"Caligula et son cheval - Aux sources de la tyrannie" par Manuel de Diéguez, un des plus grands philosophes contemporains.
[Photo : Caligula et son cheval Incitatus]
La semaine dernière j'avais interrompu mes rétrospectives imaginaires pour une rétrospective réelle, celle qui récapitulerait les enseignements a posteriori d'un contre-exemple de chef d'Etat :
- La chute de M. Nicolas Sarkozy Les enseignements à tirer d'un contre-exemple de chef d'Etat, 5 mai 2012 (Section Actualités).
C'est dire que la question se trouvait d'ores et déjà posée de savoir pourquoi, depuis Périclès, le régime démocratique n'est jamais parvenu ni à se donner un rassembleur, ni à forger une élite de guides capables de piloter les nations dans les tempêtes de l'histoire. L'analyse anthropologique d'une aporie de cette taille s'impose plus que jamais à l'heure où la Ve République devra faire face à l'ouragan qui jette dans le néant une monnaie privée d'ossature et de musculature politiques. L'élite dirigeante de la France et de l'Europe terrassera-t-elle l'orage qui se prépare et qui pourrait précipiter encore davantage une Europe complaisante dans la vassalisation volontaire à l'égard d'un Nouveau Monde? Mais la montée en puissance de la Chine, de l'Inde et de la Russie donne à l'Occident sa dernière chance de reprendre l'initiative à l'échelle internationale. La France nouvelle sait-elle qu'aucune renaissance ne sera possible sans une accélération du réveil politique imposé par l'urgence de conjurer le naufrage monétaire.
Car les dirigeants du Vieux Continent se trompent s'ils croient sauver la barque du naufrage à ramer encore davantage sans boussole, sans capitaine et à contre-courant qu'à l'heure où la gloire de l'euro aurait dû soutenir leur courage?
Mes analyses rétrospectives prennent davantage d'actualité avec l'arrivée de la gauche au pouvoir, me semble-t-il, parce que le réveil politique de l'Europe se produira au cours du quinquennat de M. Hollande ou jamais. A Chicago, le 24 mai, les Etats-Unis poseront la première pierre d'un nouveau mur de Berlin dont l'ambition naïvement avouée enserrera la planète de la foi démocratique dans une enceinte transnationale chargée de remplacer la dissuasion nucléaire obsolète par un bouclier plus mythique encore que le précédent, mais conçu sur une assise anthropologique plus solide. Quelles seront les méthodes d'expansion dernier cri de la religion de la Liberté, celle qu'appelle précisément l'effacement nucléaire de la France. On demande des spectrographies d'un messianisme qui remplacera les armes d'hier par celles d'une sotériologie à l'allure pacifiante et évangélisatrice.
Plus que jamais, l'anthropologie du sacré a pour vocation de connaître les profondeurs de l'inconscient politique des rédemptions verbales de notre temps. L'Eglise était parvenue à conduire l'expansion de son mythe du salut à l'aide d'armes de guerre imaginaires et ancrées seulement dans les têtes. Mais pour comprendre la mutation de la scène internationale de la démocratie du salut sur la scène internationale de demain, il faut en légitimer les prémisses à l'aide d'une spéléologie du nouveau réalisme de la tyrannie, ce qui me mobilisera ce 13 mai, puis le 20. Le 27 mai seulement, la question d'anthropologie politique de l'évacuation des troupes américaines de l'Allemagne et de l'Italie mettra la France du nouveau réalisme international à l'heure de vérité pour l'Occident.
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1 - La logique de Shakespeare
2 - La folie selon Shakespeare
3 - Dieu dans le miroir de Shakespeare
4 - La tyrannie du vengeur
5 - Tibère
6 - Des tyrans et des dieux
7 - Le camp de concentration de Dieu
8 -Qui es-tu, Caligula ?
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1 - La logique de Shakespeare
Nous voici parvenus au récit de l'étape la plus décisive de l'histoire d'une simianthropologie générale, qui, selon la presse internationale unanime, place l'Ecole de Paris au premier rang de la réflexion contemporaine sur l'avenir cérébral de notre civilisation.
- La planète de la folie, 29 avril 2012
- Un regard du dehors est-il possible ? 22 avril 2012
- Les danseurs de corde , 15 avril 2012
Revenons un instant aux difficultés insurmontables que soulevait la discipline la plus flottante, la plus embarrassée et pourtant la plus banale en apparence, j'ai nommé la science historique. Comment un savoir tellement facile qu'il paraissait se fonder sur la simple mémorisation des évènements pouvait-il raconter, d'un côté, des évènements banals à pleurer et dont l'intelligibilité supposée ne faisait appel qu'au sens commun le plus enfantin et, de l'autre, sur des narrations qui renvoyaient depuis longtemps le lecteur au jugement de Shakespeare selon lequel il s'agissait d'une tragédie "pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot"?
Ce verdict s'est placé comme de lui-même au premier rang des travaux de l'Ecole de Paris, parce que Shakespeare ne soutient pas seulement qu'il s'agirait d'un charivari ou d'un tohu-bohu incompréhensibles aux oreilles du tribunal de la connaissance, mais que tout ce vain tumulte nous serait raconté pêle-mêle par un sot "de bécarre et de bémol", disait Pantagruel, de sorte que même dans le cas où la narration nous deviendrait intelligible, encore faudrait-il vaincre le ridicule de demander obstinément à un infirme mental de décrypter le tissu de nos jours.
Mais, dans le même temps, non seulement Shakespeare l'abyssal lance un défi à l'entendement futur de l'historien de bonne foi et de bonne volonté, mais il suggère que si Clio parvenait, comme il est dit plus haut, à se rendre réellement explicatrice de ce qu'elle se raconte, elle défierait des secrets tellement cachés qu'il nous faudrait apprendre à décoder un film dont la pellicule nous renverrait au cinéma muet. On cherche le cinéaste aveugle, sourd et sans voix auquel nous devons le récit des aventures du genre simiohumain depuis la création du monde. C'est pourquoi l'Ecole de Paris s'est dit: "Si la science historique aveugle et sourde des ancêtres accédait enfin à la compréhensibilité des siècles écoulés, ou bien cette reine de la durée détrônerait la monarchie précédente, celle de la philosophie, ou bien la philosophie véritable deviendrait un décryptage anthropologique de l'histoire."
2 - La folie selon Shakespeare
Bien plus, si Clio en venait à nous démontrer que notre espèce serait née folle à lier et qu'elle le restera, jusqu'à la fin du monde, elle ferait à jamais du simianthrope la proie incurable d'un défilé de mondes délirants par nature et par définition. En revanche, parvenir à rendre l'absurde intelligible, ce serait faire passer la science de la mémoire du rang d'une discipline à la bouche cousue à celui de la seule science digne de l'attention soutenue d'une dynastie vieille de vingt-cinq siècles, celle qui, repetita placent, chemine d'Empédocle à Nietzsche et d'Epicure à Kant. De plus, le génie de Shakespeare serait allé droit au cœur de la pesée contemporaine de la simplicité d'esprit du genre simiohumain, parce qu'il semble nous dire, avec cinq siècles d'avance, que les fuyards du monde animal ne quittent le royaume des ténèbres dans lequel ils se trouvent relégués que s'ils parviennent à s'éclairer un instant des lumières de leur intelligence à venir; car, nonobstant sa spécificité, la maladie dont souffre le genre humain se révèle d'origine zoologique. Mais si la maladie mortelle dont le simianthrope est atteint se révélait décidément cérébrale au premier chef, elle nous tendrait la clé du seul animal à demi intellectualisé que connaisse la nature ; et, dans ce cas, tenez-vous bien, le récit historique sérieux aurait pour tâche de nous initier au sens caché, mais seul heuristique, de ce récit de Suétone: "Il donnait à son cheval, Incitatus, une écurie de marbre, un râtelier d'ivoire, des housses de pourpre, des colliers de pierreries, une maison et des domestiques pour traiter avec magnificence les invités à l'écurie."
3 - Dieu dans le miroir de Shakespeare
Le point à étudier est donc de comprendre pourquoi les contemporains censés de sens rassis de Caligula ne l'ont pas accusé de folie, tellement ils étaient aussi fous que lui. Ce qui accrédite cette hypothèse, c'est que le cheval Incitatus n'est pas demeuré à l'étable, il est devenu un personnage public. Et puisque Caligula a élevé le quadrupède et sa crinière à la dignité de consul du peuple romain, faut-il en conclure que la folie propre à la tyrannie est celle qui fait osciller l'encéphale de l'histoire des bienfaits à la cruauté? Mais alors Dieu serait-il l'archétype de cette alternative? Dans ce cas, Clio illustrerait le balancement sanglant de notre espèce entre les floralies de son Eden et les fureurs de l'enfer; et nous disposerions enfin des documents simianthropologiques, qui nous éclaireraient sur le véritable esprit de nos trois monothéismes. Qu'en est-il de nos miroirs théologiques s'ils donnent son ultime profondeur au diagnostic de Shakespeare?
Supposons que le despotisme soit la clé du simianthrope et que, par conséquent, les dieux que vénère cette espèce en apporteraient la démonstration la plus irréfutable. Réjouissez-vous, diraient les philosophes: nous vous annonçons la bonne nouvelle que Shakespeare sent déjà son XVIIIe siècle et que nous savons maintenant pourquoi Voltaire l'a porté aux nues. Car son pessimisme préfigurait le plus grand peintre animalier du genre simiohumain, Jonathan Swift. Né en 1564 et décédé en 1617 - cette année-là, Descartes avait vingt et un an et Pascal allait naître quatre ans plus tard, en 1621 - Shakespeare a débarqué dans un monde auquel, dans les profondeurs, la Renaissance avait retiré sa couronne théologique et qui allait entrer tantôt dans la voie de l'optimisme délirant des Leibniz, des Rousseau et des Dr Pangloss, tantôt dans le feu des hautes lucidités, celles du Candide de Voltaire et du célèbre explorateur auquel nous devons la découverte de la peuplade innombrable des Yahous.
Aussi était-il prévisible qu'après un demi-siècle de recherches, l'Ecole française de simianthropologie déchiffrerait parallèlement la complexion psychocérébrale des trois dieux uniques et celle des tyrans de tous les temps - les Caligula, les Tibère, les Héliogabale, les Hitler, les Staline - tellement la dichotomie mentale dont souffre l'espèce simiohumaine deviendra fatalement le document psycho-zoologique central sur la folie dont la simianthropologie mondiale a vocation de percer les secrets de la connaissance.
4 - La tyrannie du vengeur
Afin de porter la science du passé et toute la philosophie occidentale depuis Platon sur les fonts baptismaux du décryptage de la folie , l'Ecole de Paris a emprunté la voie royale de se demander pourquoi les tyrans rendent l'histoire tour à tour paradisiaque et infernale et pourquoi le pouvoir absolu "rend fou absolument", comme on dit, alors que la radiographie du pouvoir modéré ne se montre jamais qu'une faible lanterne.
Car il n'est pas un seul tyran qui ne soit à l'image du Dieu de la Genèse, il n'en est aucun qui n'ait inauguré son règne par des torrents de bienfaits. Suétone commence par énumérer ceux dont Caligula a comblé les Romains. Et il enchaîne: "Jusqu'ici j'ai parlé d'un prince, ce que j'ai désormais à raconter est d'un monstre." (chap. XXII) Or, la cruauté de Caligula ne s'est déchaînée qu'après qu'il se fut donné le titre para céleste de "César très bon et très grand". Pour tenter de comprendre le parallélisme entre la tyrannie de Dieu et celle de la folie de Caligula, énumérons les "traits les plus saillants de la cruauté" de ce semi-Céleste. Car à partir de son auto-divinisation, écrit Suétone, "il demandait qu'on frappât à coups lents et répétés; et l'on connaît la recommandation qu'il adressait sans cesse au bourreau: 'Frappe de telle manière qu'il se sente trépasser'."
Mais les fauves ne sauraient observer la règle d'or des coups "lents et répétés" qui régit la justice infernale : les damnés ont beau rôtir à petit feu sous les ordres du tortionnaire en chef du cosmos, leur immortalité rend leurs souffrances éternelles. Caligula, lui, ne bénéficie pas du long mijotement de ses victimes: "Comme l'engraissement des bêtes féroces réservées à un spectacle de cirque coûtait trop cher, il désigna les coupables qu'on leur donnerait à déchiqueter. Debout au milieu de la galerie où l'on parque les fauves, il passa en revue la foule des criminels et les fit conduire au supplice du premier au dernier." (Chap. XXVII ) Il faut conclure de ce document théopolitique que la férocité proprement simiohumaine et proprement divine se veut réfléchie au ciel comme sur la terre, donc dégustée aux fins d'assouvir une rancœur à ressasser sans fin, celle-là même qu'illustrera le Dieu de Dante.
5 - Tibère
L'exemple du doux Tibère répondra également au modèle caligulesque et dantesque de tous les tyrans, donc du Créateur du monde à son tour. A l'âge de trente six ans, en pleine gloire militaire, notre gentil héros se retira à Rhodes dans une maison fort modeste, à seule fin, je vous le jure, de ne pas présenter un obstacle politique éventuel à l'ascension planifiée des deux fils d'Auguste. Du reste, ce dernier a confirmé le fait dans son testament patrimonial et politique confondus. "Puisqu'un sort funeste m'a enlevé mes fils Caius et Lucius, j'appelle Tibère à l'empire et j'en fais mon héritier pour les deux tiers de mes biens."
Suétone prend soin de rappeler que Tibère n'a pas obtenu aisément d'Auguste et de son entourage l'autorisation de quitter la cour - il avait dû recourir à une grève de la faim qui dura quatre jours. Le même historien nous donne à lire quelques extraits éloquents des lettres d'Auguste à Tibère. J'en extrais deux passages: "Quand j'entends dire qu'une suite ininterrompue de travaux t'a épuisé, je frissonne de tout mon corps. Ménage-toi, je t' en supplie. (…) Peu importe que ma santé soit bonne si la tienne se trouvait en danger. Je prie les dieux, s'ils ne haïssent point le peuple romain, qu'ils te gardent en bonne santé, aujourd'hui et pour le reste de tes jours."(Tibère, chap. XXI)
Pourquoi le tyran assouvit-il une lente et succulente vengeance? C'est qu'il a accumulé les échecs et les humiliations. Il faut beaucoup de temps au malade pour rendre thérapeutiques les souffrances de ses victimes et pour les soumettre à la durée torturante dont il a lui-même souffert sa vie durant. Seul le pouvoir absolu vous rend maître de la mort distillée goutte à goutte et qui vous a crucifié vous-même jour après jour. Caligula tentera de faire exécuter les légions de Germanie qui, un quart de siècle plus tôt, s'étaient révoltées contre le commandement de son père Britannicus. En ce temps-là, il était l'enfant chéri de l'armée, mais il avait dû s'enfuir des camps avec sa mère - ce qui avait couvert de honte les légions rebelles et les avait ramenées à la discipline militaire. Tibère, lui, ne s'est jamais remis de ce qu'Auguste l'avait contraint de répudier sa femme adorée et de la lui livrer en mariage. Il pleurait à chaudes larmes chaque fois qu'il la revoyait - il a même fallu le soustraire résolument à sa vue. Ses relations avec Julia, sa seconde épouse et fille d'Auguste, étaient rapidement devenues tellement tendues que le couple s'était séparé.
Proclamé empereur, notre Tibère s'est échiné en vain et pendant de longs mois à redonner sa grandeur et ses prérogatives au Sénat de la République; mais les membres de cet illustre corps ont fini par le contraindre en termes fort rudes de se décider à exercer les pouvoirs attachés à la puissance impériale, tellement le commandement des armées et les relations diplomatiques avec les rois des peuples asservis dépassaient le champ visuel et les capacités des petits patriciens romains.
Néanmoins, Tibère avait longtemps résisté à la rapacité des flatteurs qui accusaient sans pitié de crime de lèse-majesté et faisaient exécuter des citoyens réduits, en outre, s'ils succombaient en justice, à verser le tiers de leurs biens à leurs bourreaux. Mais il a fallu la trahison de Séjean, qui avait toute sa confiance et qui lui avait donné des preuves irréfutables de sa fidélité pour que la tyrannie lente, patiente et inexorable prît son cours naturel chez Tibère.
6 - Des tyrans et des dieux
Héliogabale a connu le même glissement vers l'alliance indéfectible que la folie proprement religieuse conclut nécessairement avec les tyrannies d'ici-bas: lui aussi s'est fait proclamer fils du soleil et de la lune, tellement le modèle parfait de l'omnipotence est toujours celui d'un Olympe tueur. Quant à Néron, il avait été aimé et adulé de tous. On ne cessait de l'encenser de se produire au théâtre, de briguer la couronne des chanteurs et des citharistes, d'offrir au peuple romain jeux et banquets à profusion et de lui distribuer des tonnes de sesterces. Après qu'il eut fait assassiner sa mère par un centurion - il avait échoué à la noyer en haute mer, parce que la malheureuse s'était sauvée à la nage - le Sénat l'a comblé de félicitations de ce que les Célestes l'avaient protégé. La pauvre était censée avoir attenté à ses jours, mais il avait déjoué le complot avec le secours de tous les dieux de Rome.
Les tyrans modernes ont suivi le même itinéraire : le premier, en Europe, Hitler a construit des autoroutes, lancé la "voiture pour le peuple", la Volkswagen, fait radiographier les poumons de tous les pauvres du pays afin de prévenir la tuberculose - cette maladie faisait alors d'immenses ravages dans la population. Quant à Staline, il était adoré jusqu'à l'ivresse. On se souvient du culte que le monde entier rendait à ce saint délivreur de l'humanité : tous les Etats du monde s'étaient entêtés à ignorer les goulags jusqu'au jour de 1956 où le rapport Krouchtchev avait authentifié celui de M. Walter Citrine, ambassadeur oublié d'Angleterre à Moscou en 1936. La démonstration des ressorts de la béatification du simianthrope dans le temporel que Staline a fournie à toute la terre habitée demeure d'autant plus éloquente que sa mort a provoqué un deuil immense et que les cinq continents ont retenti des jours durant des lamentations éplorées d'une humanité inconsolable d'avoir perdu le plus grand héros du salut de tous les temps, le "petit père" des peuples de la Liberté.
7 - Le camp de concentration de Dieu
Si l'on ambitionne de raconter l'anthropologie critique élaborée par la célèbre Ecole de Paris, il faut chausser les lunettes de la fatalité politique qui conduit à la tyrannie les fournisseurs de paradis au ciel et sur la terre; et pour cela, il suffit d'observer le transport ultérieur des Caligula et des Héliogabale dans un ciel que le christianisme allait peupler d'anges et de séraphins. Si un Dieu nouveau pouvait succéder à celui dont Nietzsche a constaté le décès - rassurez-vous, les enfants, cette catastrophe vous sera épargnée - il est certain qu'il se scinderait à son tour et instantanément entre un Eden de ses bienfaits et un enfer de ses tortures éternelles, parce que les fruits politiques de la perfection divine sont nécessairement plus cruels que ceux des tyrans de ce bas monde, dont la bâtardise n'en fournit jamais que des effigies affadies.
Dites-vous bien qu'à l'école de l'omnipotence de son prédécesseur, le créateur nouveau nommerait sur l'heure un coadjuteur aussi attaché à perpétrer ses forfaits que celui de son père et qu'il se hâterait de livrer de génération en génération des centaines de millions de ses fidèles grésiller sous la terre, parce qu'il n'est pas de géopolitique sans châtiment; et ne doutez pas que des milliards de ses courtisans se prosterneraient de siècle en siècle devant les hommes de main du nouveau Caligula du ciel, celui dont les docteurs sont qualifiés d'angéliques quand ils saluent bien bas la sainteté de ses tortures.
Le dieu unique d'aujourd'hui a donc suivi pas à pas le même chemin que Néron, Tibère, Caligula ou Héliogabale qui, au début de leur règne ont comblé leurs créatures des bienfaits d'un Eden de l'obéissance à leur autorité. Mais sitôt que leurs sujets devenus suspicieux ont tenté de s'instruire de la véritable nature des volatiles de la piété et de se méfier des trajectoires des anges et des séraphins de leur créateur, celui-ci s'est tout subitement métamorphosé en un tyran héliogabalesque, et ses vengeances ont bénéficié en un éclair des cruautés soudaines d'une éternité déchaînée L'Ecole des simianthropologues de Paris fut la première dans le monde qui ait pris des milliers de clichés des tortures qu'exerce la justice divine depuis deux millénaire et qui ait observé leur généalogie sur la pellicule de l'évolution cérébrale du chimpanzé.
8 -Qui es-tu, Caligula?
Le Dieu des chrétiens n'est pas le seul archétype théologique de la tyrannie et de la cruauté du ciel des simianthropes qui ait bénéficié de la réflexion de l'Ecole de simianthropologie de Paris. On sait que, de leur côté, les chercheurs allemands et anglais se sont spécialisés dans l'examen le plus minutieux des raisons pour lesquelles tout homme est nécessairement habité par le tyran universel dont il dresse le portrait célestifié dans les nues - sinon pourquoi cet animal se fournirait-il sur la terre la réplique ou le décalque de lui-même qu'il hissera ensuite sur tel ou tel Olympe?
C'est que la logique interne qui commande des pieds à la tête l'espèce de politique des évades actuels de la zoologie se révèle toujours et nécessairement schizoïde du seul fait que l'ordre public repose en tous lieux et à toutes les époques sur des récompenses et des châtiments inévitablement alternés. Aussi Caligula souffre-t-il de ce que son code pénal, toujours oscillant entre les deux pôles du genre simiohumain, se montre moins céleste, donc moins atroce que celui du sacré. Mais, depuis la nuit des temps, il appartient à Zeus et à lui seul d'installer la cruauté résolue de sa justice politique dans toutes les têtes ; et puisque tout Olympe se trouve investi d'un pouvoir solitaire et illimité, le tyran découvre aussitôt les limites traumatisantes que rencontrent sa bonté et ses tortures savamment calibrées. De plus, la révélation de la double incapacité du despotisme à courir sans relâche aux extrêmes de sa fureur et de sa bonté le conduit nécessairement à l'échec. Nous verrons, la semaine prochaine, comment les tyrans du ciel et de la terre échouent ensemble à conquérir leur félicité dans l'éternité.
Admirons, à ce titre, le génie foudroyant du jeune Camus: en 1938, à l'âge de vingt-cinq ans seulement, ce visionnaire, encore incompris de nos jours a rédigé son fameux Caligula, qui ne fut édité qu'à la Libération, en 1944, puis représenté pour la première fois au théâtre Hébertot, le 26 septembre 1945. A peine sorti de l'adolescence, le futur auteur du Mythe de Sisyphe avait compris les rouages et les ressorts qui commandent les tyrannies du ciel et de la terre, mais également la mécanique simiohumaine de la politique et de l'histoire universelles, et cela, à l'Ecole, lui aussi, des premiers simianthropologues de Lutèce.
Le 13 mai 2012