Tribunes de Philosophes

"Comment l'OTAN tue la souveraineté de l'Europe (2)" par Manuel de Diéguez, un des plus grands philosophes contemporains.

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[Photo : Photo de famille des participants au sommet de l'Otan , autour du président Barack Obama, le 20 mai 2012 à Chicago - L'Europe aux ordres]

Introduction

Depuis vingt siècles, non seulement le christianisme opposait les droits de l'intemporel et du surnaturel aux Etats, mais toute l'assise doctrinale du culte de la Croix reposait sur une disqualification radicale des contingences terrestres. Il en résultait qu'une espèce campée de naissance dans l'univers schizoïde d'une dogmatique se trouvait nécessairement scindée entre deux faces inconciliables d'une histoire dichotomisée d'avance à l'école de ses songes sacrés. Mais la France d'une raison d'avant-garde commence de disposer d'une anthropologie critique, donc d'une psychobiologie du messianisme de la Liberté qui lui donne un avantage sur une intelligentsia mondiale encore privée de tout regard rationnel sur la nature et le devenir politiques des cosmologies mythiques.

Un tel avant-poste nous permet de peser les dévotions démocratiques sur d'autres balances anthropologiques que celles de Talleyrand en 1815: non seulement la France n'a pas perdu ses atouts diplomatiques à la suite de son retour sous le commandement d'un empire étranger, mais elle peut s'en servir, pour dissoudre de l'intérieur la stratégie de vassalisation de l'Europe qui inspire le volet militaire de l'Alliance atlantique; et ses cartes se révèlent plus utilisables qu'autrefois, parce qu'elles nous conduisent à engager une longue bataille intellectuelle pour la libération psychique et philosophique du Vieux Continent.

Talleyrand, grand connaisseur des ressorts politiques du mythe chrétien et précurseur de la psychobiologie du sacré de type monothéiste ne disposait encore que des ressources diplomatiques d'un pressant rappel du contenu théologique de sa croisade à la Sainte Alliance triomphante : le trône et l'autel, disait-il, avaient scellé entre eux une alliance plus haute, plus parfaite et autrement plus inébranlable que celle, précaire par définition, d'Alexandre III avec l'Angleterre protestante, cette ennemie jurée de la transsubstantiation physique du Saint Esprit en pain et en sang réels de l'histoire des peuples et des Etats.

Mais si les constructions psychophysiques de la politique auxquelles se livrent les théologiens de l'incarnation du Zeus des chrétiens leur permettent de greffer la science politique moderne sur une anthropologie du fantastique mental dans lequel les évadés partiels de la zoologie ont élu domicile depuis deux millénaires, une démocratie messianisée par le verbe américain de la Liberté se révèlera une mythologie dont le combat se fondera sur le domptage de ses vassaux. L'Europe de la pensée d'avant-garde dénoncera donc la gigantesque contrefaçon de la souveraineté des nations placées de force sous un sceptre domesticateur. Brandir la bannière de la Liberté d'une main et le glaive d'un Etat conquérant de l'autre n'est que la continuation de vingt siècles de l'histoire théo-politique des empires. La pensée rationnelle française est appelée à radiographier les idéalités césariennes et bénédictionnelles confondues qui servent de porte-lance aux apôtres d'une démocratie devenue bicéphale à l'échelle mondiale.

Il y a plus. L'irréalisme n'est pas le fort de l'évangélisme d'Albion. Jamais l'Angleterre n'a vraiment porté le heaume para-religieux de l'empire américain, parce que le mythe d'une Liberté proclamée eschatologique et délivrante n'est qu'un totem politique aux yeux d'une île ardente à parcelliser le Continent. L'unification de ce dernier face à ses rivages lui ravirait le nectar et l'ambroisie du pacte d'alliance que la souveraineté conclut avec la solitude. C'est dire que la France évadée de l'Europe asservie regagnera la haute mer. 

 1 - Les secrets théologiques des relations internationales 
 2 - La France en livrée
 3 - Un retour clopinant
 4 - La diplomatie du courage 
 5 - Les échecs mérités
 6 - L'avenir de la diplomatie française
 7 - Le droit international public ne légitime pas la vassalité
 8 - La postérité anthropologique de la pensée gaulliste
 9 - La postérité anthropologique du gaullisme
 10 - Le conflit des annonciations
 11 - L'Europe hébétée par la démocratie
 12 - Le déclin de la démocratie messianisée

*

1 - Les secrets théologiques des relations internationales

La haute trahison véhicule des contenus juridiques distincts selon les époques, les circonstances, la stature des chefs d'Etat mis en accusation, le tragique auquel ils ont livré leur nation et l'étendue de la catastrophe dont ils se sont fait consciemment les artisans. En l'espèce, c'est en pleine connaissance de cause que M. Nicolas Sarkozy a négligé le contenu des rapports que les diplomates les plus compétents et les généraux français du plus haut rang ont rédigés à son intention. Pour la première fois dans notre histoire, la politique étrangère de notre pays s'est jouée sur l'échiquier de la cécité et de l'ignorance. C'est pourquoi le réveil de l'Europe des Vergennes et des Talleyrand mettra en évidence la nature de la maladie.

Vingt ans après la chute du mur de Berlin, M. Berlusconi tentait encore de légitimer aux yeux du Parlement de son pays, donc aux oreilles des représentants censés patriotes du peuple italien, l'extension continue des bases militaires du conquérant sur le sol national. L'avocat d'un empire étranger face au tribunal de l'opinion publique de la péninsule invoquait inlassablement et le cœur sur la main la nécessité morale impérieuse de mériter la confiance d'un maître réputé désintéressé, bienveillant et pleinement apostolique. L'approfondissement jour après jour et le polissage inlassable de l'allégeance de l'Italie à une puissance tenue pour salvatrice faisait preuve de la même docilité d'industriel et de banquier que celle de M. Nicolas Sarkozy, qui baignait, lui aussi et depuis son enfance, non point dans son identité citoyenne, mais dans celle du monde des affaires.

Mais, encore une fois, aussi longtemps que les peuples de l'Europe bénéficieront de deux siècles d'apprentissage des aléas de la politique intérieure et qu'ils ne quitteront pas l'année zéro de leur éducation sur la scène internationale, un M. Berlusconi, un M. Sarkozy et même une ménagère empressée comme Mme Merkel répondront au gabarit des démocraties provincialisées et privées de pédagogues sur la scène du monde.

2 - La France en livrée

Mais il y a bien plus: tant qu'une laïcité psittacisée et privée de portée anthropologique n'aura pas fécondé le "Connais-toi" et approfondi la connaissance critique des mythes religieux, notre humanisme de quadriplégiques de la politique n'aura pas accès à une connaissance psychobiologique de notre espèce et du fonctionnement "théologique" de son encéphale, alors que seules ces connaissances-là permettraient d'instruire la classe dirigeante mondiale de la problématique dans laquelle la théopolitique actuelle a installé l'échiquier du mythe de la Liberté.

C'est pourquoi il est nécessaire de tenter de radiographier l'inconscient cultuel de la planète des songes démocratiques. On sait M. Sarkozy est parvenu replacer momentanément la France sous le sceptre et la tiare d'un empire du salut du monde par l'intercession du verbe rédempteur américain. C'est en raison de son ignorance de l'histoire des messianismes oniriques et des relations que notre espèce entretient de naissance avec des univers apostoliques que le précédent chef de l'Etat a peut-être cru sincèrement que l'allégeance d'une France d'enfants de chœur à l'égard d'un protestantisme affairiste serait bienvenue outre-Atlantique et qu'il fallait en profiter au plus vite: on tenterait donc de ravir sa place à l'Angleterre auprès du pape du mythe démocratique mondial, ce qui exigeait que la France parût porter avec fierté la livrée des serviteurs de haut rang auprès du protagoniste de la pièce. Hélas, on n'a vu qu'un manager aussi agité, maladroit et servile qu'on peut l'être, on n'a vu que le candidat à un emploi de théâtre au-dessus de ses moyens solenniser, sous l'œil cruel des caméras, le soixante-cinquième anniversaire du débarquement du "sauveur du monde" sur les plages de Normandie.

Mais la tentative brutale de faire quitter les planches du mythe à l'Angleterre et de renvoyer l'Allemagne au rang de malotru a aussitôt tourné court. Quel spectacle de comédie que celui d'un nain affairé à mettre en scène des festivités commémoratives devenues traditionnelles, quel vaudeville qu'une cérémonie agencée et truquée, quelle pièce de boulevard que l'illustration jusqu'au burlesque de l'impossibilité, pour Washington, de récompenser sur le mode tonitruant un retour par la porte de service du transfuge au bercail de 1949. On sait que la France a reçu, en retour, un camouflet vulgaire et retentissant, mais auquel elle aurait dû s'attendre : le refus pur et simple du Président des Etats-Unis de mettre les pieds sur le sol français. La cérémonie, de grandiose qu'elle se voulait, s'est rabattue sur une parcelle exterritorialisée de la France, le cimetière de Colleville sur mer.

Puis le Président Obama a, non moins grossièrement refusé de s'asseoir à la table de son hôte français; et il a obstinément tenté de recevoir l'ancien Président Jacques Chirac à dîner en lieu et place du Président en exercice.

3 - Un retour clopinant

Certes, la France ne pouvait perdre le rang que lui a définitivement valu la légitimation tardive et conquise de haute lutte de la résistance patriotique à l'occupant de 1941 à 1945. Rude combat diplomatique, puisque le droit international de 1944 appliquait encore la loi martiale aux francs tireurs, c'est-à-dire le peloton d'exécution sans jugement. Mais la nation y a perdu son échine gaullienne, parce qu'un siècle entier de vassalisation militaire lâchement consentie de l'Europe sera bel et bien jeté tôt ou tard à la poubelle de l'histoire, mais jamais aux oubliettes. Certes, il n'est pas de conquête et d'occupation militaire éternelles; mais à l'heure où les camps armés de l'empire démocratiques américain ancrés en Italie et en Allemagne depuis soixante dix ans seront chassés - avec, au besoin, des démonstrations compassées d'une gratitude appelée à mettre l'humiliation sous plâtre - on verra les historiens du monde entier graver le sceau d'une honte ineffaçable sur un Vieux Continent souillé à jamais par un siècle de léthargie et de pleutrerie.

C'est cet horizon-là d'une l'histoire indélébile que les vrais hommes d'Etat observent au télescope. Puisque la France de 1966 avait pris la décision héroïque de se tenir debout toute seule, elle aurait également sauvé à elle seule l'honneur d'une civilisation à laquelle le genre humain doit la conquête des droits inaliénables de la pensée critique et de la défense inflexible des prérogatives de la raison universelle. Aussi le retour clopinant et contrit de la France de M. Sarkozy sous le joug d'un empire américain pourtant amolli, mais demeuré seul souverain illustre-t-il la signification emblématique des signes de la servitude que mémorise la postérité des lauriers flétris.

4 - La diplomatie du courage

L'immolation des hérauts d'autrefois de l'intelligence française sur l'autel des petits catéchètes de leur propre domesticité se révèlera d'autant plus catastrophique aux yeux des mémorialistes et des chroniqueurs de demain qu'elle se sera cachée sous une bancalité burlesque, souffreteuse et tartuffique. Car, d'un côté, l'empire américain n'a que faire d'un vassal devenu plus encombrant encore du fait qu'il n'en échappera pas moins à une réoccupation théâtralisée de ses arpents, de sorte que ce serf ne manquera pas de tirer parti d'un avantage aussi matamoresque. Mais Paris ne se risquera pas, pour autant, à jouer au cabochard effronté dans une salle de classe rendue respectueuse et muette depuis six décennies; et l'on n'y gagnera rien sur le plan stratégique - au contraire - on perdra sa mise sur les deux tableaux pour avoir dilapidé en quelques jours le prestige qui, depuis des siècles, s'attache exclusivement aux Etats souverains.

La claudication diplomatique qui résulte d'un double jeu condamné d'avance à avorter dans l'illusoire se révèle toujours plus dommageable à un Etat que de courir les risques loyaux de la souveraineté, tellement les choix clairs et résolus de l'audace présentent l'avantage de faire courir aux nations les dangers calculables du courroux de leur maître. Certes, la dignité obstinée d'un vassal encolère le souverain, mais nourrit également son respect irrité, tandis que le boitillement perpétuel d'un flatteur ne le conduit jamais qu'à prendre l'ombre de sa fierté pour la proie de sa grandeur perdue. Si l'on ne court pas franchement les périls saisissables et surmontables de la souveraineté, on perd d'avance la moitié de ses cartes dans la confusion d'esprit et les faux fuyants. Voyez comme le clapotis des irrésolutions censées rendre profiteuses les obséquiosités bien calculées ne profitent qu'aux domestiques, qui tirent leur épingle de la petitesse de leur jeu, mais seulement faute que la souplesse de leur échine leur accorde jamais l'honneur de s'asseoir à la table d'hôte. Comment les échecs diplomatiques qui frappent de stérilité les faux calculs des Etats craintifs compenseraient-ils les avantages inaliénables dont jouissent les nations décidées à se colleter sans trembler avec leur destin ! Seule l'histoire sommitale fait alliance avec de la dignité des peuples.

5 - Les échecs mérités

Si le retour frelaté et faussement matois d'une France manchote sous la coupe du maître l'a amputée de l'essentiel de son influence morale dans le monde arabe et en Asie, c'est parce qu'une haute noblesse sert de poutre de soutènement à toute politique étrangère d'envergure. A jouer au plus fin avec l'ambition insatiable des conquérants camouflés en apôtres de la Liberté, on glisse immanquablement du mauvais côté de l'histoire des âmes, et l'on quitte le sillon du devenir de l'esprit humain. L'Europe attend ses retrouvailles avec la charpente et les droitures de la raison; et cette Europe-là ne retirera aucun bénéfice d'avoir pagayé entre la vassalité consentie de ses comparses et la vassalité cauteleusement atténuée de M. Nicolas Sarkozy. Si, le jour de sa victoire sur son envahisseur, le Vieux Monde ne rassemblait qu'une cohorte d'éclopés tout fiers d'avoir survécu aux moindres frais à soixante deux ans d'obséquiosité sur la scène internationale, la culpabilité de la France de M. Nicolas Sarkozy serait sans pardon, tellement une liberté tardivement et partiellement reconquise n'effacera jamais les stigmates d'un long abaissement.

Quelle sera l'étendue et la nature de l'indignité française aux yeux des historiens du messianisme démocratique mondial si le pays que le Général de Gaulle avait libéré de ses évangélisateurs devait assister, durant de longues années encore à la course des esclaves du biblisme de la Liberté en direction d'une émancipation aussi servile que la précédente sous des habillages seulement plus décents, donc plus fallacieux? Dans ce cas, la nation de 1789 aura permis aux serfs européens de se glisser misérablement hors des mailles du filet. Mais comment mettre entre les mains de Clio la plume papelarde d'une France qui n'aura soutenu que mollement et en cachette les candidats à leur émancipation? Comment un continent de rescapés aux moindres coûts retrouverait-il la fierté politique et la hauteur morale s'il aura été démontré, hélas, combien l'abâtardissement des élites de feu le continent des pédagogues de l'universel peut suffire à faire tomber en quelques années une grande civilisation dans la lâcheté, la léthargie et la décérébration? Décidément la science historique s'enrichira d'une leçon à retenir - à savoir que, depuis la Grèce antique les classes dirigeantes des démocraties se sont toujours laissé acheter en sous-main.

6 - L'avenir de la diplomatie française

Mais, dira-t-on, vous présupposez un peu trop rapidement que si la France tentait de réveiller l'Europe politique un peu moins sottement qu'avec des ronds de jambes et des pitreries, les servitudes d'autrefois se laisseront rapidement et subrepticement effacer des mémoires et que le fleuve d'un temps frais comme l'œil remonterait à sa source. Et puis, qui reprendra jamais en mains les rênes d'un continent naufragé, quelle main de fer reconduira un jour le Vieux Monde sur des chemins florissants, alors qu'il est évident, comme le disait Descartes, que "Dieu lui-même ne peut faire que ce qui a été fait n'ait pas eu lieu..."?

Mais le temps de la politique n'est ni celui de la fatalité des exténuations, ni celui des forfanteries puériles. L'histoire défie tour à tour les désespérés et les rêveurs. Il s'agit d'un personnage toujours printanier, d'un acteur toujours malléable, d'un géant ou d'un nain dont le destin coule toujours dans un creuset remodelé par la volonté des vivants.

Le Général de Gaulle, qui aimait les métaphores champêtres, évoquait son retour au "timon des affaires". Il savait qu'il avait "désembourbé" un instant le "char de la République" et qu'il ne l'avait retiré que provisoirement de "l'ornière", mais que la génération suivante reprendrait "le harnais". Que dirait-il aujourd'hui aux otages placés sous la férule américaine trois quarts de siècle durant, que dirait-il de la complicité à son propre asservissement de toute la classe politique européenne? Par bonheur, les assujettis n'ont pas tardé d'acquitter le tribut le plus lourd à leur carence politique, celle de s'être engagés en aveugles sous le drapeau de l'envahisseur d'outre-Atlantique en Irak. Pourquoi une France qui n'est pas tombée dans ce ridicule ne tirerait-elle pas un avantage décisif sur la scène internationale de demain de la démonstration de l'échec diplomatique de l'Europe entière - l'Allemagne de Gerhardt Schröder exceptée - à Bagdad de 2003 à 2011 et à Kaboul de 2001 à 2014?

7 - Le droit international public ne légitime pas la vassalité

De toutes façons, il faudra bien se résoudre à rebattre les cartes de la planète des dupes et des esclaves, parce que tout le monde a compris que les troupes américaines ne quitteront jamais l'Allemagne et l'Italie de leur propre initiative et qu'elles s'entêteront, bien au contraire, à poursuivre jusqu'aux frontières de la Russie l'extension militaire de leur pacte de Varsovie à eux - ce qui entraînera la mise hors jeu préalable et définitive de l'arme atomique de la France. Dans ce contexte, la nation de la raison cartésienne exercera-t-elle son intelligence à disqualifier la scolastique aveugle qui permet à un obscurantisme nouveau, celui du suicide atomico-matamoresque, de régner sans partage sur les imaginations épouvantées? Le cogito de demain plongera-t-il dans les entrailles anthropologiques du mythe de l'excommunication majeure du Moyen Age?

Pour la France des psychobiologistes de la folie religieuse, le temps est compté pour en découdre avec la dogmatique de notre temps. Choisirons-nous de jouer le rôle du spectateur figé d'un verbiage politique et militaire ridicule ou celui du maître d'œuvre d'un nouveau XVIIIe siècle, dont la raison désacraliserait la théologie d'une apocalypse imaginaire? Demeurerons-nous pétrifiés sur les planches d'un théâtre de la frousse ou retrouverons-nous d'un bond la vocation profanatrice d'une civilisation du mouvement? Redeviendrons-nous les guides mondiaux de la pensée iconoclaste ou bien la parenthèse sarkozyste aura-t-elle démontré avec éclat que la raison un instant victorieuse des sortilèges collectifs se laisse ensuite émousser au profit des autels de l'effroi retrouvé et que le retour au temps immobile du sacré servira de havre cérébral à la France apeurée de demain?

8 - La postérité anthropologique de la pensée gaulliste

En vérité, les malheurs politiques sont momentanés; ils tuent si peu les intelligences en marche que la France du courage cérébral peut trouver sur le long terme le plus grand profit diplomatique, mais surtout intellectuel et civilisateur, d'avoir quitté dès 1966 l'organigramme militaire américain sous la bannière d'un prophète de la politique, parce qu'à la suite de l'expulsion de l'occupant de son camp militaire de Rocquencourt, le conquérant a confortablement lové son quartier général à Mons en Belgique d'où il a tissé en toute hâte le réseau des traités bilatéraux qui lui ont garanti à perpétuité, pense-t-il, l'asservissement juridique d'un Vieux Monde converti à une gigantesque falsification des fondements du droit international. Aussi les marionnettes de la démocratie européenne qui voudraient retrouver leur souveraineté légale et le souffle de leur indépendance découvrent-elles avec stupeur que des empêchements formels, mais immenses et insurmontables à première vue, ont été mis en place depuis 1966 et qu'elles se trouvent ficelées à l'empire par des engagements proclamés non négociables. C'est que le coup d'éclat du Général de Gaulle avait bénéficié d'un vide juridique providentiel. L'occupant en était demeuré tout pantois: il n'en revenait pas de s'être laissé piéger par l'ambition profane de Paris et de se trouver privé d'une riposte théologique solennelle face à la décision hérétique, isolée et unilatérale d'une nation dont les sacrilèges demeuraient décidément imprévisibles.

Le Général de Gaulle avait compris que l'alliance atlantique entre des Etats souverains n'était que de façade - ce qui comptait, aux yeux des Etats-Unis, c'était la prise de commandement militaire de l'Europe entière par le Pentagone. Aussi, après 1966, l'entrée dans l'OTAN de nouveaux Européens a-t-elle toujours précédé la pose du masque d'une alliance entre Etats souverains. Mais la démocratie autorise-t-elle les gouvernements élus par le peuple souverain à placer, en pleine paix et sans aucune menace extérieure, les citoyens sous le commandement militaire d'une puissance étrangère?

Pourquoi le Pentagone n'avait-il pas placé d'avance des obstacles infranchissables à un schisme éventuel de ses "alliés"? Pourquoi le Général de Gaulle n'avait-il pas eu besoin de s'évader les armes à la main de la forteresse de la démocratie apostolique? Pour comprendre que ce séditieux soit sorti du monastère des idéalités d'un pas tranquille et par la grande porte, il faut spectrographier en anthropologue l'inconscient messianique, donc sotériologique et rédempteur qui soutient le mythe démocratique dans l'atmosphère; car si la Liberté ne portait pas les ailes d'une eschatologie politique dans le dos, il faudrait apposer de solides serrures aux portes des couvents nouveaux dont les cierges et les prie-Dieu portent désormais l'acier et le fer des idéalités salvatrices. Mais les cloîtres sont des châteaux-forts dont le geôlier n'est autre que le ciel des agenouillements, des prosternations et des invocations de la foi.

9 - La postérité anthropologique du gaullisme

On voit que la véritable postérité politique du gaullisme sera anthropologique : sans une simianthropologie ambitieuse de radiographier l'encéphale asservi d'un animal tombé dans le sacré démocratique, la France n'entrera pas dans la révolution civilisatrice et scientifique dont le gaullisme est porteur, celle qui fera de l'Europe le foyer mondial d'une seconde Renaissance de la pensée rationnelle, tellement le nouveau Moyen Age qui enténèbre les esprits n'est autre que celui de la chute des cerveaux dans une mythologie de la Liberté construite sur le même modèle que celui des théologies.

Descendons donc encore de quelques marches dans l'inconscient des concepts mythologisés de notre temps, afin d'ausculter les entrailles d'une scolastique de l'abstrait messianisé. Certes, la démocratie est construite sur un autre type de sacralisation du langage que celle du Moyen Age doctrinal. Mais si l'on n'accède pas à la connaissance de l'inconscient religieux et sotériologique qui commande le discours d' une Liberté mythifiée, on ne verra pas le glaive d'une eschatologie verbale que l'empire américain tient entre ses mains. Car Washington se sert si bien du sacré démocratique qu'il s'est senti atteint de plein fouet par l'effronterie et l'impiété d'un Général aux bras croisés, lequel n'avait pas eu besoin d'élever une voix sacrilège pour réfuter le culte dominant de son temps.

Aussi la Maison Blanche avait-elle pris en toute hâte des mesures profanes, donc résolument rationnelles afin de protéger les cénobites de la démocratie de toute tentative de rééditer ce type d'évasion du monastère des idéalités. C'est que le danger avait été compris; et le moyen le plus sûr d'éteindre l'incendie, comme il est dit plus haut, était de garrotter le droit international. Les bandelettes de l'esprit juridique romain allaient-elles suffire à prévenir l'extension de l'hérésie? Comment les Etats de l'Europe étaient-ils ficelables à la sotériologie américaine si leur propre législation ne les autorisait en rien à inscrire dans leurs Constitutions le principe d'une validation messianique de l'occupation perpétuelle de leur territoire par les forces armées d'une puissance étrangère et proclamée "amie"?

Les traités dictés par une orthodoxie du salut étaient nuls et non avenus par nature et par définition du seul fait qu'ils reposaient nécessairement sur une haute trahison dictée par les agents d'un messianisme ennemi du génie des patries. Le gaullisme introduira dans la géopolitique une réflexion anthropologique sur les formes nouvelles que prendra le gallicanisme au sein du rêve démocratique messianisé par son langage - un gallicanisme dont la vocation apostolique combattra non plus les guerriers de la croix, mais du mythe d'une Liberté vassalisatrice.

10 - Le conflit des annonciations

Quel immense capital diplomatique, pour la France, de tenir entre ses mains une arme "théologique" à son tour, celle d'une Eglise fondée sur l'alliance de la Liberté avec la terre sacrée d'une patrie! L' arme des vrais prêtres des nations avait déjà permis à Talleyrand de faire plier une Sainte-Alliance que sa victoire profane à Waterloo avait rendue toute puissante sur le champ de bataille de la foi monarchique. Mais disait maintenant le théologien nationaliste d'Autun, allez-vous demander à la sacralité de votre propre ciel de délégitimer la royauté de droit divin des Capétiens? Votre principal cheval de bataille n'était-il pas celui de votre théologie du glaive de la monarchie? Substituerez-vous effrontément le verdict d'une bataille gagnée à la piété des rois que votre foi devait renforcer? Rendrez-vous le christianisme tout entier relaps et renégat? Mettrez-vous cette religion à l'école d'une victoire d'apostat? Subordonnerez-vous la doctrine de droit divin à une autorité qui pèsera les nations pieuses ou hérétiques sur la balance des guerres heureuses ou désastreuses? La France à la tête de laquelle le tout-puissant a placé une sainte dynastie en appellera à un concile; et Rome condamnera le triomphe de vos armes si vous en profanez la mission. Et l'ancien évêque d'Autun de monter en chaire et de se changer en sermonnaire des ouailles de la Sainte Alliance: "Où est-elle, la pureté de votre foi? Si vos épées bafouent maintenant la souveraineté du Dieu qui a sanctifié le trône des successeurs de Clovis, nous dirons à l'Eglise romaine et au clergé du monde entier qu'un glaive impie dictera sa loi au Vicaire de Jésus-Christ!"

11 - L'Europe hébétée par la démocratie

Thucydide faisait prononcer aux chefs grecs les discours que les circonstances auraient dû leur dicter. Si Talleyrand avait effectivement parlé comme Bossuet, nous saurions qu'un Etat à la fois laïc et messianisé par le mythe du salut démocratique se trouve nécessairement pris en étau entre deux omnipotences et deux omnisciences du ciel de la conscience. Appliquons cette forme de la science historique à la nation d'Abraham Lincoln et supposons un instant qu'elle avait prévu l'effondrement subit de la sotériologie délivrante d'en face, celle du marxisme eschatologique dont la révolution de 1917 avait accouché ; et supposons ensuite que les prophètes et les anthropologues de l'Amérique libératrice avaient convaincu le Département d'Etat de la chute subite, imminente et inévitable d'un empire fondé sur une utopie biblique. Il n'est pas sûr que, dans la foulée, l'exécutif du Nouveau Monde aurait subitement compris que l'occupation messianique de l'Europe était un rêve évangélico-politique non moins dément que celui de la sainte abolition du capitalisme dont les Ecritures de Karl Marx avaient annoncé la bonne nouvelle.

Certes, l'occupation tartuffique d'une Europe hébétée se sera poursuivie pendant des décennies sans déclencher d'insurrection citoyenne, tellement les Européens de l'époque se trouvaient compénétrés jusqu'à la moelle par les présupposés de leur foi naïvement démocratique. Mais la candeur religieuse est en péril quand aucune menace n'est à conjurer. Celle d'une invasion des séraphins de L'île d'Utopie de Thomas More s'était volatilisée dans les plus hautes régions de l'atmosphère.

12 - Le déclin de la démocratie messianisée

On voit qu'un phénomène historique, politique et apostolique aussi titanesque que la croisade mondiale des anges de la démocratie américaine pour le salut du genre humain ne peut s'expliquer que par la pérennité, au plus secret de l'inconscient théologique simiohumain, de l'héritage eschatologique du mythe judéo-chrétien de la délivrance. Il faut en conclure que le capital psychogénétique de la démocratie eschatologique avait pris le relais rédempteur du songe romain du salut. C'est redire que le gaullisme se place à l'avant-garde de l'approfondissement des sciences humaines du XXIe siècle, parce que seule une pesée anthropologique de la perpétuation de l'esprit angélique dans les têtes livrera les théologies au recul abyssal d'une raison historique distanciatrice et au recul intellectuel d'une géopolitique digne de ce nom.

Depuis plus de onze ans que je tente de situer l'histoire de l'Occident démocratique dans une perspective simianthropologique, je n'ai jamais eu autant qu'aujourd'hui le sentiment que la chute morale, théologique et idéologique de l'empire démocratico-religieux américain est proche, parce que les nations européennes dont les chaînes du souverain biblique d'outre Atlantique emprisonnent encore les chevilles ne voient aucun guerrier en chair et en os se profiler à l'horizon. Aussi la gloire et la cuirasse d'une scolastique censée placer la démocratie mondiale sous l'aile protectrice du Saint Siège d'une Liberté toute verbale trompent-elles de moins en moins la masse des nouveaux dévots de l'abstrait.

Décidément, le pacte politique que Clovis avait conclu avec le Créateur présentait une signification anthropologique profonde: puisque l'homme appartient à une espèce suspendue aux cintres du théâtre théologique qu'il est à lui-même et qu' il ne se laissera plus arrimer à un autre Zeus qu'à celui de sa Liberté.

Le 23 septembre 2012

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