Tribunes de Philosophes

"HEURS ET MALHEURS DES ANTHROPOLOGUES (2)" par Manuel de Diéguez, un des plus grands philosophes contemporains.

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[Peinture : Ouranos mutilé par Cronos d'après Giorgio Vasari © Palazzo vecchio à Florence]

Cette semaine, une révolution pédagogique a failli se déclencher au cœur même de la République: on s'imaginait qu'elle allait redevenir pensante et l'on n'en croyait pas ses oreilles d'entendre l'un de ses augures officiels, le Ministre de l'éducation nationale en personne, rappeler à huit cent cinquante mille enseignants qu'une laïcité privée d'éthique ne fera pas le poids devant le retour massif du sacré dans le monde entier, mais qu'une morale privée de la connaissance des secrets les plus cachés de l'homme et de son histoire manquera également de l'assise cérébrale qui seule définit la France de la raison.

Naturellement un double engagement aussi audacieux de l'Etat a pris tout de suite du plomb dans l'aile; à l'origine, la laïcité reprochait son inculture philosophique et scientifique à l'Eglise, mais deux siècles plus tard, le tour est venu pour une laïcité rendue acéphale d'illustrer une ignorance et une inculture calquées sur le modèle ecclésial.

Si vous n'observez pas les enjeux psychiques et politiques qui donnent leur poids aux mythes religieux, vous interdirez tout progrès aux sciences humaines. Comment pèserez-vous les recettes dont use la pensée dogmatique, comment déconstruirez-vous les raisonnements scolastiques, comment placerez-vous les constructions conceptuelles et les ruses verbales de l'entendement mythologique sous le verre grossissant des microscopes les plus puissants si vous changez la laïcité en un instrument d'abêtissement calqué sur celui des cosmologies mythiques ? Une théologie peut se passer d'approfondir les notions de preuve, de signe et d'emblème, mais un humanisme qui persévèrerait à faire silence sur les fondements anthropologiques des verbes expliquer et comprendre n'aurait pas sa place dans une civilisation dont le "Connais-toi" aurait encore un avenir.

Mais une anthropologie qui ne comprendrait pas la politique qui inspire en secret les défis que les mystiques lancent à la raison ne rendrait pas compte de la grandeur et de la noblesse des héros de l'absolu.

C'est dans la brèche ouverte entre la bancalité de la laïcité d'aujourd'hui et la cécité d'un humanisme superficiel qu'il convient de lire ma modeste réflexion d'aujourd'hui et de la semaine dernière.

*

 1 - La myopie des dieux uniques
 2 - Comment nous sommes devenus les pédagogues de nos dieux
 3 - Les démiurges de l'espace et du temps et le nouvel humanisme
 4 - Ce que la raison a commencé de nous enseigner
 5 - L'humanisme de demain
 6 - L'Europe et le temps d'Allah 
 7 - Les Dulcinée et les Maritorne de l'histoire 
 8 - Les vainqueurs du temps 
 9 - Les entrailles de l'islam vivant 
 10 - Entre Charybde et Scylla
 11 - La question du sens 
 12 -Le cyclotron à tuer le temps des morts

*

1 - 1 - La myopie des dieux uniques

Passage par les souterrains

Comment une divinité plus habilement construite et plus sage que les précédentes conquerrait-elle une manière d'existence dans le vide de l'immensité, et cela par le seul effet de la profondeur d'esprit dont elle pourrait se targuer? Croire et savoir font deux: on ne validera jamais l'alchimie, l'astrologie, la théologie ou la chiromancie à en perfectionner les visées oniriques, parce que tout progrès de la raison passe par l'enfantement d'un encéphale placé sur un autre échiquier de la méthode que celui d'autrefois.

Observons donc de plus près la myopie native dont souffrent les trois monothéismes dont la guérison exigerait un changement de leur esprit et de leur cœur - ce qui nous donnera une première idée, certes encore confuse, de la cécité commune à la psychobiologie que trois dieux persévèrent à se partager, mais qui les distingue cependant quelque peu de l'aveuglement propre aux neurones des polythéismes. Car nos solitaires du cosmos furent et demeurent les premiers empereurs du vide qui se soient mis en tête non seulement de disqualifier radicalement les prétentions de notre misérable grain de raison, mais également les premiers démiurges acharnés à éradiquer purement et simplement notre lumignon vacillant de la surface de la terre, et cela avec un si bel accord de vues entre eux qu'ils en sont venus à cacher ou à masquer à nos propres yeux les périodes brèves et trompeuses au cours desquelles ils accordent un retour en grâce à nos sciences, à nos lettres et à nos arts.

Au XVIIe siècle, par exemple, un Richard Simon avait réussi à construire un vasistas qui nous avait permis d'observer d'un peu plus près la cuirasse d'acier qui protégeait notre sacrificium intellectus, ainsi que le ciboire retentissant qui sonorisait notre credo quia absurdum. Ces deux oracles de l'absolu nous répétaient jour et nuit que l'absurdité même de nos convictions rationnelles servirait précisément d'emblème à une vérité enfin triomphalement révélée et de témoin du caractère irréfutable des écrits que nos trois ciels réunis nous avaient dictés - celui des juifs, puis des chrétiens, puis des musulmans.

2 - Comment nous sommes devenus les pédagogues de nos dieux

Suite du passage par les souterrains

C'est dire que l'extinction préalable de la flammèche de notre raison tremblotante sera la condition sine qua non d'une démarche enfin assurée de notre entendement et que ce sacrifice radical de notre embryon d'intelligence nous inspirera une ambition nouvelle et glorieuse, celle de nous immoler sur l'autel de notre immortalité. Puisque nous aurions été créés afin de servir d'offrandes sanglantes à nos sacrificateurs célestes, nos boîtes osseuses souffriraient de naissance d'une servitude paradoxalement providentielle, qui nous ferait chercher en vain une divinité en mesure de combler nos espérances posthumes, mais condamnée à demeurer incompréhensible, omnipotente et omnisciente, donc inaccessible et incapturable par définition.

Mais alors, notre infirmité native de victime à exposer sur nos offertoires ne serait-elle pas précisément celle de la boîte osseuse du boucher des nues qu'une véritable anthropologie scientifique nous apprendra à terrasser sur les étals sacrés de notre salut ? Mais alors, notre besoin irrépressible de nous procurer un immolateur mystérieux et de le magnifier jusqu'à la folie sur nos autels ne serait-elle pas précisément la preuve de ce que notre culte de meurtriers évangélisés serait la source ultime de notre politique et de notre histoire. Mais alors, un créateur faussement angélique aurait fait de nous des aveugles séraphisés d'avance? Mais alors, notre espèce aurait longtemps partagé clopin-clopant les exploits satrapiques et confus d'un Pygmée divin. Mais alors, les dieux-pygmées du paganisme d'un côté et le trépied de nos dieux uniques, de l'autre, auraient suivi de génération en génération et cahin-caha le même itinéraire. Mais alors, la cohorte entière de nos nains du ciel se serait montrée rebelle à couper du moins notre intelligence en deux portions inégales et à négocier le statut et les apanages respectifs de leur encéphale et du nôtre. Mais alors, comment expliquer leur refus entêté de partager leurs prérogatives excessives avec les maigres attributs qu'ils se résigneraient à concéder à notre pauvre glande cervicale?

3 - Les démiurges de l'espace et du temps et le nouvel humanisme

Au grand jour de l'histoire

Pour tenter de comprendre le refus obstiné de nos Titans du vide et de l'éternité de conclure d'utiles compromis avec notre infirmité cérébrale, il faut observer le statut que les saints de l'islam ont accordé à leur propre boîte osseuse. Abdelkader Dehbi, ancien moudjahid du peuple et ancien collaborateur du Président Boumédiène de 1965 à 1968, réfutait en ces termes un contradicteur audacieux qui prétendait qu'entre croire et savoir, il existerait une vaste étendue: "Le fait que Descartes, écrit-il, soit considéré comme l'un des plus grands génies rationalistes ne l'a pas empêché d'affirmer, avec une suffisance consommée et une ignorance inouïe de la logique la plus élémentaire, que "Dieu lui-même ne peut faire que ce qui a été fait n'ait pas eu lieu...". C'est vous dire le vide sidéral qui peut parfois régner même dans les têtes les mieux faites...".

Nos malheureux cerveaux de petits logiciens se révèleraient donc tellement microscopiques que leurs coquillages se confondraient à la poussière des chemins, tandis que l'encéphale d'un super logicien surplomberait leur multitude besogneuse de l'éclat resplendissant de sa tiare - celle dont les vrais musulmans se partageraient la splendeur sur la terre et qui leur permettrait de contempler la conque osseuse des microbes qui se seraient propagés autour de leur trône.

Mais si l'islam de demain devait féconder l'Occident de la politique et si, de son côté, un Occident intellectuellement ressuscité devait trouver pour allié l'islam des retrouvailles de la civilisation musulmane avec la pensée critique, que dirions-nous de la réouverture du champ de la raison qui nous a dessillé les yeux depuis la fin du Moyen Age ? Car si notre naufrage politique plaide, hélas, contre nous, il faut bien que, de leur côté, les mythes sacrés recèlent les secrets psychiques d'une anthropologie plus rationnelle et moins désastreuse que la nôtre, laquelle nous ordonnerait de nous mettre à l'écoute des penseurs et des peseurs de la vassalité de l'Europe qui germent dans les profondeurs de la quatrième génération de l'islam français.

4 - Ce que la raison a commencé de nous enseigner

Au grand jour de l'histoire

Cherchons donc le chemin sur lequel les animalcules assujettis à un empire étranger que nous sommes devenus se sont hasardés depuis cinq siècles et qui ne nous ont en rien rapprochés de la connaissance politique de la matière grise de Jahvé, de celle de notre Machiavel en trois personnes et d'Allah l'herculéen, dont la logique anéantit nos misérables exploits cérébraux.

Certes, au XVIe siècle, nous sommes devenus des hommes de plume attentifs à corriger les fautes d'orthographe, de syntaxe et de grammaire de notre divinité. Assurément, au XVII e siècle, nos philologues ont commencé de découvrir que nos textes sacrés, nous en étions les seuls auteurs. Pas de doute : il est démontré qu'au XVIIIe siècle, nous avons déclaré que seules les civilisations en état de marche vers le royaume de la connaissance rationnelle se révèleront des moteurs fiables des microscopiques progrès intellectuels dont nous bénéficions et de ceux de nos ciels que nous aurons réduits au rang de coadjuteurs empressés de nos propres têtes - et nous nous sommes mis en devoir d'éduquer les Célestes les plus stupides de nos ancêtres. Il est également démontré qu'au XIXe siècle, nous avons découvert l'évolution rassurante de notre crâne de mécaniciens depuis le chimpanzé jusqu'à nos derniers lions de l'univers. Il est non moins certain qu'au XXe nous avons commencé de voguer toutes voiles dehors sur l'Océan de l'inconscient religieux de l'humanité et que nous avons appris à connaître les quelques archipels de la conscience claire qui ont émergé des flots. Mais est-il raisonnable de croire qu'au XXIe siècle, nous ferons débarquer dans une anthropologie résolument prospective une spectrographie de visionnaires des mythes sacrés dont se nourrissaient nos lointains ascendants et que nous nous demanderons quel génie éthique et politique ordonnait à nos trois dieux uniques non seulement de vaincre la raison native dont nous disposions à l'époque , mais de créer et de décréer à leur guise le temps que notre Renatus Cartesius proclamait irréversible? Autrement dit, quel est le sens politique d'une durée qui rebrousserait chemin sous la poigne du ciel?

5 - L'humanisme de demain

Passage par les souterrains

Est-il un rêve plus souverain que celui d'enfanter le temps et de le jeter à la casse selon notre bon plaisir? M. Abdelkader Dehbi nous rappelle que le mystique musulman s'égale à ce cerveau-là. A nos yeux d'Occidentaux, il se construit inconsciemment un levier titanesque de sa propre boîte osseuse et en attribue ensuite non moins inconsciemment l'omnipotence et les prérogatives fabuleuses à une divinité sommitale afin de ne pas assumer sa propre ambition cérébrale de disposer de la souveraineté intellectuelle absolue auquel le mythe sacré sert de médiateur.

Qu'on me comprenne bien: toute analyse anthropologique et critique qui se voudrait seulement ironique à l'égard de la dimension onirique de l'humanité serait vaine par définition, puisqu'elle se serait convaincue de connaître d'avance la réponse à ses questions, à l'instar, précisément, des théologies, qui n'ont rien à chercher et rien à démontrer, mais seulement à suivre dans tous ses ruisselets et ses rigoles le fleuve d'une vérité réputée révélée. Depuis Platon, en revanche, la philosophie occidentale part de l'évidence que l'humanité se trouve plongée dans les ténèbres d'une profonde ignorance et qu'il lui faut conquérir un savoir médical dont elle se trouve privée de naissance.

Mon propos de défenseur de la philosophie socratique, donc thérapeutique, est seulement d'observer que les trois dieux uniques se présentent à leur tour et à leurs corps défendant en paradigmes de l'inconscient malade qui inspire leurs cosmologues sacrés. A ce titre, les personnages mythologiques qui peuplent les têtes de leurs adorateurs sont, eux aussi et sans le savoir, des décrypteurs des effigies cérébrales, donc oniriques par définition, d'un Zeus qui se serait vaporisé dans le cosmos. Il serait donc illogique de refuser de découvrir la signification psychopolitique du Dieu dûment installé sous l'os frontal qui abrite son sceptre; et il serait plus illogique encore, pour un Occidental averti, de hiérarchiser les songes sacrés de l'humanité, donc de les ranger dans un ordre qualitatif et en clinicien sans hiérarchiser en retour les encéphales si diversement et si inégalement ouverts et fermés de leurs propriétaires.

6 - L'Europe et le temps d'Allah

Au grand jour de l'histoire

Qui niera l'existence clinique de Hamlet ou de don Quichotte, qui niera que le débat porte exclusivement sur la nature basse ou sommitale de l'existence cérébrale et morale qui appartient en propre à ces personnages dans l'hôpital universel que nous appelons la littérature mondiale?

L'homme appartient à une espèce divisée entre l'erreur qui guérit et la vérité qui tue, mais il ne s'accorde pas sur la définition de la santé et de la maladie mentale. Don Quichotte avait recouvré la santé mentale: il avait découvert qu'il n'existe pas de ciel des idéalités, que les chevaliers errants sont fous à lier et que leurs Dulcinée ne sont que des Maritorne autrement habillées. Cette vérité l'a tué, mais dans son lit, tandis que l'autre vérité l'aurait tué sur les grands chemins de son rêve. Vaut-il mieux vivre dans une noble ivresse, quitte à payer le tribut de la mort aux "mensonges utiles", ou boire le poison de la vérité mortelle à laquelle Socrate attribuait les vertus d'une haute délivrance? L'Europe guérira-t-elle à ingurgiter le venin de sa servitude ou à s'habiller en Dulcinée de la Liberté?

Car la Maritorne américaine est devenue la Dulcinée de la démocratie mondiale aux yeux des uns, un filtre mortel aux yeux de Socrate. Faut-il nier les heures de notre esclavage ou les regarder en face? L'Europe mourra-t-elle sur son matelas crevé ou à l'école d'un Quichotte auquel le dieu des chevaliers errants aurait accordé la grâce de mourir dans son ciel ? Satanée question que celle des relations que la vérité entretient avec les ressorts respectifs de la santé mentale et de la folie, satanée question que celle de la noblesse ou de la bassesse de l'illusion et de la folie politiques.

7 - Les Dulcinée et les Maritorne de l'histoire

Passage par les souterrains

Apprenons donc à peser les élévations et les hontes de l'humanité dulcinesque ou maritornesque - car si les documents religieux se révèlaient plus ou moins dignes de l'âme, du cœur et de la raison de l'humanité, nous disposerions d'un moyen de décadenasser l'humanisme étroit, avare et falot d'une Europe vouée à la débâcle politique. Quelle serait donc la spécificité de l'existence de Zeus, de Jupiter, de Jahvé ou d'Allah dans nos têtes si la pesée de la psychobiologie de nos dieux morts ou vivants nous apprenait en quoi, nous non plus, nous ne sommes pas des vivants tridimensionnels? Puisque de nombreux docteurs de nos dieux d'autrefois se révèlent plus éloquents que ceux de nos dieux censés s'être vaporisés dans l'immensité, le XXIe siècle devra fabriquer la balance à peser le génie des grands mystiques de notre vie et de notre mort. Puis il nous faudra apprendre à transporter leur ciel dans le champ d'un humanisme plus abyssal que celui du christianisme et de l'islam des piètres docteurs de la chose.

Telle est la problématique qui sous-tend la question de l'abolition du temps des morts qu'Abdelkader Dehbi a soulevée. La Béatrice réelle et respirante est-elle celle de Dante ou la petite bourgeoise d'Italie qui a servi de modèle au poète? La vraie Nausicaa est-elle celle qui a trouvé le corps d'Ulysse sur le rivage des Phéaciens ou celle qui salue le rescapé de Charybde et de Scylla en partance pour l'Ithaque de sa résurrection, la vraie Marie est-elle celle de Ronsard ou celle qu'attendent rides et cheveux blancs, la vraie Dulcinée est-elle celle de don Quichotte, la vraie Europe est-elle celle des rêveurs du traité de Rome ou celle des bureaucrates de Bruxelles ? Décidément, la question de la définition de la santé mentale a débarqué dans l'histoire avec Homère, décidément la biographie de la démocratie se lit dans le livre des vainqueurs et des vaincus de l'Odyssée de leur ciel. Abdelkader Dehbi veut-il que le temps de la colonisation n'ait pas existé ou bien entend-il le regarder en face ? A l'Europe de savoir si elle vaincra sa vassalité à l'école de Nausicaa ou si elle la niera, afin de s'en accommoder à l'écoute de la Maritorne de Sagayo.

8 - Les vainqueurs du temps

Au grand jour de l'histoire

Mais pourquoi une si haute exigence spirituelle - celle qui nourrit le "Connais-toi" de la Liberté - est-elle demeurée absente d'une psychobiologie critique du Jahvé des juifs et de celui des chrétiens, pourquoi ces divinités manchottes ou triomphales sont-elles allées, selon la Genèse, jusqu'à se repentir piteusement de leur décision, certes cruelle, furieuse et stupide de noyer toutes leurs créatures en quelques instants, à l'exception d'une seule? Si cette paire de petits dieux était capable, à l'instar d'Allah, de Dulcinée ou de Béatrice, de faire "que ce qui a été fait n'ait pas eu lieu", ces jumeaux sauvages ne se seraient pas contentés d'adresser à leur propre omnipotence des reproches bien sentis, mais tardifs, donc non moins impuissants qu'inutiles: tous deux auraient fait que le Déluge n'aurait pas eu lieu. Et pourquoi les vrais saints de l'islam, eux, ne calibrent-ils pas l'encéphale d'Allah à l'école de celui du vieux Chronos, ce barbare qui dévorait tout crus ses enfants nouveau-nés, sinon parce que la noblesse du vertige dont le monothéisme de l'islam nourrit sa politique de la grandeur des âmes conduit la science historique au plus secret du désir de Dante, d'Homère ou de Cervantès de terrasser l'espace et le temps. Décidément les secrets ultimes de la politique et de l'histoire de notre étrange espèce sont dans la sortie de la passe entre Charybde et Scylla - et il y faut la Nausicaa, la Dulcinée ou la Béatrice d'une haute folie.

9 - Les entrailles de l'islam vivant

Au grand jour de l'histoire (suite)

Quelle serait la politique offensive et défensive d'une Europe qui se serait arrachée à sa servitude et qui se voudrait à nouveau résurrectionnelle, donc insurrectionnelle? Et dans ce cas, comment le génie religieux de l'islam conduirait-il le cogito cartésien de la civilisation de la pensée critique à enfanter une anthropologie délivrée des garrots de la mort ? Et dans ce cas, comment psychanalyserions-nous le rêve humain le plus originel et le plus fou, mais également le plus généreux, celui d'abolir le temps des trépassés ? Et dans ce cas, comment mettrons-nous ce triomphe sur les épaules d'une divinité nourricière du temps des vivants? Croit-on que, dans tous ces cas, il ne faudrait pas aider le Continent des Dulcinée et des Maritorne à remonter le cours du temps, croit-on qu'il ne lui faudrait pas recourir à la démence libératrice d'effacer les sépulcres, croit-on qu'il ne lui faudrait pas glorifier la démence de vaincre ce qui est arrivé sous un sceptre étranger? Sinon, comment abolirions-nous la servitude et la honte qui nous ont placés sous le joug d'un empire d'au-delà des mers? Si les descendants de la bataille de Salamine n'élevaient pas leur courage jusqu'à triompher de leur mort, comment tourneraient-ils le dos à leur vassalisateur-géant, comment leur délire retrouvé en ferait-il des Christophe Colomb de leur résurrection, comment s'enracineraient-ils dans l'histoire respirante des mystiques, celle qui tue le passé des esclaves, celle qui redonne un destin respirant aux nations agonisantes, celle qui rallie à sa cause l'élan spirituel des grands anthropologues de l'absolu que furent les Augustin et les Muhammad?

10 - Entre Charybde et Scylla

Passage par les souterrains

En vérité, peser les civilisations sur la balance de leurs dieux vivants et de leurs dieux morts , c'est confier à l'humanisme occidental de demain les armes d'une anthropologie du ciel, donc d'un savoir d'architectes de la condition simiohumaine d'hier et d'aujourd'hui. Certes, nous savons depuis Lévy Brühl (1857-1939) que le cerveau primitif de notre espèce était un organe artisanal et qu'à ce titre, il projetait sur le cosmos les recettes et les outils qu'il avait forgés sur ses établis: s'il apercevait une montagne, il cachait en toute hâte un fabricant derrière des rochers et des pics, s'il voyait une étendue liquide, il la dotait précipitamment d'un créateur ou bien il y logeait une divinité qu'il proclamait consubstantielle à une masse d'eau. Voltaire n'avait tué Poséidon que pour métamorphoser le cosmos en une horloge parlante et pour installer un horloger gigantesque et parfait dans l'atelier des heures.

L'anthropologie critique enseignera que l'invention du langage n'a pas guéri l'animal de l'ignorance et de la peur. Au contraire, la découverte de la parole a épaissi les ténèbres de l'ignorance au point que, de nos jours encore, les religions domptent et appâtent la bête vocalisée. D'un côté, il faut lui faire mordre à l'hameçon des friandises promises au delà de la mort et, de l'autre, l'épouvanter à brandir des châtiments posthumes éternels et terribles.

C'est pourquoi les scrutateurs des aiguilles et des cadrans du cosmos se sont extasiés au spectacle d'un horloger tellement imprévoyant, qu'il aurait, à l'en croire, fabriqué le ciel et la terre sans s'être demandé où il allait les loger. Du moins saint Augustin avait-il la tête un peu plus solide que celle des théologiens au petit pied de son temps. Quelle faute de marmot de la logique, disait-il de confier à un démiurge exagérément décérébralisé l'entreprise ridiculement manquée d'avance d'enfanter un ciel et une terre qui lui resteront ensuite sur les bras! Si vous oubliez, grand nigaud, de prendre la précaution littéraire de faire créer à votre démiurge la quantité d'étendue et de temps qu'il lui faudra pour rendre son récit cohérent, quel habitat ce benêt donnera-t-il à des machineries cosmiques dont il aura omis de prévoir qu'il lui faudra les livrer empaquetées dans deux substances qu'on appelle Ouranos et Chronos? On voit que l'esprit de raison des petits enfants se demande où Dieu avait la tête, on voit que, non seulement saint Augustin armait à jamais la logique du sacré des principes moins branlants que celle des auteurs de la Genèse. Depuis lors Allah et le dieu censé incarné des chrétiens se refusent à toute connaissance rationnelle de leur nature et de leurs prérogatives, puisque la raison titubante de leur créature leur fait nécessairement conjuguer un verbe exister garrotté par les apanages réservés à l'espace et au temps.

11 - La question du sens

Au grand jour de l'histoire

Dans ces conditions que veut dire M. Abdelkader Dehbi, quand il évoque "l'ignorance inouïe de la logique la plus élémentaire chez Descartes" et quand il l'accuse d'une "suffisance consommée"? Saurait-il que la question du sens n'a pas de sens et ne saurait en trouver un tel, parce que tout signifiant se donne une motivation et une finalité nécessairement humaines pour fondements et que celles-ci renvoient nécessairement celui qui les formule à justifier une motivation et une finalité subjectives, et ainsi de suite jusqu'à la formulation d'une justification dite originelle, donc nécessairement privée de finalité et de motivation. La succession infinie des poupées russes qu'on appelle des signifiants se brise sur un obstacle insurmontable par définition, celui d'une prétendue cause première, laquelle serait privée de cause et renverrait le principe de causalité à la casse. On voit que la logique conduite à son terme devient l'instrument universel du néant. C'est pourquoi Saint Augustin demeure le fondateur de la mystique dite apophatique, qui signifie en grec, transcendante à la parole et à toute logique humaine. La bombe de l'absurde a pulvérisé "d'avance" les notions anthropomorphiques par nature de cause et de signification expliquantes.

Quelle sera la portée anthropologique et politique du débarquement prochain de la réflexion sur la mystique universelle dans le double champ de l'humanisme mondial et de la décadence de l'Europe ? Autrement dit, la civilisation de la raison peut-elle renaître des cendres de la raison? Dans ce cas, la théologie apophatique serait un levier et un tremplin de l'approfondissement de l'humanisme classique.

Depuis saint Augustin, nous cherchons les bésicles qui nous permettraient d'observer du dehors la prison dans laquelle nous sommes enfermés de naissance aux côtés de nos protons dansants, de nos neutrons en fuite et de nos bosons insaisissables. Quel est le génie de l'histoire dont l'Europe vassalisée aurait perdu la mémoire? Les esprits que Victor Hugo qualifiait de "résurrecteurs" détiendraient-ils quelques hauts secrets du génie politique?

En vérité, la mystique n'a jamais cherché d'autre socle cérébral et psychique de la politique que le cyclotron à tuer le temps. C'est pourquoi le sacrifice de notre pauvre verbe être sur l'autel d'une lancée vers l' inaccessible se change en fontaine d'Aréthuse de l'espérance, c'est pourquoi le croyant devient le dément qu'on voit agenouillé devant un mort herculéen, lequel aurait déplacé à potron-minet la pierre qu'on avait roulée devant son tombeau, c'est pourquoi un trépassé depuis belle lurette aurait arraché les bandelettes dont on avait enveloppé son cadavre, c'est pourquoi une carcasse crucifiée aurait ensuite montré ses cicatrices à ses fidèles, c'est pourquoi les morts sommitaux se changent en sources de vie. C'est pourquoi la "diégèse" des Grecs renvoyait à la fois au verbe conduire et au verbe commander et le "récit" était le lieu de la rencontre de la raison avec l'action. Et si l'Europe retrouvait la vie à l'école de sa mort?

12 - Le cyclotron à tuer le temps des morts

Au grand jour de l'histoire (suite)

Jamais l'Europe ne renaîtrait de ses cendres si elle se disait piteusement: " Décidément, je ne suis plus la folle à lier que j'étais hier, décidément je sais maintenant que jamais plus des dirigeants intrépides ne surgiront des marécages du temps des morts, jamais plus le peuple italien ne bondira hors de son tombeau, jamais plus les guerriers de Siegfried ne retrouveront le fil de leurs épées, jamais plus les Germains ne chasseront, les armes à la main, deux cents garnisons campées sur leurs terres depuis trois quarts de siècle. Voyez, dit Maritorne, comme nous jetons du grain aux poules, voyez comme nous sommes devenus gentillets. Le quartier général des vainqueurs s'est lové à Sagayo. Les habitants du village se sont assagis. Les traités internationaux qu'ils ont tristement signés avec leur souverain stipulent en toutes lettres que ce dernier campera tout sourires sur leurs arpents et leurs lopins et que sa tiare resplendira pour toujours à Pise, à Bologne, à Florence. Ces cités glorieuses se sont vertueusement soumises - mais leur obéissance n'est-elle pas l'emblème naturel de la sainteté démocratique? Comme nous sommes devenus intelligents, n'est-ce pas, comme nous avons eu raison de jeter nos vieux sacrifices aux orties!

Mais il jaillira des entrailles de l'islam français le cri d'Ulysse au Cyclope: "J'ai arraché les bandelettes de la mort qui enserraient mon front, j'ai déplacé la pierre que tu avais roulée devant ton antre, j'ai épointé un pieu incandescent et je l'ai planté tout fumant dans la prunelle du monstre."

On raconte que les mystiques et les saints du retour d'Ulysse dans sa patrie sont arrivés à bord. Savez-vous que "retour" se dit nostos en grec - savez-vous que souffrance se dit algos, d'où le français nostalgie? La souffrance de tous les mystiques que le monde a vus campés sur le pont de l'Histoire est celle de leur retour à leur éternité.

Décidément, si l'Europe devait retrouver le feu des triomphateurs de la mort, il lui faudrait conduire Socrate le brûlant jusque dans l'abîme des incendiaires de leur trépas, puis porter ce cadavre au paradis du "Connais-toi". On demande à la mystique européenne de tuer le temps des trépassés, on demande aux saints modernes de retrouver le temps et le sang de l'immortalité.

Le 9 septembre 2012

Visiter le site officiel du philosophe Manuel de Diéguez

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