Tribunes de Philosophes

"Renan, l'islam et la France" par Manuel de Diéguez, un des plus grands philosophes contemporains.

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[Peinture : Job selon le peintre Léon Bonnat (1880)]

" On ne peut apprendre la philosophie, on ne peut qu'apprendre à philosopher."
E Kant


Présentation 
1 - Les doubles rênes de la raison et du mythe
2 - Renan le précurseur
3 - Les destins transcendantaux
4 - A la recherche d'une carrure
5 - Les égarements du néophyte
6 - A la recherche du génie religieux 
7 - La biographie transcendantale 
8 - Psychanalyse politique de l'incarnation
9 - Esquisse d'une anthropologie du mythe de l'incarnation

*

Présentation

Job a vu sa maison détruite par un incendie, la mort de ses fils, une maladie de peau inguérissable a fait s'enfuir sa femme. Ses invectives ont réveillé Jahvé en sursaut. Il jette un coup d'œil distrait au chétif insecte qui grattait ses pustules et jouait maintenant au juge de son maître. Et de se fendre d'une algarade hautaine. Avec quelle superbe le souverain du cosmos va ironiser sur la vermine qui apostrophe le père des galaxies et le roi des tempêtes! "Quel est ce puceron ? La mer, je l'ai ceinturée de ses rivages, j'ai montré sa place à l'aurore, j'ai construit les portes de la mort. Lève le nez de dessus tes bubons, contemple la lumière et la beauté des étoiles!"

Et de raconter la naissance des antilopes, le galop des ânes sauvages, la course des autruches, le vol des aigles et des vautours. Et quel éloge des champs de bataille ! Dieu aime la guerre. "Je donne au cheval sa vigueur, je revêts son cou d'une crinière, je le fais bondir comme la sauterelle et son fier hennissement répand la terreur. Il frémit, il bouillonne, il avale la terre et ne se contient plus quand sonne la trompette." Satan se révèle rien moins que la face cachée du Créateur et, pour ainsi dire, son alter ego. La postérité christologique de Renan osera porter le regard de la pensée sur ce conquérant au vain babillage.

Le mérite immense de l'auteur de La Vie de Jésus de 1863 demeurera d'avoir posé à l'Occident la question qui, tout au long du XXIe siècle nourrira la pesée philosophique et l'analyse anthropologique du seul des trois monothéismes fondé sur la perpétuation et la glorifications d'un meurtre sacré. Qu'en est-il de la rémunération d'un cadavre offert à la divinité ? Pourquoi le christianisme a-t-il pris, en secret, la relève du sacrifice d'Iphigénie au dieu Eole? Pourquoi cette modification dans la forme seulement du tribut originel que les cultes primitifs payaient à l'idole?

Sans La Vie de Jésus de Renan, nous n'aurions pas franchi le premier pas en direction de la pesée anthropologique de l'humanisme superficiel et privé de regard sur le tragique de la condition humaine que la Renaissance nous a légué, sans ce rousseauiste impénitent la conscience européenne ne radiographierait pas la sauvagerie originelle de la bête réfléchie de siècle de siècle dans l'image du Dieu tueur qu'elle forge et reforge à sa propre image, sans l'auteur de la célèbre Prière sur l'Acropole - le tard-venu "sur le seuil des mystères d'Athéna" - le rationalisme contemporain demeurerait dans l'incapacité de jamais décrypter les écrits bibliques avec les yeux du zoologue de l'humanité.

Mais qu'en serait-il d'un humanisme décidé, du moins dans les souterrains de la conscience européenne, à radiographier la sauvagerie originelle de la bête si cette interrogation ne s'était pas révélée consanguine à celle de la pesée théologique de la guerre? Par bonheur, l'idole vétéro-testamentaire n'a pas déserté prématurément les champs de bataille - en 450 avant notre ère, elle plastronnait encore à l'école de ses carnages. Mais si, à l'inverse, elle demeurait trop longtemps homérique, elle nourrissait dangereusement le regard de l'extérieur que la créature commençait de porter sur sa sauvagerie militaire. Aussi les embarras du monothéisme chrétien ont-ils commencé dès saint Augustin, qui se demandait comment expliquer la volonté de Dieu de se servir des barbares contre les Romains. Mais l'aporie deviendra insurmontable au XVIIe siècle: Massillon, Bourdaloue, Bossuet peinent à théologiser les guerres de Louis XIV. Depuis le XVIIIe siècle, la théologie des batailles a purement et simplement disparu de l'enseignement doctrinal de l'Eglise.

Aussi le Jésus de Renan - et précisément parce qu'il s'agit d'un Nazaréen de bergerie - a-t-il placé l'Occident devant la question du statut de la vie ascensionnelle d'une humanité demeurée guerrière des pieds à la tête. Comment l'attention de la pensée rationaliste ne se serait-elle pas portée sur la barbarie de Dieu lui-même si la civilisation laïque a perdu son dieu Mars en chemin? En 1919, la IIIe République a déchaîné la fureur du clergé pour avoir refusé de célébrer un Te Deum de remerciement à la divinité censée avoir accordé la victoire par le glaive à la France. Il faut choisir entre le Dieu des sauvages qui grave le nom de ses héros sur ses monuments aux morts et le Dieu absent de l'histoire. Du coup, on se résignera à chercher le "vrai Dieu" dans l'âme des prophètes et des saints.

Un siècle et demi après le Jésus de Renan, la "guerre sainte" s'est rallumée et l'Occident se dit: "Quel est l'avenir du "Connais-toi" de l'humanité si le "vrai Dieu" ne trouve plus sa place à la guerre?"

1 - Les doubles rênes de la raison et du mythe

L'Occident ressemble au baron von Münchhausen en ce qu'il tente de s'empoigner par les cheveux afin de se retirer de l'étang. Mais si le génie d'une France blasonnée de diplômes redevenait bouillonnant, si la nation retrouvait la source jaillissante d'une réflexion critique nouvelle sur l'histoire et la politique, si l'effervescence cérébrale d'un second XVIIIe siècle arrachait le pays à la stérilité intellectuelle de ses élites épuisées, si l'Europe rallumait le flambeau de la pensée sur les cinq continents, l'auteur des Origines du christianisme occuperait une place à préciser dans le sauvetage au bistouri d'une civilisation.

Quelle est l'origine du cancer des stagnations mentales et pourquoi la torche vive de l'intelligence s'éteint-elle dans les démocraties qualifiées de rationnelles? N'avaient-elles pas prétendu qu'une aristocratie forgée sur l'enclume du mérite scolaire porterait au pouvoir des cervelles audacieuses? Mais si, en 1996, le pays du Discours de la méthode a chu dans une léthargie philosophique qui l'a empêché de commémorer le quatrième centenaire de la naissance de Descartes, personne ne s'étonnera de ce que, dans deux mois, l'année 2013 se sera achevée sans que la nation logicienne ait célébré le cent cinquantième anniversaire de la parution iconoclaste de La Vie de Jésus de Renan en 1863.

Naturellement, ce double naufrage de la mémoire intellectuelle du monde répond à une seule et même carence neuronale, celle de l'impuissance de la civilisation occidentale à se donner une poutre de soutènement sacrilège de la pensée rationnelle, donc de son incapacité d'accéder à la mise en évidence d'une signification réfléchie du destin blasphématoire de l'intelligence mondiale. Car, pour donner une postérité vivante et même tumultueuse au rationalisme cartésien, il faudrait connaître la place centrale qu'occupe ce philosophe dans la marche planétaire de l'encéphale de l'humanité. Mais comment tracer l'itinéraire de la philosophie occidentale tout entière à la lumière de la trajectoire posthume de Renatus Cartesius si seule une France réveillée en sursaut et soudainement dressée sur son séant se trouverait en mesure de s'informer de ce qui est arrivé à la boîte osseuse de notre espèce en 1905, quand l'univers à trois dimensions d'Euclide et d'Archimède a sombré dans l'incompréhensible? Et comment faire choir les fuyards des forêts dans le tragique des mésaventures de leur entendement si une interprétation anthropologique de l'explosion du cerveau aristotélicien se révèlera nécessaire? L'encéphale simiohumain n'aurait-il scié les barreaux de sa cage que pour tomber dans le vide?

2 - Renan le précurseur

Mais si la France ne peut demander qu'à sa propre tête, pour quelles raisons l'incarcération de l'humanité dans le tridimensionnel l'empêchait de choir dans le néant, il faudra apprendre ce qui est arrivé à la théologie chrétienne de la guerre avec le coup de tonnerre de la parution de La Vie de Jésus de Renan et se demander pourquoi, depuis Voltaire, le débarquement dans l'humanisme occidental d'un décryptage petitement biographique des grands prophètes a lamentablement buté sur l'échec d'une théologie des carnages.

Et pourtant, la signification politique et psychobiologique du sacré a retrouvé toute sa portée interrogative, parce qu'avec Bultmann (1884 - 1976) les malheureuses biographies à l'eau de rose qualifiées d'" objectives " de Jésus sont devenues tellement rachitiques - elles se sont ratatinées à une centaine de pages - qu'il ne reste plus rien à dire d'heuristique du prophète en tant qu'acteur central de l'éthique du monde et de forgeron de l'encéphale onirique des peuples et des civilisations.

L'actualité internationale de Renan devient plus questionnante encore de ce que, quatre ans seulement après la parution de L'Evolution des espèces de Darwin, La Vie de Jésus a déclenché une réflexion souterraine sur la personnalité pacificatrice des prophètes du monothéisme, donc sur la pesée du cerveau de la bête en quête d'une place éminente, donc guerrière, dans le cosmos. Renan a pris quinze décennies d'avance sur une anthropologie ambitieuse de prendre la relève de la malheureuse Critique de la raison pure de Kant et de remplacer l'examen tridimensionnel de l'horloger de la logique mondiale par une généalogie du mythe cosmologique d'une prétendue intelligibilité en soi de la matière. C'est se demander ce qu'il en est de l'avenir floral ou meurtrier de la "raison" elle-même au sein d’une Europe dont l'islam est pratiquement devenu la seconde religion officielle. Mais si nous n'avons pas de lecture explicative de la postérité philosophique de Descartes, nous n'en aurons pas non plus de la postérité vivante d'un Renan grand connaisseur de l'islam.

On voit que seule une France cérébralement redressée et qui placerait Renan au cœur d'une réflexion ressuscitative concernant l'avenir de la pensée rationnelle de l'Occident, seule une France en mesure de prévoir et de peser le destin cérébral de l'islam et du christianisme dans le monde, seule une France en mesure de peser l'encéphale des pilotes de l'éternité se mettrait en position de répondre à la question explosive que Renan a déposée dans les souterrains de l'histoire - celle de la théologie de la guerre. Mais, pour examiner les charges de ce dynamiteur, il faudrait qu'il existât une phalange d'intellectuels laïcs quelque peu informés de l'histoire des dogmes pseudo-iréniques qui ont donné leur ossature à l'un et à l'autre de ces deux mythes du salut. Car si vous racontez une théologie seulement jardinière, jamais vous ne mettrez l'histoire du cerveau de notre espèce à l'école d'une interprétation anthropologique de l'évolutionnisme et vous ne comprendrez jamais ce que signifie la phrase sibylline sur laquelle Renan conclut les soixante pages de son introduction pré-anthropologique à La Vie de Jésus, selon laquelle "l'histoire entière est incompréhensible sans lui"? Ce méthodologiste avant la lettre et cet apprenti d'un décryptage de la signification psychobiologique du propitiatoire et de l'offertoire meurtriers des chrétiens était-il déjà à la recherche des doubles rênes de la raison et du mythe, de la politique et des songes sacrés, de l'alliance de l'histoire des carnages avec les croyances religieuses sanctifiantes?

3 - Les destins transcendantaux

En 1863, à l'âge de quarante ans seulement, cet incendiaire discret était devenu un éminent spécialiste de l'islam. Son Averroès et l'averroïsme - le philosophe musulman le plus vivant dans l'islam d'avant-garde d'aujourd'hui - en était à sa deuxième édition "revue et corrigée". Demain, les historiens du naufrage philosophique de l'Europe et de la France diront, primo, que la loi de 1905 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat avait eu la malchance d'installer la raison du XVIIIe siècle sur un trône rendu branlant, la même année, à la suite de la découverte de la relativité générale d'Einstein rappelée plus haut, secundo, que , par la suite, les sciences de la nature s'étaient révélées inaptes à psychanalyser les fondements psychobiologiques des verbes comprendre et expliquer dont usait la physique expérimentale depuis trois millénaires, tertio, que la raison laïque s'était endormie dans un solipsisme et une tautologie qui l'avaient rendue aussi aveugle à l'inconscient qui sous-tendait les axiomes et les postulats de la géométrie d'Euclide que l'entendement théologique du Moyen Age ne pouvait se prêter au décryptage anthropologique du prodige sanglant de la transsubstantification eucharistique, quarto, que tout approfondissement d'une connaissance spectrographique de la raison simiohumaine s'était trouvée paralysée par une acéphalie officialisée à l'école d'une éducation nationale simpliste, quinto, que seul Renan avait osé poser à Jésus et à Mahomet la question propulsive qui s'imposait depuis longtemps à l'humanisme paralysé de la Renaissance, celle de connaître la nature ultime des feux religieux dont se réclame notre espèce.

Si l'Occident avait fait germer cette question dans les souterrains de son histoire, la civilisation semi animale actuelle n' aurait pas pris un siècle de retard sur l'interrogation qui se situe au cœur de la philosophie depuis Socrate: "Qu'en est-il de la vie ascensionnelle du chimpanzé guerrier, qu'en est-il du génie dont s'inspirent les spéléologues du singe détoisonné, comment les grands visionnaires de la condition simiohumaine échappent-ils à leurs minuscules biographes pour entrer dans leur destin transcendantal, en un mot, qu'est-ce qu'un prophète?"

C'est dire également que si l'Europe des historiens ne parvenait pas à placer l'âme et l'esprit des forgerons du ciel sous la lentille de leurs microscopes, la civilisation mondiale ne comprendra pas non plus l'habitat mental de Mozart, de Rimbaud ou de Shakespeare, parce que cette interrogation soulève la question de l'habitat des hommes transcendants à la platitude du monde et dont la vraie vie se confond à celle du destin de leur lanterne. De la loupe des biographes de l'éphémère, Valéry écrit qu'ils racontent "les maitresses, les chaussettes, les niaiseries de leur sujet". Renan a cherché le verre grossissant qui permettrait aux insectes d'apercevoir leur minusculité dans un réflecteur géant.

4 - A la recherche d'une carrure

Qu'en est-il de la trajectoire spirituelle des prophètes? Cette question décisive, Renan ne l'a pas seulement placée au cœur de son œuvre, il en a fait l'axe central des civilisations. Pourquoi cela? Afin d'éclairer la politique à la lumière d'une signalétique de l'histoire de la pensée mondiale? Certes, mais pour cela, il fallait tenter de rendre la science historique rationnelle au sens que l'anthropologie critique confère au terme d'objectivité; et pour cela, il fallait s'efforcer de porter la raison dite expérimentale à la profondeur et à l'incandescence qui en fera la lumière "spirituelle" du genre humain. Mais on ne s'initie pas petitement et en bon écolier à la spéléologie qui sous-tend le verbe penser: le glaive de l'intelligence prophétique s'initie à expérimenter la trempe de son auteur - et la gazelle ne cesse de s'enfuir devant ce chasseur. Certes, en 1863, cette cynégétique croyait avoir découvert le tranchant de l'ordre chronologique" de l'élaboration du Coran. Mais la connaissance des dates de la composition des Evangiles était beaucoup plus difficile à rendre "irréfutable", parce que la vie publique de Jésus, comme Renan le souligne avec insistance, était plus brève et beaucoup moins chargée d'évènements parlants que celle du fondateur de l'islam, ce qui rendait énigmatique la trajectoire du gibier à traquer.

Aux yeux de la philologie de l'époque et de ses proies lexicographiques, un fondateur de religion commençait par rappeler gentiment les aphorismes moraux les plus répandus de son temps. On disait qu'un prospecteur de ce type mûrissait peu à peu du calame et qu'il entrait lentement en pleine possession de sa réflexion sur les pratiques religieuses en usage à son époque. Renan rappelle que c'est seulement à ce moment-là que Jésus et Mahomet ont conquis l'éloquence "sereine et éloignée de tout esprit de controverse" qui les fera accéder à leur pleine et tardive souveraineté intérieure. Puis ils s'exaltent sous l'éperon de leurs ennemis et se livrent à des invectives solennelles. "Telles sont les périodes qu'on distingue nettement dans le Coran. L'ordre adopté avec un tact extrême par les Synoptiques suppose une marche analogue." (Introduction, LVIII)

Mais il se trouve que le prophète en herbe n'entretient nullement avec la foi courante de son temps les relations naturelles et banales que décrit Renan, parce que, dans aucun ordre, le génie intellectuel ne se présente en apprenti docile, patient et en quelque sorte passif de son propre avenir cérébral. Les créateurs n'en croient pas leurs yeux au spectacle de l'épaisseur d'esprit de l'espèce dans laquelle ils ont atterri. Au XIe siècle Bérenger voit les croyants au dogme de l'eucharistie comme une "troupe de sots", Pascal calcule le poids de la masse atmosphérique pour expliquer la prétendue "force aspirante" que le vide était censé exercer inégalement dans les pompes et selon l'altitude où l'on creusait les puits, Isaïe et Socrate voient les sacrifices d'animaux offerts aux dieux comme des exorcismes de substitution d'une bête terrorisée par un négociant suprême et qui a néanmoins renoncé à l'appâter avec de la viande humaine à humer.

5 - Les égarements du néophyte

Mais les élus de la raison prophétique n'entrent ni subitement dans la symbolique de leur ascension intérieure, ni tout soudainement dans la signalétique de leur lumière. Renan tombe sans cesse dans les tâtonnements et les égarements des néophytes de leur voyance. Jésus est censé avoir commencé par patauger dans le bucolique. Les scènes de bergerie abondent dans la Vie de Jésus. On y retrouve sans cesse le pinceau de Rousseau le pré-romantique et les brebis à tondre de Bernardin de Saint-Pierre.

" Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait, dans les discours de Jean, d'admirables éclairs, des traits qui viennent vraiment de Jésus. Mais le ton mystique de ces discours ne répond en rien au caractère de l'éloquence de Jésus telle qu'on se la figure d'après les synoptiques. Un nouvel esprit a soufflé, la gnose est déjà commencée: l'ère galiléenne du royaume de Dieu est finie, l'espérance de la prochaine venue du Christ s'éloigne, on entre dans les aridités de la métaphysique et dans les ténèbres du dogme abstrait. L'esprit de Jésus n'est plus là, et si le fils de Zébédée a vraiment tracé ces pages, il avait certes bien oublié, en les écrivant, le lac de Génésareth et les charmants entretiens qu'il avait entendus sur ses bords." (XXX-XXXI) (C'est moi qui souligne)

Le philologue hébreu débutant a cru souligner avec pertinence les étapes d'une élaboration parallèle de l'écriture du Coran et de celle desSynoptiques; mais ces convergences ne s'appliquent qu'aux "charments entretiens" de Renan lui-même avec le Nazaréen de son enfance. Ni le vrai Jésus ni le vrai Mahomet ne s'inscrivent dans les gentillesses champêtres de l'auteur des Rêveries du promeneur solitaire et du Contrat social. Mais Renan découvre bien vite qu'un prophète n'est pas un Socrate en conversation avec ses amis sur les bords de l'Illissus: "Ce n'est pas une certaine théorie sur la justification et la rédemption qui a fait la réforme : c'est Luther, c'est Calvin. Le parsisme, l'hellénisme, le judaïsme auraient pu se combiner sous toutes les formes; les doctrines de la résurrection et du Verbe auraient pu se développer durant des siècles sans produire ce fait fécond, unique, grandiose, qui s'appelle le christianisme. Ce fait est l'œuvre de Jésus, de saint Paul, de saint Jean." (LV)

6 - A la recherche du génie religieux

Il va falloir tracer une ligne de démarcation sévère entre l'inspiré qu'attend le poignard de l'idole et le gentil cueilleur des pâquerettes de la piété. Un prophète ne transporte pas Alice au pays des marguerites, il est né pour se colleter avec le totem du cosmos dont les tueurs préparent les offertoires.

Mais, longtemps encore, Renan tombera dans le bucolique évangélisateur: "L'accord proprement des textes et des lieux, la merveilleuse harmonie de l'idéal évangélique avec le paysage qui lui servit de cadre furent pour moi comme une révélation. J'eus devant les yeux un cinquième évangile lacéré, mais lisible encore, et désormais, à travers les récits de Matthieu et de Marc, au lieu d'un être abstrait, qu'on dirait n'avoir jamais existé, je vis une admirable figure humaine vivre, se mouvoir."

Il semble que le sentimentalisme catéchétique et ses jardins suspendus vont tuer dans l'œuf le christologue qui semblait sur le point de féconder une proie de la mort. "J'ai traversé dans tous les sens la province évangélique; j'ai visité Jérusalem, Hébron et la Samarie; presque aucune localité importante de l'histoire de Jésus ne m'a échappé. Toute cette histoire qui, à distance, semble flotter dans les nuages d'un monde sans réalité, prit ainsi un corps, une solidité qui m'étonnèrent." (LIII)

D'un côté, le paroissien Renan a reçu dans son enfance une formation précisément "sans réalité" et dont il n'a jamais oublié les sucreries. Pourquoi le christologue puéril et douceâtre, mais lancé sur les traces du tragique de l'histoire, éprouve-t-il de si grandes difficultés à oublier le Jésus pastoral, l'écologiste avant la lettre, le pâtre de ses moutons laineux? Parce que la gnose de Jean l'a égaré et empêché des années durant d'ouvrir les yeux sur le vrai destin de son personnage. Mais comment le biographe des visionnaires-nés ne s'empêtrerait-il pas dans la scolastique gnostique que distillait alors un succédané émacié de Platon? Le byzantinisme de l'époque était déjà de même nature que son ultime avatar, le culte contemporain des droits abstraits d'un homme pseudo universalisé - Renan en prend conscience: "A mille lieues du ton simple, désintéressé, impersonnel des synoptiques, l'évangile de Jean montre sans cesse les préoccupations de l'apologiste, les arrière-pensées du sectaire, l'intention de prouver une thèse et de convaincre des adversaires. Ce n'est pas par des tirades prétentieuses, lourdes, mal écrites, disant peu de choses au moral, que Jésus a fondé son œuvre divine." (XXIX-XXX)

7 - La biographie transcendantale

Si les prophètes entrent dans des rages mémorables, si les furieux inspirés par leur Dieu chassent les marchands du Temple de l'idole un fouet à la main, si la fureur, l'invective et l'insulte sont des traits communs à Isaïe , à Jérémie, à Malachie, à Moïse, à Mahomet, si la fulmination outragée enflamme les contempteurs des totems de la tribu, si Jésus a dit durement à sa propre mère: "Qu'y a-t-il de commun entre toi et moi?", Renan ne logera-t-il en Arcadie qu'un Jésus de confection? Par bonheur, le paroissien de Tréguier a enfin placé le drame de la croix sous un éclairage eschylien et qui aurait pu, le conduire à se colleter avec la grandeur prométhéenne du génie des suicidaires de leur ciel.

" L'histoire littéraire offre, du reste, écrit-il, un autre exemple qui présente la plus grande analogie avec le phénomène historique que nous venons d’exposer, et qui sert à l'expliquer. Socrate, qui, comme Jésus, n'écrivait pas, nous est connu par deux de ses disciples, Xénophon et Platon, le premier répondant par sa rédaction limpide, transparente, impersonnelle, aux synoptiques, le second rappelant par sa vigoureuse individualité l'auteur du quatrième évangile. Pour exposer l'enseignement socratique, faut-il suivre les Dialogues de Platon ou les Entretiens de Xénophon ? Aucun doute à cet égard n'est possible; tout le monde s'est attaché aux Entretiens non aux Dialogues. Platon cependant n'apprend-il rien sur Socrate? Serait-il d'une bonne critique, en écrivant la biographie de ce dernier, de négliger les Dialogues? Qui oserait le soutenir? L'analogie, d'ailleurs, n'est pas complète et la différence est en faveur du quatrième évangile. C'est l'auteur de cet évangile, en effet, qui est le meilleur biographe, comme si Platon, tout en prêtant à son maître des discours fictifs, connaissait sur sa vie des choses capitales que Xénophon ignorait tout à fait. " (C'est moi qui souligne) XXXV-XXXVI) Qu'en est-il des "choses capitales" qu'ignore le globe oculaire des biographes au petit pied et qu'en est-il de la lanterne des Diogène du ciel?

8 - Psychanalyse politique de l'incarnation

La réflexion anthropologique sur la notion même de biographie a enfin débarqué dans l'initiation du néophyte au tragique de l'histoire. Du coup, nous commençons d'apercevoir la portée du drame intellectuel qui déchirera le petit séminariste breton entre les confiseries religieuses de son village et l'appel à la révolte cérébrale des prophètes que l'histoire place sous le couperet de la mort. Il va falloir tenter de comprendre la vie spirituelle de Jésus et de Mahomet, il va falloir entrer de plain pied dans la révolte des guerriers sommitaux de l'intelligence. C'est toujours avec la divinité cruelle et manchote de son temps que le génie iconoclaste se collette. On ne tue jamais un prophète que pour venger l'offense à la sottise de l'idole du moment. La vocation d'Isaïe, de Jérémie, de Jésus, n'est autre que de délivrer la divinité elle-même de la zoologie dont son encéphale demeure entaché. Imagine-t-on la titanesque audace du prophète qui fait dire au Jahvé des juifs terrorisés de son temps qu'il a horreur des sacrifices et que toute cette charcuterie sacrée le fait vomir?

Mais, répétons-le, si le Jésus transcendant aux madrigaux de la foi s'élève, selon Renan lui-même, à la hauteur de la vie spirituelle, donc symbolique d'un Socrate véritable - celui que Platon a élevé au rang du suicidaire de la philosophie - qu'en serait-il d'un "Jésus" que Platon ferait accoucher de son encéphale "divin" et qu'il élèverait à la dramaturgie des kamikazes de "Dieu"? Comment se fait-il que les obstétriciens de la théologie de l'incarnation d'un dieu nouveau soient allés beaucoup plus loin que Mahomet dans l'audace des grands blasphémateurs, comment se fait-il que l'auteur du Coran soit demeuré un homme et seulement un homme? Que se serait-il passé si, à titre posthume, ses théologiens l'avaient proclamé le fils unique d'Allah et s'il partageait de nos jours ce statut avec le fils de Marie?

Mais si le "Jésus" imaginaire de Platon se révélait aussi surnaturel et aussi transcendant aux mièvreries de la foi que le Socrate du Théétète, du Phédon, du Ménon, de l'Apologie, de l'Euthyphron - le génie de son vrai biographe en a fait une "abeille emportant son miel", et il fera "bouillonner" la philosophie de siècle en siècle - il faudra se demander s'il aurait écrasé de toute sa hauteur le gentil Socrate des Entretiens de Xénophon, et cela pour le motif qu'il serait né à son tour de la semence divine. Aurait-il également transité par les entrailles d'une vierge miraculeusement fécondée du haut des nues?

Un apôtre Jean changé en biographe du Socrate transcendantal des chrétiens serait catégorique sur le point le plus focal: à l'instar de Mahomet, le Jésus du IVe Evangile n'est ni le fils physique du créateur de l'univers, ni le "Saint Esprit" en personne. Non, le crucifié johannique n'est en rien l'âme et le corps du ciel vivant au sens où l'Eglise l'entendra à partir de saint Anselme au XIe siècle.

Comment se fait-il que le génie religieux de Jean s'en tienne à Xénophon sur le point le plus décisif de la christologie, celui du mythe de l'incarnation de Dieu, et qu'il passe outre non seulement au récit païen de la corporéité de la divinité des chrétiens, mais aux niaiseries de la légende des rois mages et à la mise en scène d'une rencontre artificielle entre la naissance à Nazareth du dieu réputé en chair et en os et les exigences impérieusement apprêtées des rédacteurs vétéro-testamentaires, qui faisaient naître à Bethléem le messie annoncé ?

9 - Esquisse d'une anthropologie du mythe de l'incarnation

Mais alors, pourquoi, à l'autre extrémité de la chaîne, Jean le réaliste de l'absolu est-il le seul des quatre évangélistes à vous confectionner le miracle en carton pâte de la résurrection de Lazare, le malheureux traînard, le sursitaire en retard sur sa fosse et sa poussière? Autrement dit, comment donner son sens religieux, donc johannique et platonicien, au fait bizarre qu'au cours des siècles, la légende païenne de l'incarnation du Zeus des chrétiens se soit révélée politiquement plus payante que son contraire, alors que Mahomet s'est constamment auto-minusculisé face à la toute puissance d'Allah et que son trépas n'a nullement bénéficié d'une remise de peine temporaire et microscopique?

Dans son poème sur La mort de Mahomet Victor Hugo fait dire au prophète:

" Je suis cendre comme homme et feu comme prophète. (…)
Le soleil a toujours l'aube pour précurseur.
Jésus m'a précédé, mais il n'est pas la Cause. 
Il est né d'une Vierge aspirant une rose.
Moi, comme être vivant, retenez bien ceci, 
Je ne suis qu'un limon par les vices noirci ; 
J'ai de tous les péchés subi l'approche étrange ;
Ma chair a plus d'affront qu'un chemin n'a de fange,
Et mon corps par le mal est tout déshonoré . (…)

La semaine prochaine, je demanderai au globe oculaire de l'anthropologue des monothéismes quel regard il porte sur le mythe de l'incarnation d'un seul des trois dieux uniques dans la politique, l'histoire et la guerre - puisque le prophète des chrétiens est le seul que Clio ait porté sur les fonts baptismaux du plus vieux sacrifice - celui d'Iphigénie.

le 19 octobre 2013

 Visiter le site officiel du philosophe Manuel de Diéguez

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