"L'Europe et l'Islam en attente de leur avenir" par Manuel de Diéguez, un des plus grands philosophes contemporains.
[Le sacrifice d'Isaac par Abraham ; TIEPOLO, Giovanni Battista ; 1726-29 fresque Palazzo Patriarcale, Udine;]
Introduction
1 - La démocratie sacrificielle
2 - Une histoire de créanciers et de débiteurs
3 - Les tueurs d'un Dieu des tueurs
4 - L'étal des démocraties
5 - L'histoire des deux brebis
6 - L'inconscient sacrificiel du simianthrope
7 - Le Verbe odorant de la démocratie…
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1 - La démocratie sacrificielle
En 1762, Grimm raconte: "A neuf heures, le prêtre paraît pour exhorter sœur Marie, qui a déjà été crucifiée une fois et qui s'en souvient. Les cicatrices sont bien fermées et à peine apparentes. On la couche sur la croix, elle dit qu'elle a peur; on voit qu'elle retient ses larmes: elle souffre cependant avec courage qu'on lui cloue les mains. Au second clou et au second coup de marteau elle dit: "Assez ". On n'enfonce pas le clou plus avant. Les clous bouchent la blessure ; on ne voit point de sang couler." (Correspondance de Grimm, Paris, Longchamps et Buisson, éditeurs, 1815, t. III, p. 144)
Pour tenter de comprendre l'itinéraire cérébral des civilisations fondées sur la coalescence indissoluble qu'elles ont établies entre les ferveurs de leur foi et les meurtres sacrés dont se nourrissent leurs autels, il faut tenter d'expliquer les raisons secrètes pour lesquelles, dans un premier temps, la pensée musulmane contemporaine paraîtra encore plus désarmée que le culte sanctificateur d'une potence et s'éclairera tardivement à l'école des sacrilèges qu'une politologie chrétienne du sacrifice ouvrira au décryptage anthropologique des assassinats cultuels.
Certes, le mythe sacrificiel de la croix en est venu à rendre un culte barbare à un gibet. Cette religion sanctifie une victime torturées à mort et qu'elle hisse sur une montagne de plus modeste proportions que celles des Incas. Il s'agit d'exécuter une victime unique, mais fructueuse. Elle sera suavement trucidée sur l'offertoire d'un sang déclaré invisible - les globules rouges sont censés se cacher sous du vin - et d'une chair tapie sous du pain. De plus, la brebis humaine sera célestifiées sur un propitiatoire de Jupiter qu'on appelle un Golgotha. Mais, de son côté, l'islam massifié par ses moutons en chair et en os demeure immergé dans des pratiques sacrificielles multimillénaires, donc tributaires, elles aussi, de la gestuelle d'un cruel égorgement. Car le troupeau bêlant est censé symboliser l'innocence de l'animal, ce qui rend sa sottise plus précieuse. On voit que, d'une montagne à l'autre, le logiciel psychique qui commande les sacrifices sanglants n'a pas changé d'un iota: l'offrande d'une victime maculée par le péché serait moins onéreuse, mais également moins payante, parce que l'idole s'est sentie outragée par un crime politique gravissime - et le plus outrageant de tous - celui de la désobéissance à son autorité. L'oblation sanglante répare le sacrilège de l'insoumission à un maître.
2 - Une histoire de créanciers et de débiteurs
Et pourtant, contrairement aux apparences, la foi musulmane se révèle plus civilisatrice que le gibet des bouchers enrubannés de la sainteté chrétienne, puisque Muhammad se garde de revendiquer le statut de fils d'une divinité. La juge-t-il peu améliorée à l'école de la torture édifiante à laquelle elle soumet sa propre progéniture? Lui reproche-t-il de se défausser sur les tortionnaires qu'elle a chargés de la rembourser sans relâche. Pense-t-il que cette contradiction rend l'idole aussi schizoïde que ses racheteurs? Décidément, l'offrande d'une brebis vivante, mais sur des propitiatoires symboliques n'est plus le rite sauvage et masqué sous les dentelles de la charité, mais déjà l'expression d'un génie politico-religieux de haut vol.
Certes, au VIIe siècle, l'auteur du Coran n'était pas en mesure de réfuter les rituels immémoriaux de l'immolation marchandisée à laquelle les clergés juif et chrétien demeuraient viscéralement attachés et dont le sacrifice d'Iphigénie était déjà un témoin mémorisé tardivement. Il fallait ruser avec les commerçants du cadavre d'un Christ à enrubanner des raisonnements d'une scolastique qui faisait ses premiers pas. Muhammad a tenté de faire passer le simianthrope d'un seul bond du paléolithique au sacré trans-sacrificiel. Pour cela, il fallait métamorphoser le croyant en un prêtre assermenté de sa propre ouverture de cœur, il fallait, à l'image du père de famille des juifs, commémorer la sortie de "l'Egypte des rites", il fallait substituer une offrande non cadavéreuse à l'assassinat dit "satisfactoire", donc saignant, il fallait abolir l'égorgement réputé fécond d'une offrande immolée à une divinité acharnée à se faire rembourser sa créance.
3 - Les tueurs d'un Dieu des tueurs
Au cours des trois premiers siècles, le christianisme n'était pas encore entièrement redevenu un trafic rémunéré par le "boucher du ciel" que dénoncera Pascal. Certes, le Christ des Eglises ne deviendra jamais un accusateur véhément et un dénonciateur éloquent de la barbarie de son tyran de " père ". Il fallait un poète, Isaïe, pour faire vomir de dégoût le Jahvé des ancêtres.
Dès les conciles de Nicée en 325 et de Chalcédoine en 450, les chrétiens avaient écartelé la victime ensanglantée du Golgotha. Les uns s'en étaient partagé les morceaux avec avidité, les autres échouaient à la protéger de ce déchiquetage. Depuis lors, les chrétiens déchirent allègrement leur Isaac entre l'homme et le dieu (voir mon Et l'homme créa son dieu, Fayard, 1984). Plus d'un quart de siècle après ma modeste Histoire de l'intelligence (Fayard 1986), la démocratie planétaire continue de s'ensauvager à l'école de sa dichotomie entre ses idéaux et sa chair. On ne voit ni observateurs de la bipolarité cérébrale dont souffre la civilisation mondiale, ni procureurs rappeler aux rescapés des ténèbres les paroles foudroyantes d'Isaïe: "Qu'ai-je à faire de la multitude de vos sacrifices? dit l'Eternel. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux. Je ne prends point plaisir au sang des taureaux, des brebis et des boucs. Quand vous venez vous présenter devant moi, qui vous demande de souiller mes parvis? Cessez d'apporter de vaines offrandes: j'ai horreur de l'encens, des nouvelles lunes, des sabbats et des assemblées; je ne puis voir le crime s'associer aux solennités. Mon âme hait vos nouvelles lunes et vos fêtes; elles me sont à charge; je suis las de les supporter. Quand vous étendez vos mains, je détourne de vous mes yeux; quand vous multipliez les prières, je n'écoute pas: Vos mains sont pleines de sang." (Isaïe, 1, 11-15)
Pour acquérir une connaissance critique, donc anthropologique des garrots et des chaînes d'une Liberté amputée de sa transcendance et couverte des broderies d'une laïcité superficielle, il faut faire subir une métamorphose radicale aux mythes sotériologiques d'hier et d'aujourd'hui. On ne les scrutera dans leur invalidité native qu'à leur retirer les vêtements sacerdotaux dont un animal livré aux mirages de ses meurtres profitables s'est astucieusement habillé . Car cette bête a appris à proclamer " sauveur " le crime respendissant dont elle se nourrit; et elle perpétue de siècle en siècle ses remboursements sanglants au maître de belle taille qu'elle s'est donné dans le ciel. Pour comprendre ce phénomène psychique et son enracinement dans la biologie, il faut apprendre à observer de l'extérieur les trois dieux d'assassins.
4 - L'étal des démocraties
Diderot fait parler en ces termes le poète du XIIe siècle Saadi, qu'il travestit en moine chrétien: "Je n'avais jusque là prêché que fort peu et pour m'essayer dans de petites bourgades seulement. Là je pouvais sans crainte de faire rire évoquer respectueusement le voyage de la jument Borak dans le ciel lunaire; je pouvais, sans offenser personne, faire descendre de quel ciel il me plaisait chacun des versets du Coran; je pouvais, sans crainte que personne le trouvât mauvais, allonger et élargir à mon gré le pont qui mène en enfer; je pouvais entasser des miracles et des figures de l'enthousiasme et du merveilleux, délirer, crier, et me tenir bien sûr de la crédulité et de l'admiration publiques. " Et puis il y avait les vengeances de Dieu : "Je les peignais redoutables, je les peignais inévitables, je me souvenais avoir entendu dire à mes maîtres :'Mon fils, faites craindre Dieu, le prêtre n'est pas honoré lorsque le Dieu n'est pas terrible'." (Correspondance de Grimm, t. III, p. 252-253)
Si la légitimité vengeresse que s'attribue tout pouvoir sommital reposait seulement sur les verdicts les plus terribles que les dieux de la peur charrient sur les champs de bataille de leurs créatures, si le sang sacré faisait seulement donner de la voix aux immolations guerrières que réclament les patries, si l'assassinat cultuel chargé de changer les autels des chrétiens en fontaines de leur rédemption enseignait seulement que le genre simiohumain et ses dieux sont des tueurs stipendiés, on ne saurait comprendre pourquoi le meurtre d'un seul spécimen divinisé grossit également le fleuve immense du salut démocratique et de ses carnages. Car la médiation d'un sang et d'un meurtre messianisés gonflent également les idéalités sotériologiques dont le monde moderne a fait son pain du ciel. C'est dire que nous ne réfuterons les trucidations béatifiques que pratiquent les fidèles de la croix depuis deux millénaires que si nous démontrons que la République dite libératrice se proclame à son tour un étal récompensé par les prébendes sanglantes que la dévotion démocratique réclame de ses fidèles depuis plus de deux siècles.
5 - L'histoire des deux brebis
Au plus profond de l'inconscient de l'histoire et de ses rituels meurtriers, il s'agit de substituer au couperet émoussé des religions les couperets mieux affûtés d'une Liberté de rédempteurs armés jusqu'aux dents. Mais le tribunal fatigué des ancêtres nous colle encore à la peau quand nous remplaçons seulement le monarque du ciel mourant des chrétiens par une République aux couteaux fraîchement aiguisés sur la meule des "droits de l'homme". Les sauvages du ciel d'autrefois se sont épuisés, les épurateurs modernes sont des sotériologues, des sacrificateurs et des convertisseurs ardents à faire leurs preuves sur la scène mondiale d'un dieu plus récent - la Liberté.
Et voici l'autre brebis des hémiplégiques de l'évolution: depuis 1789 nous nous trouvons appesantis de deux moutons du sacrifice. Ils pèsent lourd dans nos bras. Regardez: celui que nous clouons sur la potence qui l'attend impatiemment au Moyen Orient, regardez celui que nous réservons à notre patriotisme républicain. Il va falloir radiographier le double égorgement auquel se livre le vivant saintement bipolarisé que nous sommes à nous-mêmes depuis le paléolithique. Comment satisfaire un ciel à la fois assassin et racheteur? Comment scanner le Dieu biphasé et au couteau en les dents que nous peignons en pied chaque fois que nous dressons notre propre portrait dans les nues? Rude tâche que de radiographier les personnages célestes et leur copie ici bas; par chance, le souverain-payeur du ciel et ses sosies campés sur leurs deux jambes devant leurs autels tiennent le même poignard entre leurs mains.
Voyons comment le spécimen le plus dispendieux de notre oblation à fonds perdus d'un cadavre à notre idole meurtrière et salvifique a changé d'offertoire, voyons quels précieux profits nos carnages démocratiques nous rapportent. Si nos Républiques sont demeurées sacrificielles en tapinois et sans trop oser se l'avouer, c'est qu'elles se sont armées d' une ignorance à toute épreuve, et cela précisément afin de se cacher plus aisément à elles-mêmes les ressorts pithécanthropologiques d'une espèce rendue cultuelle jusqu'à l'os. Essayons de cueillir les fruits les plus amers, donc les plus heuristiques du nouvel "arbre de la connaissance", celui que Darwin a planté dans le jardin de l' évolution poussive de notre boîte osseuse.
6 - L'inconscient sacrificiel du simianthrope
Supposons un instant que les millénaires du Dieu tueur n'eussent modifié en rien les gènes du simianthrope mi-céleste et mi-terrestre que nous appelons encore notre géniteur, supposons un instant que notre espèce, née criminelle par un verdict d'en-haut, fût demeurée obstinément oblative de son propre cadavre sur ses offertoires, supposons un instant que le véritable bénéficiaire de ce genre entêté de cadeau se trouvât seulement démasqué davantage à l'école des carnages perpétrés par la déesse Liberté. Supposons un instant que, sous le sacre de son vocabulaire de la justice, la République fût demeurée au service d'une idole aussi tueuse que l'ancienne, supposons un instant que la France fît seulement semblant d'avoir renoncé à son rôle d'escamoteur sacerdotal du crime proclamé "racheteur" des chrétiens, supposons un instant que cette magicienne du salut démocratique feignît seulement d'avoir renoncé par serment aux sortilèges patelins de l'immolation rémunérée des évangiles, supposons un instant que la hotte de la rédemption eût seulement apporté son avoine à une démocratie aux entrailles cléricalisées, supposons un instant que ce régime viscéralement sacerdotal se fût seulement donné la dévote apparence d'avoir mis fin aux sacrifices sanglants dont nos trois monothéismes s'alimentent dans leurs souterrains.
Dans ce cas, il nous faudra observer le tabernacle des idéalités impies que le simianthrope pseudo-séraphique aura simplement subrogées à l'autel meurtrier d'Isaac ou d'Iphigénie; dans ce cas, il nous faudra fonder la "vie spirituelle" de la démocratie verbifique sur une trucidation que nous qualifierons benoîtement d'ascensionnelle à Gaza et en Cisjordanie. Car nos massacres béatifiques de moutons ne sont nullement demeurés symboliques, que je sache.
7 - Le Verbe odorant de la démocratie…
Encore une fois, la question la plus pressante qui se pose aux anthropologues du christianisme, aux vigies de l'islam et aux sentinelles de la démocratie mondiale est celle de savoir si les dévotions impérieuses que propose maintenant à la gourmandise sacrificielle des citoyens une raison rendue plus tartuffique que jamais, si ces dévotions, dis-je, quoique jugées gustatives sur les autels que nous dressons à nos idéalités pourront se métamorphoser en "pain spirituel", comme disaient feu les mystiques, par la médiation odorante d'une démocratie sanctifiée par son propre concept.
Dans le cas où, à l'instar de toutes les religions de l'encens, la démocratie nous enfermait, elle aussi, dans l'enceinte d'un sacrifice seulement stipendié et angélisé a nouveaux frais, mais toujours au bénéfice d'une idole meurtrière, que nous appellerions la Liberté, il nous faudra rendre nos rituels électoraux plus convaincants que ceux dont usait la raison dévote des ancêtres. Sinon, nous persévèrerions à sanctifier le tribut malodorant que nous payions subrepticement autrefois, celui du sang "racheteur", donc cléricalisé, donc payant des chrétiens et que les démocraties sacrificielles réclament de nous au nom de leur gibet. Ce tribut-là, nous en acquittons le montant depuis le paléolithique, mais c'est celui de la torture; et nos trois dieux de la torture continuent de se le partager dans leurs souterrains. Décidément, Isaïe nous apprendra à démonter pièce par pièce le moteur infernal de la politique et de la guerre.
La semaine prochaine, je ferai cuire ces victuailles à feu doux et j'essaierai d'en faire monter le fumet aux narines de la démocratie sacrificielle mondiale. Si la déesse de la Liberté et de sa compagne, la torture, en reniflaient les effluves sur la terre, nous verrons bien si les autels dédoublés du sacrifice ont quelque chose de plus à nous apprendre.
Le 25 mars 2012