel et de l'enfer qui lui interdit de seulement se demander si la menace militaire à exorciser existe bel et bien - elle se trouve réduite à poser la question, existentielle à ses yeux, de sa participation physique au déroulement programmé de la fable sacrée sur la terre, c'est-à-dire à la question de son soutien corporel à un dieu corporel: "La défense anti-missiles est une réalité stratégiquement offensive. Elle met les puissances face à un défi : en être ou ne pas être." (Ibidem) La psychanalyse des théologies ouvre l'œil sur ce langage. Elle remarque qu'il ne s'agit pas d'en être, mais d'être ou ne pas être, comme disait Hamlet.

10 - L'inconscient théologique de la démocratie

Le croyant bipolarisé par l'extra-terrestre qu'il est partiellement devenu à lui-même et qui campe pour moitié sous son os frontal et pour moitié aux côtés du roi du ciel, ne se demandera pas un instant qui exercera effectivement le commandement d'un Dieu hybride. Pourquoi lui importerait-il d'apprendre sous quel maître en chair et en os il se trouve placé ici-bas si seul compte à ses yeux de savoir s'il occupera une place honorable ou indigne de sa condition sociale sous un sceptre vocal reconnu d'avance pour célestiforme et légitimé par le langage idéaliste de l'Occident: "Alors que le pays [la France] est le seul en Europe à avoir travaillé sur les missiles balistiques, la crainte est qu'il se retrouve à Chicago en ayant raté l'occasion d'apporter ce qu'il sait faire." (Ibidem)

Une divinité censée s'être incarnée au concile de Nicée, puis s'être coupée en deux tronçons en 450, nous a placés à jamais à ses côtés sur la terre. Elle ne nous demande pas vraiment d'attendre nos félicités posthumes pour nous enjoindre de frapper d'estoc et de taille sous les ordres d'un ciel des idéalités qui substantifie notre maître. Qu'on ne dise pas que nous n'en savons rien, puisque nous ignorons tout de la théologie qui structure nos mythes sacrés et de ce qu'ils nous apprennent vraiment sur nous-mêmes. Mais ce n'est pas parce que nous avons oublié nos catéchismes ancestraux que leurs livrets ont cessé de s'entretenir entre eux de nos entrailles et de nos cervelles.

Quand votre corps terrestre se présente pour celui de votre salut, on ne vous demande que votre modeste savoir-faire ici bas. C'est cela, le fond de la servitude politico-religieuse des chrétiens démocratisés par un dieu étranger. Il ne serait pas confessionnel que le souverain d'un temporel biphasé fût jamais contesté, puisqu'un corps ecclésial dûment christifié cautionne la solidité du lien officiel qui vous ligote au souverain des nues. L'islam, lui, fait de vous un interlocuteur mental d'Allah, non un rival de sa stature psychique dans l'au-delà.

11 - Les grâces du dieu des démocraties

Toute orthodoxie va de soi: il n'appartient qu'à elle de vous signifier votre place sous les armes. Autrefois, le sceptre suprême des rangs et des emplois était celui du ciel du Père, du Fils et du Saint Esprit indissolublement associés.

Exemple: Grégoire VII avait excommunié l'empereur d'Allemagne Henri IV (1050-1106) et terrorisé son armée par la menace de la précipiter à son tour et tout entière en enfer si elle persévérait à exécuter les ordres d'un damné pour l'éternité. Du coup Henri IV avait dû se rendre à Canossa, où il avait obtenu le pardon du roi des marmites du diable, mais après trois jours d'attente sous ses fenêtres et dans la neige. Puis ayant rétabli la discipline dans l'armée - la peur de la corde fut plus grande que celle des rôtissoires posthumes - le damné marcha sur Rome, déposa le fondé de pouvoir du ciel et lui nomma un successeur. On le verra tenir fièrement la bride du cheval du nouveau pape.

Aujourd'hui le palefrenier du salut biphasé du monde démocratique accompagne le Pégase d'un Liberté aussi bifide que la théologie de l'an mil, aujourd'hui, les vassaux du prophète d'une espèce bipolaire prennent acte des dispositions d'une Justice éternelle qui les dichotomise sur le modèle biblique. "Un parapluie américain, composé de moyens militaires américains, commandé par des Américains : ainsi se présente le bouclier antimissile de l'OTAN sur le territoire européen. L'Alliance atlantique a confirmé, jeudi 2 février, que le centre de commandement et de contrôle du système sera installé dans le quartier général de l'US Air Force, la base otanienne de Ramstein (Allemagne)." (Ibidem) Mais ni la Russie, ni la Chine ne menacent un Vieux Monde que Washington lui-même honore du titre de "la plus grande base américaine dans le monde".

12 - Les nouveaux prodiges de Jahvé

Mais comment se fait-il que cet attirail guerrier ne soit pas aussi planétaire qu'il le prétend ? Comment se fait-il qu'il ne protège le globe terrestre que du débarquement des armées de Cyrus ou d'Artaxerxès ? Quel spectacle théologique, n'est-il pas vrai, que celui du monde entier rangé en ordre de bataille sous la bannière du seul chef réel de la croisade internationale de la Liberté, le dieu Jahvé ! Certes, les Etats-Unis en profitent largement - sitôt que le souverain d'outre-Atlantique fait mine de déplacer sur la terre un seul de ses bataillons stationnés en Allemagne ou en Italie, toute l'Europe des vassaux pépie autour de la mitre de la liberté et supplie la tiare et la chasuble du maître de ne pas abandonner ses enfants en bas âge. C'est que la vraie vassalisation des civilisations - et la seule inexorable - s'inscrit dans le capital psychogénétique des peuples artificiellement plongés dans un monde dangereux et glorifiés par leurs chaînes elles-mêmes, tellement la servitude brille de tout éclat de ses dorures.

Mais le prodige le plus méritoire dont s'inspirent les travaux de l'anthropologie religieuse mondiale de demain, le prodige qui, à lui seul, devrait mobiliser les sciences humaines du XXIe siècle, le prodige qui ne sera décodé qu'à l'école des radiographes d'avant-garde de trois monothéismes inégalement vassalisateurs, ce prodige n'est autre que celui du basculement à venir de toute interprétation résolument rationnelle de la géopolitique dans la connaissance spectrale d'une espèce messianisée de naissance et dont le mythe de la délivrance démocratique américaine n'endosse que provisoirement la livrée idéologique à l'échelle de la terre entière.

13 - L'avenir du sommital

Par bonheur, l'anthropologie du sacré se nourrira d'une symbiose entre la postérité vivante du siècle des Lumières et un islam ouvert à la pensée critique depuis Averroès, mais devenu oublieux du génie de ses philosophes. Les chances de l'islam de la pensée résident dans l'évidence qu'un christianisme fondé depuis vingt-deux siècles sur le mythe païen de l'incarnation des dieux n'accèdera jamais à la spectrographie du génie prophétique, tandis que l'islam se mettra peu à peu en mesure de porter un regard politique et de l'extérieur sur les apories anthropologiques auxquelles l'homme-dieu des chrétiens est condamné à se heurter, c'est-à-dire à l'incapacité de sa nature même à décrypter la portée du mythe du dédoublement physique du croyant entre le rêve et le réel - songe dont la démocratie illustre à nouveau et spectaculairement l'impossibilité de jamais chosifier des idéalités.

L'anthropologie critique n'accèdera à la connaissance de l'inconscient bipolaire qui commande le culte d'une Liberté démocratique en quête de sa substantification que si elle observe les autels du sang et de la mort à Gaza et en Cisjordanie: le dieu sacrificateur des chrétiens y fait un signe de croix négligent, puis détourne sa sainte face de ce triste spectacle. La salutation rituelle du crucifié a rempli son office, et vous voilà quittes à peu de frais. Le vrai musulman, lui, ne passera pas son chemin, le nez dans son bréviaire - le Coran est la bible de la fraternité et la fraternité n'écoute pas la voix des idoles.

Les chrétiens disent que "Dieu s'est incarné afin que l'homme devînt Dieu". Depuis lors, ils ignorent l'égalité musulmane, puisqu'ils rivalisent entre eux à escalader au mieux et chacun pour son compte l'échelle de Jacob qui les conduit à se confondre à la divinité à laquelle ils rêvent de s'identifier. Une religion de la charité hiérarchisée et individualisée de la sorte n'aura que pitié pour les créatures anonymes d'Allah au Moyen Orient. Résultat: Jahvé le massacreur est devenu le chef de la ruée internationale des privilégiés de la grâce démocratique vers la patrie mythique du "Grand Israël".

Il faut espérer que l'humanisme superficiel auquel la Renaissance en est restée découvrira les paramètres des donateurs sommitaux. Mais alors, ce sera ensemble que l'Europe et l'islam fabriqueront la balance des anthropologues de la pensée donatrice, ce sera ensemble que les deux civilisations déposeront sur ses plateaux l'encéphale embryonnaire du genre humain d'aujourd'hui.

Le 12 février 2012

Visiter le site officiel du philosophe Manuel de Diéguez

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