"La République et les enjeux intellectuels de l'histoire - Première lettre ouverte au Président de la République" par Manuel de Diéguez, un des plus grands philosophes contemporains.
[Photo : Le président Francois Hollande, le 9 octobre 2012 (CHARLES PLATIAU / AFP)]
Introduction
La France inaugurera-t-elle l'ère des démocraties dont les rois élus se voudront informés de la marche du monde de la pensée? Henri IV riait des prodiges physiques censés se produire sur l'autel du christianisme romain, mais il disait que Paris valait bien une messe, François 1er aurait voulu accueillir Erasme au collège de France et son règne demeure intimement lié aux retrouvailles de notre astéroïde avec les Lettres et les arts d'un monde englouti, Louis XIII brillait par son absence de l'arène des intelligences, Louis XIV essayait de protéger Molière sans "irriter les dévots" et la France lui doit son siècle immortel, Louis XV n'a pas protégé les Voltaire et les Diderot, Louis XVI s'est montré un serrurier mal averti des ressorts de l'âge des Lumières, mais il a retiré la torture du code pénal, ce qui était méritoire au sein d'une espèce dont le salut éternel découlait de la torture à mort d'un innocent, Louis XVIII a redonné son tribunal de la Très Sainte Inquisition au peuple de la guillotine, Charles X a découvert à ses dépens que la sainte ampoule avait déserté la boîte osseuse des glorificateurs d'une crucifixion payante, Louis-Philippe a dormi à poings fermés de 1830 à 1848, la classe dirigeante de 1905 a tenté de séparer la raison politique de la raison religieuse, mais en gardienne de la chèvre et du chou, le XXIe siècle a salué dans un silence et une indifférence universels des belles âmes, le retour triomphal de la torture judiciaire dans la plus grande démocratie de la mappemonde. Les présidents de la Ve République se montreront-ils instruits des enjeux moraux qui sous-tendent l'histoire du cerveau politique des évadés de la zoologie ou bien se montreront-ils de simples connaisseurs de la culture superficielle que dispense une éducation nationale à fleur d'eau?
L'humanisme officiel se trouve à un tournant vertigineux de son destin philosophique parmi les squales qui rôdent dans les grandes profondeurs. Demeurerons-nous les récitants de l'histoire de notre encéphale dans l'Eden des démocraties ou bien des cambrioleurs audacieux perceront-ils les secrets sanglants de nos temples?
La Grèce mourante n'a envoyé que ses sophistes sur les routes de l'empire romain fatigué, les Trajan, les Hadrien, les Marc-Aurèle ont vainement tenté d'éduquer la conque sommitale d'une humanité au bord du gouffre - l'Europe quittera-t-elle à son tour l'arène de l'histoire sur la pointe des pieds ou bien son agonie fécondera-t-elle la civilisation de la raison?
Les lettres qui suivent poseront la question de savoir quelle place le Président actuel de la République occupera dans l'histoire de nos coffres cérébraux.
1 - Bref plaidoyer pour un genre littéraire
2 - Les moulins à prière de la démocratie
3 - L'anthropologie philosophique et la pesée des Etats
4 - L'âge ptolémaïque de la politologie
5 - Le retard de l'anthropologie politique française
6 - L'éducation intellectuelle de la classe politique française
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1 - Bref plaidoyer pour un genre littéraire
Monsieur le Président,
La lettre ouverte n'est pas un artifice littéraire cousu de fil blanc et qui permettrait à un auteur astucieux de faire lire discrètement à un lecteur imaginaire le véritable contenu d'une lettre aimablement truquée pour la galerie; vous savez qu'il s'agit d'une invention dont l'usage remonte à Pline le jeune, Sénèque, Erasme, Voltaire, qui entendaient élever leurs lecteurs au rang d'interlocuteurs éminents de leurs sacrilèges . Aussi les Lettres persanes ou les Lettres provinciales nous invitent-elles à lire par-dessus l'épaule d'un épistolier de haut vol et à nous laisser convaincre par un argumenteur et un bretteur redoutables, mais déguisés en guerriers patelins et de tout repos.
Aussi est-ce en raison de ma faiblesse d'esprit que j'appelle à mon secours les plus illustres duellistes fictifs d'autrefois. Ma minusculité a besoin de prendre appui sur toute leur autorité pour vous entretenir des relations diplomatiques que les Etats d'aujourd'hui devront nécessairement apprendre à entretenir avec les récits théologiques redoutables ou endormis des ancêtres. Car avant la fin de l'année, la question de l'ambiguïté du statut des cosmologies mythiques et de leurs déflagrations atomiques se placera au cœur des relations que la France entretiendra avec, la Russie, l'Iran, la Chine, l'Afrique, l'Inde et l'Amérique du Sud au chapitre de la pesée du séraphisme démocratique américain dont les Jésuites étendront l'apostolat jusqu'aux frontières de l'ex-empire des tsars. On sait également que l'évangélisme tonitruant et tempétueux du Nouveau Monde empruntera la voix d'un bouclier anti missiles décoré de la croix des pacificateurs armés jusqu'aux dents et que les dialecticiens les plus effilés du mythe universel de la Liberté vassaliseront l'Europe les armes les plus aiguisées à la main, mais le plus saintement du monde et au prix d'une mise hors jeu souriante de la bombe atomique de nos derniers d'Artagnan. Vous voyez, Monsieur le Président, qu'une politique française benoîte et qui se priverait des épées de nos mousquetaires se rendrait sourde et muette et que ma minusculité a besoin de la caution d'un genre littéraire explosif, lequel avait conquis ses titres de noblesse à croiser le fer avec l'histoire sanglante du monde.
2 - Les moulins à prière de la démocratie
Par bonheur les aimables Lettres de mon moulin seront également de la partie ; car votre destin vous appelle à faire tourner paisiblement les ailes du moulin qu'on appelle une nation. Ici encore, Monsieur le Président, il ne serait pas respectueux à l'égard d'un lecteur de votre rang de jouer avec des métaphores amusées. Le moulin à prières des dévots de la Liberté mérite mieux que cela, car l'usage évangélique que l'Amérique entend faire du mythe de la souveraineté de ses vassaux annonce des ouragans.
Savez-vous que, tout au long de votre quinquennat actuel et du suivant, le bouclier anti-missile américain placera la spectrographie anthropologique des théologies au cœur de la pensée philosophique mondiale? Ce n'est pas rien de jeter tout le poids des vertus démocratiques et de la piété politique des modernes dans l'arène d'un empire du salut, ce n'est pas rien de doper les prie-Dieu de la démocratie à l'uranium enrichi, ce n'est pas rien de faire boire le nectar de la paix et l'ambroisie de la rédemption aux croisés de la sainteté démocratique. Vous trouverez-vous ballotté entre les Richard cœur de lion des justiciers d'outre-Atlantique et un rationalisme français à bout de souffle ou bien vous initierez-vous au cogito que l'école de Paris élabore depuis une décennie sous nos yeux? Les philosophes régénérateurs d'une République en panne mettront votre présidence à la rude épreuve de leur discipline, mais votre traversée de la passe entre Charybde et Scylla permettra aux juges posthumes de votre politique étrangère d'allumer la lanterne du président et des membres du tribunal international qu'on appelle la postérité. Observons donc de plus près le fléau et les plateaux de la balance à peser les vivants et les morts.
3 - L'anthropologie philosophique et la pesée des Etats
Une rencontre inespérée se prépare entre l'évolution dont bénéficie la réflexion socratique de notre siècle dans le monde entier et les premiers pas de la politologie moderne; et cette rencontre sera tellement prometteuse qu'elle élèvera la science diplomatique et la philosophie de l'histoire au rang d'un rendez-vous décisif de la France de la pensée avec les lents progrès de la raison universelle.
Je m'explique: vous savez que le XVIIIe était déjà omniprésent du temps de Bossuet et de Fénelon et que les Voltaire et les Diderot n'ont fait que projeter les découvertes des philosophes de la fin du XVIIe siècle sur l'écran géant de la politique internationale. Mais la classe politique de l'époque n'en a rien su. Les historiens de demain se demanderont ce que la classe politique française savait sous vos quinquennats des découvertes de l'Ecole de Paris.
Cette question rejoint à toutes jambes celle de la pesée du contenu anthropologique de la politique étrangère de la France et de sa rationalité philosophique. Car la simianthropologie anglo-saxonne est entrée avant nous dans la postérité que Darwin et Freud se partagent; et elle a commencé d'appliquer sa connaissance expérimentale des songes sacrés à l'interprétation de la politique et de l'histoire de l'humanité. L'une des applications les plus récentes de leurs découvertes, Monsieur le Président, s'est trouvée spectaculairement confirmée à Chicago le 20 mai 2012, à l'heure où l'Europe des esclaves de l'Amérique d'un côté et la France de la gauche mitterrandienne et de la droite chiraquienne de l'autre ont accepté d'un même élan et d'un seul cœur, donc en aveugles et à l'unanimité, le principe de l'installation aux frontières de la Russie d'un bouclier antimissiles du Nouveau Monde. Que pensez-vous, M. le Président de la charge caritative et apostolique de cette foudre? Vous savez que tout empire ne poursuit d'autre finalité que d'étendre la puissance de ses armes et de ses ciboires. Que devient le mythe de la Liberté démocratique dont les trois monothéismes se nourrissent quand le sceptre d'un grand Etat s'en empare et s'en fait l'instrument de son expansion militaire et confessionnelle à l'échelle de la planète?
Comme vous le savez, M. Barack Obama a rappelé, le 15 septembre 2012, que la présence de l'Amérique dans le monde est la clé de la domination de ses armes et de son commandement parareligieux confondus - "leadership" - et que, pour cette raison, ses légions ne quitteront jamais le territoire des nations qu'elles occupent depuis trois quarts de siècle. Quelle est votre philosophie du terme de présence appliqué à un bouclier anti-missiles dont la vocation n'est pas militaire à proprement parler, mais qui prend place dans le vocabulaire de la présence idéologique et guerrière du mythe démocratique sur les cinq continents? Si vous ne devenez un anthropologue de la présence psycho-cérébrale de la théologie de la Liberté et de ses épées, je crains que votre politologie ne devienne une science anté-copernicienne des glaives et du sang.
4 - L'âge ptolémaïque de la politologie
Il me semble que les progrès accomplis depuis 2001 dans notre connaissance rationnelle des paramètres théologiques et politiques étroitement mêlés qui pilotent la boîte osseuse des demi évadés de la zoologie ne soient pas suffisamment connus et encore moins assimilés au sein des Etats démocratiques. Mais au cours des soixante-dix ans du règne exclusif de la sotériologie marxiste, la classe politique russe n'a pas davantage progressé que la France des notables depuis la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat en 1905. Vous remarquerez en outre que le Kremlin s'indigne avec une naïveté désarmante de la progression des armes de guerre américaines en Europe, comme s'il s'agissait d'une menace militaire de type napoléonien ou bismarckien, alors qu'une religion ne s'avance jamais en porteuse ostensible de pancartes d'un modèle macédonien, mais par le biais de l'implantation insidieuse, subreptice et faussement pacificatrice de son mythe dans les têtes et dans les cœurs.
Connaissez-vous la fascination parareligieuse que le mythe de la Liberté exerce sur les neurones d'un genre simiohumain demeuré puéril? Vous remarquerez également que la Maison Blanche ne saurait enseigner crûment la stratégie du salut politique de l'humanité qui inspire ses pas sur toute la terre. Il n'est même pas certain que la sotériologie biblique soit pleinement consciente d'elle-même dans l'encéphale de l'élite de la nation américaine. Mais si vous ne connaissez pas les arcanes instinctuels de l'inconscient messianique du genre humain, je crains qu'une physique ptolémaïque ne piège et n'embrume la France .
5 - Le retard de l'anthropologie politique française
Pour comprendre la réfutation des sotériologies doctrinales d'autrefois, il faut que vous sachiez, Monsieur le Président, que depuis le XVIIIe siècle - j'y reviens - l'évasion des Etats rationnels du carcan de l'ère religieuse de la politique s'est révélée le centre stratégique de la pensée mondiale. Mais les bénéfices de l'expulsion du christianisme confessionnel du champ de la philosophie vivante se sont révélés fort inégalement répartis entre les peuples latins et les nations protestantes. La France de la raison a manqué une étape décisive de sa libération de l'âge des mythes sacrés et cela au point que la rationalité cartésienne de la nation s'est rétrécie et que le tranchant originel dont elle était porteuse s'est émoussé dans le déisme affadi des siècles suivants - et notamment dans celui du siècle des Lumières lui-même.
C'était gaspiller les forces vives de la raison française que de rejeter seulement les prodiges grossiers et absurdes qui ponctuent le rituel du trafic catholique des hosties et notamment le cérémonial des magiciens de la messe. On exténue les intelligences d'avant-garde à réfuter la vaine sorcellerie d'une transsubstantiation du pain et du vin de l'autel en chair et en sang dont se nourrissaient les sacrifices des âges primitifs, on perd son temps à porter l' attention des cerveaux prometteurs à réfuter l'apparition d'une hémoglobine miraculée sur les offertoires, alors qu'il fallait se demander pourquoi ce prodige se situe au cœur d'une liturgie des sacrifices sanglants et pourquoi une gestuelle immolatoire de ce genre trouve sa place dans une histoire universelle du sang et de la mort.
Mais l'esprit critique que la raison allume dans les intelligences en herbe s'est tellement épuisé à ridiculiser une thaumaturgie stupéfactoire que, depuis 1905, le nouveau pain bénit, celui que la laïcité française fait monter dans le four de la République - pour nous retrouver en 1905 - l'esprit critique, dis-je, n'a fait qu'étouffer davantage les promesses anthropologiques et l'humanisme prospectif des Voltaire et des Diderot; et la France qui, depuis Montaigne, se plaçait à la tête des combats de la pensée mondiale n'a pu tenir son rang dans la conquête d'une connaissance abyssale de l'inconscient simiohumain qui régit la politique, para religieuse des démocraties autoangélisées. Qu'en est-il des tractations masquées de nos idéalités vertueuses avec le sang eschatologisé des autels? Sachez, Monsieur le Président que, par nature et par définition, les sacrificateurs ont vocation de rendre séraphiques les meurtres cultuels dont leurs propitiatoires croient présenter l'offrande effective à leurs idoles. Mais pourquoi les idéaux de 1789 ont-ils basculé dans une phraséologie du salut politique dont une Liberté abstraite est devenue le verbe délivreur? Qu'adviendra-t-il d'un vocabulaire messianique décorporé, d'une eschatologie démocratique invertébrée et d'une annonciation rédemptrice héritée de la théologie chrétienne de la rédemption et qui s'est transvasée dans la sotériologie verbifique américaine - celle que guide une grâce désormais totémisée sous la bannière de l’empire à la bannière étoilée?
6 - L'éducation intellectuelle de la classe politique français
Monsieur le Président, si vous ne deveniez un simianthropologue averti et si vous ne scanniez la géopolitique pseudo apostolique de notre siècle, je crains que ne se creuse le même fossé entre la culture politique officielle de notre classe dirigeante, d'un côté et l'avant-garde d'une analyse critique des démocraties messianisées de l'autre, le même fossé, dis-je, qu'au XVIe siècle entre une Sorbonne ardente à défendre l'immolation physique des chrétiens, d'une part, et les premiers philologues humanistes, d'autre part, qui commençaient d'observer les tributs sanglants que les dieux simplistes demandent aux humains d'acquitter sur leurs étals.
Savez-vous qu'une poignée d'anthropologues anglo-saxons ont tout de suite compris que la démocratie pseudo irénique que l'Amérique a placée sous sa bannière servira d'étendard planétaire à une eschatologie idéocratique empruntée au vieux mythe du salut et de la rédemption? Dès le XVIe siècle, le calvinisme a su se fonder sur une annonciation tellement décorporée de la délivrance de type monothéiste qu'elle a permis au protestantisme genevois de rejeter aussi bien l'autorité doctrinale qu'évoquait la hiérarchie ecclésiale romaine que le fétichisme du sang sacré élaboré par des siècles de scolastique catholique.
Du coup l'esprit scientifique et philosophique du Nouveau Monde a pu bénéficier de l'avantage politique de se libérer des simulacres et des gesticulations bénédictionnelles liées aux immolations en chair et en os sur les offertoires. Vous savez que la théologie romaine du sang physique des victimes avait retrouvé et renforcé les rituels réalistes des augures antiques et que le rationalisme politique protestant a pu s'engager dans la brèche grande ouverte d'une anthropologie critique; et vous savez que cette anthropologie est ambitieuse de comprendre pourquoi, depuis des millénaires, une espèce terrorisée par le ciel des sacrificateurs se domicilie dans des mondes à la fois sanglants et euphoriques.
Monsieur le Président, le XXIe siècle accèdera à une profondeur de la connaissance anthropologique des mythes crucificateurs qui bouleversera les naïvetés de la politologie pseudo pacifiante des démocraties. Si vous ne participez de cette seconde Renaissance, vous perpétuerez la candeur intellectuelle de la classe dirigeante actuelle de la France.
La semaine prochaine, je vous parlerai de l'Europe asservie aux autels de la démocratie américaine et des sacrifices de sang aux idéalités; et je commencerai de vous initier à la dissection des idoles du langage.
Le 27 octobre 2012
Commentaires
« avant la fin de l'année, la question de l'ambiguïté du statut des cosmologies mythiques et de leurs déflagrations atomiques se placera au cœur des relations que la France entretiendra avec, la Russie, l'Iran, la Chine, l'Afrique, l'Inde et l'Amérique du Sud au chapitre de la pesée du séraphisme démocratique américain dont les Jésuites étendront l'apostolat jusqu'aux frontières de l'ex-empire des tsars. »
« Connaissez-vous la fascination parareligieuse que le mythe de la Liberté exerce sur les neurones d'un genre simiohumain demeuré puéril? »
« C'était gaspiller les forces vives de la raison française que de rejeter seulement les prodiges grossiers et absurdes qui ponctuent le rituel du trafic catholique des hosties et notamment le cérémonial des magiciens de la messe. On exténue les intelligences d'avant-garde à réfuter la vaine sorcellerie d'une transsubstantiation du pain et du vin de l'autel en chair et en sang dont se nourrissaient les sacrifices des âges primitifs, on perd son temps à porter l' attention des cerveaux prometteurs à réfuter l'apparition d'une hémoglobine miraculée sur les offertoires, alors qu'il fallait se demander pourquoi ce prodige se situe au cœur d'une liturgie des sacrifices sanglants et pourquoi une gestuelle immolatoire de ce genre trouve sa place dans une histoire universelle du sang et de la mort. »