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"La dissuasion, gage de l’indépendance française et de l’autonomie stratégique européenne" CHEVENEMENT - 5 octobre 2017

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Intervention de Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre au Colloque de la Fondation pour la Recherche Stratégique, « Résistance et Dissuasion », tenu le 5 octobre 2017 à la Bibliothèque Nationale de France.

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Pour les peuples, la guerre est toujours le moment de la Vérité. C’est-dire qu’elles se gagnent ou se perdent longtemps à l’avance, en fonction des doctrines stratégiques, de l’effort consenti pour faire face aux menaces, de la qualité des hommes, de l’adéquation des systèmes d’armes et, plus que tout, d’un « vouloir vivre national ». 

I. Si j’insiste sur ce dernier point, c’est qu’il ne peut pas y avoir de bonne défense pour un peuple qui se défait. Le patriotisme n’est pas seulement le ressort de l’esprit de sacrifice qu’on attend des soldats. Il est l’ultime garantie que la France saura surmonter demain les épreuves qui sont sur sa route, comme il permit hier à une petite élite exemplaire d’incarner la France Libre et de maintenir la République française au rang des vainqueurs de la Seconde guerre mondiale. 

A. La dissuasion a ainsi été forgée par l’effort de tous ceux qui avaient ressenti la brûlure de 1940. C’est dans le souvenir du grand effondrement de notre pays que celui-ci a puisé la volonté de se doter d’un outil militaire qui lui permettrait de ne jamais plus connaître la honte de la capitulation ourdie par ceux que Marc Bloch appelait « les nouveaux Bazaine »

« Jamais plus 1940 ! » voilà le cri silencieux des patriotes dans les générations qui ont suivi la Seconde guerre mondiale. Mais avec le temps qui passe, les souvenirs s’effacent. 

De là à voir dans la dissuasion, comme l’écrit le philosophe allemand Sloterdijk, un simple« symptôme contraphobique », il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas, car la dissuasion est d’abord à mes yeux un outil politique, moyen pour la France de ne pas être entraînée dans « une guerre qui ne serait pas la sienne ».


B. Avec la fin de la guerre froide, l’implosion de l’URSS et les tentatives de désarmement qui se sont fait jour dans les années 1990, la dissuasion a subi sa première grande épreuve. 

C’était aussi par patriotisme qu’une élite scientifique appuyée sur la volonté du Général de Gaulle et de ses successeurs a su tirer de l’effondrement sans précédent de 1940, l’ambition et la capacité de doter la France de l’arme nucléaire, ultime garantie de sa souveraineté, sans cesser jamais de l’adapter au contexte stratégique. 

Ce fut aussi par patriotisme que cette élite, bien sûr renouvelée, sut avec Georges Baleras à la DAM, puis Jacques Bouchard, Alain Delpuech, Daniel Verwaerde et François Geleznikoff doter la France d’une capacité de simulation propre à la doter d’armes nucléaires robustes sans passer par le stade des essais nucléaires. 

Rien ne garantissait après le moratoire de 1992 et la fin des essais nucléaires proclamée en 1996, le succès du programme « Simulation » et pourtant, celui-ci a été mené à bien : la France est aujourd’hui capable de fabriquer ses propres têtes nucléaires robustes, TNA et TNO, sans avoir à recourir aux essais nucléaires. Cet exploit scientifique n’aurait pu être réalisé sans le patriotisme des équipes du CEA et de sa direction des applications militaires. 

C. C’est aussi sur le patriotisme des équipages des SNLE et des « Mirage » et sur celui des ingénieurs et cadres de la DGA, soucieux de maintenir une base industrielle et technologique capable de forger les têtes nucléaires et les vecteurs nécessaires - sous-marins, avions et missiles - qu’a reposé cette grande réussite matinale. 


II. Dans cet exposé, je voudrais essentiellement montrer comment s’est forgé le consensus national sur la dissuasion dans les années qui ont précédé et suivi l’accession de la gauche au pouvoir en 1981. 

A. On se souvient qu’au départ de l’effort industriel qui a permis de créer la dissuasion, furent votées contre ceux qui parlaient alors de « bombette » ou de « bombinette », deux lois de programmation militaire dont l’adoption nécessita l’utilisation du 49.3. 

On aurait tort, cependant, d’oublier l’effort qu’avaient fait les grands acteurs de la IVème République pour permettre, en 1960, la première expérimentation d’une arme nucléaire française et la campagne « Gerboise » qui a suivi. Trois autres expérimentations eurent lieu en 1960 et 1961. 

Il revient à Pierre Mendès-France et à Guy Mollet d’avoir adopté les décisions de principe, pour le premier en 1954 et d’avoir pourvu aux crédits nécessaires, pour le second en 1956. Je ne dis pas cela pour minimiser l’effort des Guillaumat et Goldschmidt qui œuvraient au CEA mais par simple souci de servir la vérité. 

Il faut rappeler aussi la contribution de Frédéric Joliot dans les cinq années qui ont suivi la Seconde guerre mondiale avant sa révocation parce qu’il était communiste et que la guerre froide commençait. Ce fut une grande perte au plan scientifique. 

B. Je vais maintenant évoquer un épisode moins connu qui est celui du ralliement de la gauche à la dissuasion nucléaire dans la décennie de 1971 à 1981. 

1. Le Congrès d’Epinay a adapté le PS aux institutions de la Vème République. François Mitterrand avait déjà été le candidat unique de la gauche en 1965 grâce à Waldeck Rochet, alors Secrétaire général du PCF qui avait connu Mitterrand à Londres. 

François Mitterrand devient le Premier Secrétaire du PS d’Epinay et donc le candidat désigné de la gauche à l’élection présidentielle par la conjonction de trois forces : la sienne, la CIR (Convention des Institutions Républicaines) et celle de la droite de la SFIO (Mauroy, Defferre) mais aussi celle de la gauche du CERES. 

Le CERES, Centre d’études, d’éducation et de recherches socialistes, était un petit groupe d’anciens élèves de l’ENA et de Polytechnique qui tirait une bonne part de sa force du soutien de l’association des postiers socialistes de Georges Sarre, 8.5 % de mandats qui firent pencher la balance sur une ligne : l’union de la gauche scellée par un programme commun avec le PCF, lui-même élaboré sur la base d’un programme socialiste intitulé « Changer la vie » et dont j’avais reçu la charge. Celui-ci fut adopté en avril 1972. 

Le programme commun le fut, le 30 juin de la même année. 

2. Le CERES en matière d’institutions, de politique étrangère et de défense avait, pour aller vite, les idées du Général de Gaulle. 

Dans un séminaire de 1966, Robert Verdier et Jules Moch dirent à l’un d’entre nous Loïk Hennekinne, qui avait été premier secrétaire à notre ambassade à Saïgon : « Comment pouvez-vous faire carrière avec des idées pareilles ? »

Un autre Jacques Darmon fut appelé, avec mon accord, au cabinet de Michel Debré alors ministre de la Défense, c’était en 1970. 

Le CERES était un think tank en même temps qu’un mouvement politique immergé au sein du PS. 

A l’époque, revenu d’Algérie, j’avais embrassé avec mes amis, Gomez, Motchane, Hennekinne et quelques autres, la doctrine du Général de Gaulle sur la dissuasion. 

Mais comment convaincre le PS ? 

Je faisais confiance globalement à la logique des institutions. 
François Mitterrand devait faire son « aggiornamento » mais il fallait l’y amener. 

Juin 1971, je suis alors Secrétaire national du PS, chargé du programme. Il me faut d’abord convaincre Georges Sarre d’introduire trois options dans l’avant-projet de programme soumis au Comité Directeur à l’automne 1971. Ce fut le plus difficile, car Georges Sarre avait sur la question les idées des socialistes de l’époque. Mais il me fit confiance parce qu’il était mon ami. Et son soutien était déterminant pour rallier le CERES à la dissuasion. 

Dans l’avant-projet du programme soumis au Comité Directeur du PS à l’automne 1971, j’introduisis trois options : 
- Développement de la dissuasion, 
- Maintien en état, 
- Suppression. 

Après débat au sein du Comité Directeur, il n’en resta que deux : 
- Maintien en état, 
- Suppression. 

C’est sur cette formulation qu’eut lieu le débat au sein du parti. La première option sortit minoritaire mais avec un assez bon score. Le CERES était le poisson pilote de cette opération qui fut défendue à la tribune de la Convention par Charles Hernu. Celui-ci était l’agent que François Mitterrand avait désigné pour suivre les questions militaires. 

Au lendemain d’Epinay fut constituée une Commission de la Défense du PS qui dépendait du Secrétaire national au programme que j’étais. 

Charles Hernu, Jacques Huntzinger, Pierre Bercis et moi-même étions chargés de l’animer. Nous créâmes une association dite Convention des officiers de réserve pour l’ « Armée Nouvelle », titre d’un ouvrage de Jaurès sur la mobilisation de la nation en armes. Cette association portait donc le nom de « CORAN ». Il fallait le faire ! 

Pendant ce temps, le CERES se développait, faisant plus de 25 % des mandats au Congrès de Pau en 1975, les relations avec le PCF firent voir à celui-ci, ou du moins à Jean Kanapa, chargé de la politique étrangère au bureau politique du PCF, que la dissuasion avait quelque chose à voir avec l’indépendance nationale. 

A tel point qu’au moment de la rupture du programme commun de gouvernement, en 1977, le prétexte allégué par Georges Marchais, en Corse où il passait ses vacances, fut : « François Mitterrand veut renoncer à la dissuasion et donc à l’indépendance nationale… Liliane, fais les valises, etc… ». 
Ce qui veut dire que la direction du PCF avait fait, depuis 1972, un chemin intellectuel considérable. 
Au lendemain d’une courte défaite aux législatives de 1978, François Mitterrand jugea l’heure venue de l’« aggiornamento ». 

Une convention nationale sur la défense fut convoquée. 

François Mitterrand sentait bien qu’il ne pouvait pas être candidat à la Présidence de la République en renonçant à la dissuasion. 
Le débat fut animé. Jean-Pierre Cot défendait la position traditionnelle des socialistes mais se heurta à la conjonction du CERES et de Charles Hernu. 

Les amis de François Mitterrand et tous les leaders des fédérations qui étaient « au parfum », essentiellement le Nord et les Bouches-du-Rhône, se rallièrent à la formulation qu’Hernu et moi leur proposions (« maintien en état » de la dissuasion). La suite est connue, François Mitterrand fut élu, en 1981, et le cap de la dissuasion nucléaire fut maintenu : 
- Charles Hernu fut le premier ministre de la Défense (1981-1985), 
- Paul Quilès après la démission de Charles Hernu occupa le poste et lancera la plupart des programme (PAN – Leclerc, etc…), 
- André Giraud lui succéda et fit voter la loi de programmation militaire 1987-1989 à laquelle succéda la loi de programmation militaire 1990-1993 portée par mes soins (Jean-Pierre Chevènement, ministre de la Défense 1988-1991). 

Ce fut la période de montée en puissance régulière de la FNS mais aussi des armes dites « préstratégiques ». 

En 1985, est intervenu le lancement de la TN75. 
Le Hadès est produit pour remplacer le Pluton. 400 kilomètres de portée au lieu de 80. Engin sur roues qui pouvait être déplacé rapidement et non plus engin chenillé comme le Pluton. 

Le seul incident lié à la cohabitation de 1986-1988 fut l’affaire du S4 dit « missile à roulettes » (missiles embarqués sur des camions banalisés). 
Pour des raisons liées au consensus, François Mitterrand était contre leur déploiement. 

De cette période où je n’étais pas encore ministre de la Défense, je garde quelques souvenirs : 
François Mitterrand déclara un jour : « la dissuasion c’est moi ». Vue profonde car le Président de la République est en effet l’unique décideur. Il était bien loin le temps où il moquait « la bombinette ». François Mitterrand déclara un jour de façon un peu énigmatique : « le plateau d’Albion est la pointe de diamant de notre dissuasion ». Et comme je lui demandais « pourquoi ? » : « Parce que, me dit-il, une attaque contre le plateau d’Albion signerait l’auteur de l’agression et le désignerait aussitôt à notre riposte ». Je me contentai de cette explication, bien qu’à mon sens il faille interpréter plus largement la notion d’intérêt vital. 

Un autre débat avait lieu entre François Mitterrand et moi qui reflétait en fait celui qu’il avait avec Helmut Köhl sur le devenir de nos armes « préstratégiques ». 

Je pensais l’avoir convaincu de leur intérêt pour dissuader tout déploiement de chars et par conséquent toute offensive blindée. 

Je me souviens de la tête d’Helmut Köhl au défilé du 14 juillet 1989 à l’apparition des Plutons sur les Champs-Elysées. 

Dans mon esprit, le Hadès avec sa portée bien supérieure et sa mobilité aurait permis de tempérer les craintes du Chancelier que je pouvais comprendre. 

Mais le Hadès fut progressivement retiré à partir de 1991, c’est-à-dire après mon départ de l’Hôtel de Brienne. 

A ce moment-là, en 1991, notre arsenal comptait près de 600 têtes nucléaires, contre moins de 300 aujourd’hui. 

C. Après 1991 commença, en effet, l’ère du désarmement. 

L’annonce d’un moratoire sur les essais nucléaires, en 1992, par le nouveau Premier Ministre, Pierre Bérégovoy, devant l’Assemblée Nationale, où j’avais retrouvé mon siège, me stupéfia. 

C’était une concession faite aux écologistes à la veille des élections de 1993. J’en étais scandalisé. Car le moratoire annonçait la fin des essais et rien ne garantissait que nous pourrions mettre au point un programme de simulation propre à garantir la pérennité de notre dissuasion stratégique. 

C’était une raison de plus que j’avais de m’éloigner du Parti Socialiste. Ce n’était pas la seule. 

III. L’avenir du consensus sur la dissuasion 

Celle-ci est plus nécessaire que jamais dans un monde multipolaire où les arsenaux nucléaires se développent en Asie de l’Est et du Sud et où l’équilibre est précaire (ainsi au Moyen-Orient).

Au fond de moi-même, je reste inquiet, malgré les sondages flatteurs. 

1. Il y a d’abord la tentation permanente du désarmement. Le discours d’Obama à Prague, en 2009, a entretenu le mirage d’« un monde sans armes nucléaires ». 

La pression des pays non dotés s’est accrue à l’ONU avec le projet de traité d’interdiction signé mais non ratifié par 122 pays. 

Ce mouvement trouve un écho, y compris dans les plus hautes sphères. Chacun se souvient d’une tribune libre dans Le Monde, co-signée par deux anciens Premiers ministres, par un ancien ministre de la Défense et par un ancien Chef d’Etat-Major de l’Armée de l’Air (1). 

La crainte d’un effet d’éviction sur les forces conventionnelles existe chez nos militaires. 

2. Ma crainte est aussi budgétaire du fait de la « bosse » qu’il va falloir absorber pour lancer le SNLE 3ème génération à compter de 2020, par le missile M51-4 à partir de 2022 et enfin par les choix structurants qu’implique le renouvellement de la composante aéroportée. Il s’agit du concept de missile hypervéloce et des conséquences pour l’aéronef porteur. 

3. Troisième source d’inquiétude : aux yeux de l’opinion publique, le terrorisme paraît contourner la dissuasion. 

Avisons-nous, cependant, qu’il peut y avoir demain un terrorisme d’Etat. 

Plusieurs puissances dans le monde peuvent glisser dans une forme d’extrémisme radical et approchent déjà le seuil nucléaire. 

La Corée du Nord et le Pakistan ont déjà les armes nucléaires (comme Israël et l’Inde). L’Iran est sur le seuil. L’accord du 14 juillet 2015 fige heureusement la situation. La Turquie, l’Arabie Saoudite et l’Egypte peuvent être tentées de se rapprocher du seuil. 
D’où l’intérêt de maintenir le TNP. C’est une digue fragile mais qui a le mérite d’exister. 

4. Le contexte européen, enfin, constitue à mes yeux une quatrième source d’incertitudes. 
a – L’Europe n’est plus à l’abri de missiles à longue portée venus de l’Asie. Ainsi la Corée du Nord qui a bénéficié de transferts de technologies en matière balistique, opérés à partir de l’Ukraine, semble-t-il, à un échelon non gouvernemental. 
b – La France est la seule puissance nucléaire sur le continent. 
c – La dissuasion doit rester nationale. 
d – Le concept de « dissuasion élargie » se constate le moment venu. Il ne peut donner lieu à des engagements publics préalables, à plus forte raison à des traités. La dissuasion française contribue à la défense européenne mais elle doit rester nationale. Il ne doit y avoir qu’un seul décideur : le Président de la République, qui apprécie les intérêts vitaux de la France. 
e – Il faut préserver le consensus qui s’est formé autour de la dissuasion. La dissuasion contribue à l’équilibre et à la sécurité de l’Europe. La Russie reste une puissance nucléaire majeure. L’armée russe n’est plus et ne redeviendra plus l’armée soviétique. Nous n’avons pas intérêt à une nouvelle guerre froide sur notre continent. Mais la sécurité européenne implique un équilibre des forces, à négocier, au plus bas niveau possible. La dissuasion nucléaire française ne relève pas et ne doit pas relever du Comité des plans nucléaires de l’OTAN. 

C’est le gage de l’indépendance française et celui de l’autonomie stratégique européenne. 

L’avenir de notre dissuasion dépend de la persistance du consensus national et, en dernier ressort, du patriotisme français lui-même. 

La dissuasion a été, est et sera la fille de l’esprit de résistance du peuple français ! 

Jean-Pierre CHEVENEMENT

SOURCE:

http://www.chevenement.fr/La-dissuasion-gage-de-l-independance-francaise-et-de-l-autonomie-strategique-europeenne_a1950.html


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(1) Voir la tribune « Pour un désarmement nucléaire mondial, seule réponse à la prolifération anarchique » de Messieurs Juppé, Norlain, Richard et Rocard, Le Monde, 14 octobre 2009

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