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« Mort de Ben Laden : Quelles conséquences pour Al Qaïda et pour le Pakistan ? » par Mohamed TROUDI*

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[Exclusivité pour POLITIQUE-ACTU]

La nébuleuse Al-Qaïda

Al-Qaïda est un nom donné à un réseau mondial de groupes islamistes plutôt qu’à une simple organisation structurée et puissante. Le nom Al-Qaïda (qui signifie la base en arabe) a été introduit par le gouvernement américain pour décrire un mouvement qui avait pris naissance dans la résistance moudjahidine en Afghanistan. Al-Qaïda est l'ancêtre du MUK (Makthab al Khadamat ou le Bureau des services) crée par Abdullah Azzam en 1984,  il a son siège à Peshawar au Pakistan. Il a pour rôle essentiel, l'encadrement des volontaires internationaux qui se rendent en Afghanistan en vue de soutenir la résistance contre les soviétiques hier et contre les américains aujourd'hui. Son fondateur a trouvé la mort dans un attentat en 1989. Oussama Ben Laden, l'un de ses principaux disciples (il était l'un des étudiants d'Abdellah Azzam quand ce dernier enseignait à l'université du roi Abdel Aziz en Arabie Saoudite), lui succèda à la tête du MUK, qu’il le transformera quelques temps après en Al-Qaïda.

Al-Qaïda est un organisme-cadre au cœur d'un réseau de groupes extrémistes sunnites associés à Oussama en Laden. Il a des ramifications au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie centrale et en Amérique du Nord et depuis peu en Afrique du Nord. Al-Qaïda est résolue à renverser les gouvernements laïques des pays islamiques et à éradiquer par la force les influences occidentales dans ces pays. Ben Laden et les membres de son réseau étaient persuadés que le seul moyen d'atteindre ces objectifs - notamment celui de défendre les causes islamiques radicales - était le recours à la lutte armée à travers l'utilisation de tactiques militaires et terroristes pouvant aller jusqu'au martyre.

Des dirigeants d’Al-Qaïda

Le médecin égyptien, Ayman al Zawahiri est présenté comme le bras droit de ben Laden, il est fort possible qu'il lui succède à la tête du mouvement. Qui est ce personnage ? Né  en 1951 au Caire dans une famille moyenne, il est un brillant étudiant, plutôt intelligent et très appliqué. Mais l'évolution des événements défavorables à l'Egypte, notamment sa défaite cuisante et rapide lors de la guerre dite des Six jours face à Israël, le pousse vers la radicalisation. Très jeune, à l'âge de 14 ans, il rejoint le groupe des Frères musulmans, premier mouvement islamiste formé en Egypte par Hassan al Banna en 1924. Il poursuit cependant ses études et obtient brillamment en 1974, le diplôme de docteur en chirurgie.

A la tête de l'organisation paramilitaire du Jihad islamique égyptien, groupe  actif depuis les années 1970, il s'inspire de l’idéologie des Frères musulmans égyptiens.  Al Zawahiri appelle au remplacement du gouvernement égyptien corrompu par un système de Califat et l'application stricte de la charia (la loi islamique) en opposition contre je cite  « l'empire américain et du gouvernement juif mondial ». Il est même arrêté lors des vagues d'arrestations qui ont suivies l'assassinat de l'ancien président égyptien Anouar Sadate. Il est relâché quelques temps après, faute de preuves.

Après avoir travaillé en tant que médecin dans une base militaire de l'armée égyptienne, en 1980, il part exercer son métier de médecin  auprès des blessés et des réfugiés afghans  à Peshawar au (Pakistan). Sur place, il rencontre Oussama Ben Laden, qui gère un camp de transit de moudjahidin connu sous le nom du (MUK ou Makhtab ul Khdamat ou bureau des services) dirigé alors par le palestinien Abdellah Azzam.

En 1998, al Zawahiri fusionne le Jihad islamique égyptien avec Al-Qaïda.

Commence alors une vraie relation d'amitié, de complicité et de concordance de vues entre les deux hommes. Il devient alors le médecin personnel de Ben Laden et le stratège de l'organisation, connu sous plusieurs pseudonymes comme Aboun Mohammed, Abou Fatima, Abou Abdallah, l'Oustaz (le professeur) ou encore le docteur. Confident de Ben Laden, il forme avec ce dernier  les deux  figures emblématiques de l’organisation. Homme de lettres, il publie quelques ouvrages parmi lesquels on peut citer “la cure pour les cœurs des croyants” (Shifa'Sudur al-mouminin), publié en 1996, “le Front islamique mondial contre les juifs et les croisés en 1998” (qui est un texte co-écrit avec Ben Laden qui constitue un pas important vers l'élargissement du jihad à l'échelle planétaire).

Le 4 mars, il publie sur internet un livre intitulé “l'absolution”, (al-tabri'a) dans lequel il réfute les critiques formulées en 2007 par un de ses anciens fidèles, le djihadiste repenti Imam al-Sharif, emprisonné depuis en Egypte. 

Au-delà de la question ouverte de sa succession, la mort de Ben Laden au Pakistan pose bien évidemment tour à tour la question de l'influence grandissante de ce mouvement dans ce pays et les conséquences attendues de la part des partisans de Ben Laden au Pakistan et dans le monde.

L'objet de notre sujet est d'analyser les risques encourus par le Pakistan  quand on sait le rôle qu'à joué  l'armée pakistanaise notamment en terme de renseignements transmis aux américains sur la présence du chef d'Al-Qaïda, ce que reconnaissent clairement les autorités américaines.

D’Al-Qaïda au Pakistan

Le mouvement taliban est né, à l'automne 1994, dans un petit village perdu d'Afghanistan, par la volonté d'un paysan devenu religieux, le mollah  Mohammad Omar. Le mouvement est présenté, dès l'origine comme  un instrument ente les mains des services secrets militaires pakistanais, l'Inter-Intelligence Services (ISI), qui souhaitaient étendre l'influence pakistanaise en Afghanistan, forts des liens entre tribus pachtounes des deux côtés de la frontière. Les "étudiants en religion" furent éduqués dans les madères (singulier de madrasa) pakistanaises avec le soutien total d’Islamabad. Trois éléments fondamentaux font aujourd'hui la force des talibans: leurs sanctuaires au Pakistan, leurs liens avec Al-Qaïda, le financement par l'argent du pavot. Les liens entre  les talibans afghans et pakistanais semblent aujourd'hui plus forts que jamais. C'est cette collusion d'intérêts et d'objectifs communs que l'on désigne aujourd'hui par Al-Qaïda du Pakistan.
L'histoire a montré que ces zones tribales montagneuses -sept districts semi-autonomes - n'ont jamais pu être soumises à une quelconque autorité. Ces terres où vivent les Pachtounes au code rigide d'honneur et de vengeance, ont infligé une leçon cuisante aux derniers conquérants britanniques et soviétiques.

Ce peuple  a vaincu, l'Empire britannique des Indes,  qui avait proclamé leurs zones, « territoire tribal indépendant ». Le Pakistan, né en 1947, qui n'a pu faire mieux, les a décrétées zones « tribales fédérées". La dernière phase de cette histoire agitée a commencé  après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, avec l'arrivée au Pakistan de centaines de rebelles islamistes chassés d'Afghanistan. Ces Pachtounes afghans ont retrouvé ici les tribus qui les avaient soutenus dans leur "guerre sainte" contre l'occupant soviétique dans les années 1980.

Si Al-Qaïda est devenu l'emblème du terrorisme international, il y a néanmoins un accroissement d'un terrorisme proprement pakistanais. C’est la conséquence de ce qui se passe en Afghanistan. Il existe au Pakistan une nébuleuse très complexe. Outre les étrangers d’Al-Qaïda, estimés à quelques centaines, il y a les « talibans pakistanais »,  en somme des  militants radicaux qui soutiennent les talibans afghans. C'est notamment le cas de Baitullah  Mehsud, dont la mort est annoncée par l'armée pakistanaise depuis quelque mois dans la zone tribale du Sud-Waziristan, qui a toujours été considéré comme un alliée fiable d'Al-Qaïda au Pakistan. C’est pourquoi, ils sont désignés comme étant le prolongement d'Al-Qaïda au Pakistan. C'est en tout cas la position des militants de ce mouvement aujourd'hui ouvertement pro Al-Qaïda, inscrit dans une logique d'opposition armée au gouvernement pakistanais, surtout depuis que le Pakistan de l'ancien président Moucharaf a annoncé son soutien aux américains dans  la guerre contre le terrorisme, politique poursuivie aujourd’hui par son successeur Asif ali Zardari.

Des Talibans pakistanais

Le soutien essentiel de la nébuleuse Al-Qaïda au Pakistan, c'est sont bien évidemment ce que l'on désigne par les talibans pakistanais. Que recouvre ce terme? Dans l'usage pachto, le terme connaît exclusivement l'acceptation d'«étudiant en théologie dans une madrasa » au détriment de son sens premier plus large dans la langue arabe.

Le mouvement fondamentaliste taliban, est apparu en Afghanistan en 1994. Il est fortement influencé par la pensée de l'école déobandie, qui appelle à un retour à un islam pur, débarrassé de toute forme de modernité ou d'ijtihad, un islam proche du celui existant du temps du Prophète.

Les talibans, sont  des « néo-fondamentalistes ». Au contraire des islamistes, ils veulent d'abord ré-islamiser les mœurs, la justice, les êtres humains. La forme de l'État n'a pas d'importance pour eux à la condition de respecter la loi divine. Et seuls ceux qui l'ont étudiée, c'est-à-dire, les talibans, sont à même de l'expliquer et d'en assurer le respect.

Les talibans sont apparus initialement en Afghanistan. On parle aujourd'hui également de talibans pakistanais. Il en est ainsi du mouvement islamiste « Tehreek-e-Taliban-e-Pakistan, qui a pour objectif de  mener une guerre défensive contre le gouvernement pakistanais et ses choix politiques. Le chef de ce mouvement Baitullah Meshud a fait allégeance au mollah Omar (le deuxième homme d'Al-Qaïda) en Afghanistan et dont le gouvernement affirme qu'il est impliqué dans l'attentat qui a coûté la vie à l'ancienne Premier ministre Benazir Bhutto. Ce mouvement islamiste pakistanais se déclare par conséquent comme ouvertement taliban, c'est ce qui est nouveau en soi. La montée en puissance actuelle d'une telle génération de talibans dans la zone frontalière est coordonnée par l'organisation d'Al-Qaïda qui cherche à fédérer l'ensemble des forces islamistes pakistano-afghanes autour d'un seul et même objectif : imposer par la force une sorte de califat sur la région du sous-continent. L'institution de ce système de gouvernance ne sera que le prélude à l'instauration du califat sur l'ensemble des terres musulmanes.

Dans une réaction à chaud l'un des lieutenants de Ben Laden tout en relativisant l'information de la mort du chef historique du mouvement, disait en substance je cite «  si la mort de Ben Laden se confirmait ce sera une grande perte… en rajoutant que si Ben Laden est mort le jihad lui ne mourra jamais... »

Il semblerait que le Pakistan va vivre des jours difficiles, il n'en a guère besoin, puisque la situation est déjà explosive dans ce pays depuis l'assassinat de Benazir Bhutto cette figure emblématique et première femme à avoir gouverné un pays musulman. Je rappelle que le mouvement de Ben Laden est responsable de la mort de près de 30.000 civils et pas moins de 5000 militaires pakistanais, tous tombés dans les différents attentats menés conjointement par les talibans et leur allié principal, le mouvement de Ben Laden depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis.

La situation est véritablement explosive, d'abord, pour le Pakistan dont les autorités ont probablement - sous pression américaine -  accepté d'intégrer ce concept de « guerre contre le terrorisme » avec un double calcul dangereux à mon avis :  le Pakistan voulait « marchander » la mort de Ben Laden contre vraisemblablement un infléchissement de la position américaine sur le dossier du Cachemire que les deux grands voisins nucléarisés se disputent depuis plus de 50 ans,  mais le Pakistan a cherché également par ce moyen, une aide financière conséquente.

Quelle sera la réponse d'une partie non négligeable du peuple pakistanais - plutôt très pratiquante et pieuse, - qui n'a jamais accepté ce que les plus extrémistes appellent la trahison de la nation et du pouvoir pakistanais envers les  concepts de l'islam ?

Les partisans de Ben Laden réfutent en bloc les accusations du gouvernement pakistanais, accusant Ben Laden d'avoir déclaré la guerre à l'Afghanistan.

Ils  affirment que c'est  l'Etat pakistanais qui a déclaré la guerre à Ben Laden en s'associant aux américains et en acceptant que soit menée sur le sol pakistanais une guerre au seul profit des américains disent-ils. Il faut rappeler ici quelques aspects signifiants de l'identité pakistanaise pour bien comprendre le soutien d'une partie des pakistanais aux thèses défendues par Ben Laden.

Des objectifs du Pakistan

Il n’est pas exagéré de rappeler que le Pakistan (le pays des purs), crée en 1947, pour et par les seuls musulmans refusant de cohabiter avec l’Inde hindouiste, est un Etat qui s’est bâti intrinsèquement sur l’instrumentalisation de l’Islam. La conséquence étant la montée en puissance de mouvements islamistes et la radicalisation à l’échelle de la société tout entière. Cette radicalisation islamique est avant tout un instrument majeur de la stratégie du Pakistan. Le pays se définit comme un Etat idéologique, beaucoup plus que comme un Etat-Nation.

Le Pakistan suit trois objectifs: maintenir une tension au Cachemire pour affaiblir l’Inde,  installer en Afghanistan un régime ami qui pour Islamabad ne peut être que fondamentaliste et pachtoune, afin de s’assurer une profondeur stratégique face à l’Inde, puis créer un corridor vers l’Asie centrale dont le Pakistan deviendrait le débouché.

Les réseaux fondamentalistes deviennent les acteurs de cette politique régionale ce qui fait du Pakistan aujourd’hui un des principaux sanctuaires du fondamentalisme même si l’Etat est loin d’être un Etat religieux.

C’est sous le régime militaire du général Zia (1977-1988) que le Pakistan a connu une véritable islamisation Il a fait de l’application de la chari’a sa priorité principale pendant ces onze ans de dictature. Progressivement différentes taxes d’origine religieuse ont été introduites à l’exemple de la Zakât, aumône obligatoire instituée par le Coran. Une cour fédérale de la Charioah a été créée pour statuer sur les affaires selon les préceptes du Coran et de la Sunna. Un Majlis-i-Shoora a remplacé l’Assemblée Nationale en 1980, perdant ses fonctions législatives pour devenir une assemblée de conseil du Président.

L’arabe et les études islamiques sont devenus des matières obligatoires dans la plupart des enseignements supérieurs. Les médias sont également visés par ce processus avec l’instauration de journaux télévisés en arabe, des présentatrices avec la tête couverte. Dans l’armée, les théologiens obtiennent le grade d’officier afin d’attirer les meilleurs éléments des universités et des institutions religieuses. Ces initiatives de Zia en faveur d’une islamisation du pays ont eu un impact à long terme et sont encore d’actualité puisque nombre de textes sont en vigueur aujourd’hui. Le général Zia a même lancé  un référendum national sur la question de l’islamisation du pays en posant une question juridiquement complexe, qui revient en fait à demander s’il est souhaitable que le Pakistan soit un Etat islamique, question à la quelle une majorité de pakistanais ont répondu positivement.

Enfin, la naissance de la révolution islamique en Iran et l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge en 1979, ont fait du Pakistan le principal point d’appui de la politique américaine de soutien aux islamistes dans leur djihad contre la présence soviétique dans la région. Ce faisant le Pakistan est devenu la base arrière de la lutte anti-communiste dans le sous-continent et un relais pour la transmission de l’aide financière et militaire américaine.

La conséquence directe de cette politique, se lit encore aujourd'hui au Pakistan, qui est devenu le lieu de naissance et la base de deux importantes organisations islamistes les plus significatives du monde sunnite : d’une part, le mouvement le Tabligh qui ne cache pas, par ailleurs, sa proximité idéologique avec les Talibans et le mouvement d’Al-Qaïda. D’autre part, le Jama’at-i-islami (pendant indo-pakistanais des Frères musulmans avec qui possède une direction commune mondiale), organisation qui a inspiré les célèbres écrits de son idéologue Aboulal’a Al-Mawdoudi, la doctrine révolutionnaire de Sayyed Qutb.

Cette doctrine inspire aujourd’hui à la fois Al-Qaïda et influence tous les mouvements égyptiens d’opposition islamiste issus des dissidences des frères musulmans : on y trouve le Takfir Wal Hijra, Jihad Islamique et Gamaà Islamiyya, tous tournés aujourd’hui vers la résistance armée voire à la guerre sainte et dont le GIA (Groupe Islamique Armé), le GSPC (Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat) ou le Takfir algérien comme Ennahada en Tunisie sont les héritiers directs.

Le Nord du Pakistan, généralement terre d’asile de deux millions d’Afghans, chiffre qui n’avait cessé d’augmenter depuis le déclenchement de la guerre en Afghanistan, est aujourd’hui une zone d’influence des idées talibanes et d’Al-Qaïda, qui dans un monde de misère et d’inégalité ont trouvé un terreau fertile.

Faut-il rappeler que le mouvement des talibans composé d’étudiants des écoles islamiques (madrassas) est né dans les camps de réfugiés au Pakistan avec le soutien pakistanais, prétendant à l’époque ramener la paix en Afghanistan ?

Dépourvus d’une conception de l’Etat-nation, les talibans ignorent l’histoire de leur pays, et leur connaissance de l’islam est sommaire.

Trouvant sa source dans une interprétation extrême et perverse de l’islam déobanti,  leur croyance se limite à une interprétation restrictive et obscure de la charia. Les déobantis sont apparus en Inde pendant la période coloniale, sous la forme d’un mouvement réformateur qui se proposait de régénérer la société musulmane sunnite et de mettre les textes islamiques classiques en harmonie avec les réalités du moment. Des écoles déobanties furent crées en Afghanistan sans une grande adhésion de la population locale. En revanche, elles se sont développées à un rythme très soutenu au Pakistan, notamment après la partition de 1947.

Les déobantis créèrent même un parti politique, le Jamiat-Ulema-eIslami (JUI), qui jouira d’une certaine influence dans les années 90. Au Pakistan, en 1993, avec le retour au pouvoir de Benazir Bhutto, les talibans connurent un essor inespéré. Issu d’un mouvement apparu en Inde pendant la période coloniale. Si le JUI n’a pas joué de rôle direct dans la guerre d’Afghanistan, il a cependant profité du conflit pour établir des centaines d’écoles le long de la ceinture pachtoune pakistanaise, dans la province de la frontière nord-ouest et au Baloutchistan. Ce sont ces écoles dirigées par des mollahs souvent analphabètes qui « produiront » des centaines d’étudiants (talibans).

Ce parti politique s’est imposé en créant des structures sociales, en dispensant une éducation gratuite, en donnant un toit et de la nourriture gratuite et même un entraînement militaire aux jeunes pakistanais et aux jeunes réfugiés afghans. Comme nombre d’autres groupes islamistes, l’idéologie du JUI s’est peu à peu rapprochée du courant wahhabite au pouvoir en Arabie Saoudite.

Demeuré relativement marginal et politiquement isolé, le JUI s’est alors allié au Parti du peuple Pakistanais (PPP) de Mme Benazir Bhutto qui a pour devise « socialisme, islam et démocratie » et est entré dans le gouvernement de coalition formé après la victoire électorale du PPP. Benazir Bhutto utilise alors ce parti pour contrer l’influence des islamistes proches de l’ancien pouvoir. Ces militants aguerris bénéficient d’un soutien militaire et logistique de la part des autorités pakistanaises.

Pourtant, leur pénétration de plus en plus forte au sein de la société représente une grave menace pour la stabilité même du Pakistan.  Le Pakistan semble aujourd’hui fragilisé par de profondes et récurrentes crises économiques et politiques. Ses institutions sont au bord de l’effondrement et la société est fracturée par de multiples divisions ethniques et sectaires. Les mouvements néo-talibans pakistanais jouissent d’une influence politique importante dans les zones pachtounes, au Baloutchistan comme dans la Province de la frontière nord-ouest. Et ils s’étendent aujourd’hui au Pendjab et au Sind.

Profitant de la bienveillance de l’armée et de la bureaucratie, ces groupes religieux se sont mués en une force bien organisée et bien financée, pesant d’un poids considérable. Ces derniers se voient comme les gardiens de l’identité. Lors de la crise de 1971, les militaires ont eu recours à la rhétorique islamiste et à l’appui des militants pour faire pression sur les leaders démocratiquement élus de la lointaine province. Aujourd’hui pourtant, la hiérarchie perçoit la classe politique comme sa plus sérieuse rivale, bien davantage que la mouvance islamiste, tour à tour instrumentalisée ou écrasée. C’est la marginalisation de la classe politique et l’exil des leaders emblématiques qui a fait le lit des partis religieux plus influents que jamais.

Tel est le cas de la « coalition pour l’action » dite la Muttahida Majlis-e- Amal (MMA), alliance de six partis religieux ( Jamiat Ulema-e-Pakistan JUP, Jamiat Ahle Hadith MJAH, Islami Tehrik-e-Pakistan ITP, Jamaat-e-Islami, Jamiat Ulema-e-Islami JUI-F, et Jamaat-Ahl-e-Hadith, occupe depuis les élections d’octobre 2002, un siège sur 5 soit une soixantaine de sièges à l’Assemblée nationale, devenant la troisième force politique du pays.  Cette alliance composite dirige de facto, depuis octobre 2002, la province de la NWFP après avoir raflé la majorité des sièges de l’assemblée provinciale. Cette formation désormais difficile à ignorer ou à occulter, jouit d’une position politique enviable qui lui permet de prendre des positions virulentes contre le pouvoir civilo-militaire, à l’image de son secrétaire général à l’Assemblée nationale et figure de proue de la Muttahida Majlis-e- Amal, selon qui « les dirigeants ont fait de ce pays une colonie des Etats-Unis d’Amérique ».

Ce ton, on ne peut plus provocateur, plein d’assurance et de confiance dans la capacité de l’alliance à déstabiliser le pouvoir en place, est révélateur de la dépendance du régime civilo-militaire à son égard. Cette alliance très influente a pour objectif ultime la prise du pouvoir et la création d’un Etat islamique.

On le voit, si l’affirmation de l’islam pakistanais a surtout une vocation identitaire nationale face à l’indouisme comme le prouve l’islamisation de la question cachemirie, le problème des rapports de cette religion avec l’Etat se pose dans le Pakistan contemporain. Certains penseurs religieux ont même envisagé la constitution d’un Etat islamique: c’est le cas notamment de Mawdoudi, mort en 1979 très apprécié par le général président Zia, il prône un islam totalitaire et l’application exclusive de la « loi religieuse », et rejette l’islam institutionnel à la manière des Frères musulmans d’Egypte. Je rappelle que précisément la  collaboration du général Zia avec ce penseur très écouté, a assuré au dictateur une légitimité religieuse notamment après son coup d’Etat qui l’a amené au pouvoir et qui lui a permis en outre d’asseoir sa popularité notamment auprès des classes moyennes et bourgeoises pieuses qui se reconnaissaient dans la pensée de Mawdoudi.

 Par conséquent je suis en mesure de dire que c'est l'instrumentalisation de l'islam par le pouvoir pakistanais qui explique en grande partie l'enracinement des mouvements islamistes dans la société alors que le père fondateur du Pakistan, envisageait un pays certes musulman mais laïque dans lequel les minorités religieuses (hindou, sikhs, chrétiens..) auraient leur place. Sa mort en 1948 a empêché la mise en place de ce système de coexistence pacifique entre les différentes ethnies et religions du Pakistan naissant. La première Constitution de 1956, fait du Pakistan une République islamique.

Cette tendance se confirmera tout au long de l’histoire contemporaine du pays. En 1980 le général président Zia ul Hacq veillera à renforcer l’Islam dans la société civile comme dans le jeu géopolitique. A compter de 1979, la guerre d’Afghanistan offre à Zia l’opportunité d’asseoir sa politique de soutien inconditionnel aux militants islamistes antisoviétique avec l’aide logistique et financière des Américains. Même si la mort du général Zia a ouvert la voie à un changement politique, sa politique d’islamisation à outrance de l’Etat et de la société pakistanaise trouve encore ces effets aujourd’hui comme l’atteste la gestion du conflit au Cachemire mais également ce soutien qu'affiche les pakistanais aux talibans et à Al-Qaïda.

République islamique, le Pakistan paraît en effet comme profondément partagé entre son adhésion à l’islam et sa tolérance historique au fondamentalisme islamique d’une part, et les nécessités économiques et financières qui le conduisent à se présenter en allié fidèle des Etats-Unis, d’autre part.

Les attentats du 11 septembre ont aussi provoqué une évolution très importante de la politique religieuse au Pakistan. Ils ont conduit à repenser la place de la religion dans l’identité pakistanaise et ont fait prendre conscience des dangers de la montée de l’islamisme dans la société pakistanaise.

Dans son discours du 12 janvier 2002, le président Moucharaf a décidé de retrouver les racines du compromis national pakistanais avec l’islam. Il ne s’agit en aucun cas de faire du Pakistan un Etat laïque à l’instar de la Turquie, mais plutôt de prôner dans l’esprit d’Ali Jinnaf fondateur du Pakistan, un islam moderne et ouvert sur son environnement régional et international.  En somme refuser que le Pakistan ne devienne un Etat religieux. Cette orientation l’a poussé à dissoudre les partis musulmans pakistanais, à fermer un certain nombre d’écoles coraniques ou « madrassas » et à interdire des organisations terroristes islamistes au Cachemire. En faisant ce choix, le général Moucharaf pense ouvrir la voie d’une relance de la construction de l’identité nationale pakistanaise en refusant l’aventure islamiste et la « néo-talibanisation » du pays.

Cependant ce revirement de politique étrangère, qui s’est traduit par des mutations au sein de l’armée et notamment à la tête des services secrets militaires « ISI » principal soutien des islamistes,  a provoqué d’importantes tensions politiques internes qui se sont traduites par des attentats contre Moucharaf lui même et contre des personnalités étrangères ou des intérêts étrangers au Pakistan. Le choix de l’alliance américaine porte les germes d’une déstabilisation interne au Pakistan. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’attentat à la grenade dans un temple protestant en mars 2002 ou encore les terribles attentats à Karachi contre les employés étrangers notamment français en mai et juin devant le consulat des Etats-Unis.

Sur le plan régional, cet alignement pakistanais sur les positions américaines a eu des retombées sur la situation au Cachemire puisque progressivement, des liens s’étaient établis entre néo-talibans, Al-Qaïda et les différents militants du djihad au Cachemire en raison de sa proximité géographique.

Le Cachemire est rapidement apparu comme un terrain fertile de repli potentiel des militants islamistes chassés d’Afghanistan ou même du Pakistan. Stimulées par la guerre en Irak, les organisations islamistes interdites qui étaient la cible de la campagne militaire américaine en Afghanistan, refont lentement leur apparition au Pakistan « pays des purs ». Ainsi d’anciens groupuscules intégristes, considérés comme des durs, relancent leurs activités sous de nouvelles étiquettes.

Ils opèrent ouvertement comme « partis politiques »: Jaish e-Mohammed a été rebaptisé Khudam-ul Islam; Harakatul Mujahedeen se fait désormais appeler Jamiat-ul Ansar et Lashkar e-Tayyaba répond au nouveau nom de Jamaat e-Dawa.

Aucun président au Pakistan ne peut échapper à une situation que je peux qualifier de périlleuse.

En effet le pouvoir est contraint de s’allier aux Etats-Unis dans sa guerre contre ce qui est appelé le terrorisme, et paradoxalement, il doit tenir compte de deux forces d’opposition très influentes dans le pays: l’armée idéologiquement dominée par les religieux les plus conservateurs - qui étaient déjà très réticents à l’intervention américaine en Afghanistan et qui sont aujourd’hui farouchement opposés à la guerre qualifiée « d’impérialiste » en Irak - et certains éléments au sein des services de renseignement pakistanais encore plus proche des milieux islamistes.

Dans ces conditions, comment peut-on croire que le  Pakistan va  rentrer définitivement dans le camp des Etats « fréquentables » en rejetant au loin les attributs des « rogues states » ?

En conclusion …

La mort de Ben Laden survenue au cœur de la capitale Islamabad et avec le soutien précieux du gouvernement pakistanais - qui a fourni les renseignements indispensables à la bonne conduite de cette opération - risque bien évidemment de compliquer la situation des autorités pakistanaises, d’ores et déjà accusées de trahison et coupables d'avoir aidé les américains à débusquer Ben Laden.

Si  la chute du chef historique de la mouvance Al-Qaïda est un  symbole – véritable icône du terrorisme international - personne ne peut affirmer que la guerre est désormais définitivement gagnée. Pour les partisans du djihad - et ils sont nombreux – celle-ci ne fait d’ailleurs que commencer.

Je pense pour ma part que la mort de Ben Laden, va probablement  encourager les tendances centrifuges au sein d'Al-Qaïda, dont les groupes qui s'en réclament  sont plutôt autonomes qu'il s'agisse de l'AQMI au Maghreb, de l'AQPA dans la Péninsule arabique ou bien des autres.

Ils pourront d’ailleurs continuer à relayer non pas le leader qu'il était,  mais la seule idée essentielle  qu'il a su transmettre à ses partisans,  celle de la légitimité du djihad comme unique moyen d'exister et de s'affirmer face à ce que Ben Laden appelait la domination américano-occidentale du monde musulman et arabe.

Entre la branche irakienne d'Al-Qaïda et l'aile d'Al-Qaïda pour la Péninsule arabique, très marquée par sa dimension yéménite et la branche « pakistanisée » du mouvement, c'est cette dernière qui semble la plus endurcie pour répondre à l'assassinat de Ben Laden.

Pour toutes ces raisons, la question n'est pas à mon sens de savoir si la réaction d'Al-Qaïda va avoir lieu, mais de savoir où et quand.

*Mohamed TROUDI est chercheur en relations internationales et stratégiques, politologue, spécialiste du monde arabe et musulman. Il intervient réguilièrement dans les colonnes de Politique-actu.


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