« Il n’y a pas eu de révolution arabe !» ADONIS
À 81 ans, cet intellectuel de gauche, laïc radical, est connu pour la franchise de ses propos sur l’«arriération» arabe, qui lui valent d’être fréquemment au centre de vives polémiques. En juin dernier, il publiait ainsi une lettre ouverte au président Bachar el-Assad, provoquant une avalanche de critiques [voir encadré]. Il revient ici sur le sens de sa démarche.
Libanais d’origine syrienne, considéré comme le plus grand poète arabe vivant, ADONIS est l’auteur de «La terre a dit», «Chants de Mihyâr le Damascène», «Mémoire du vent» ou «Le Temps des villes». Pour découvrir sa pensée politique, on peut lire aussi «La Prière et l’Épée. Essai sur la culture arabe» (Mercure de France, 1993).
«Le Regard d’Orphée», un livre d’entretiens avec Adonis a été traduit chez Fayard, en 2009, par Houria Abdelouahed, maître de conférences à l’université Paris-Diderot. (c)Persson/Scanpix Suede/SIPA
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Mohammad Chouïeb.- N’est-il pas étonnant qu’après avoir soutenu inconditionnellement les révolutions tunisienne et égyptienne, vous fassiez marche arrière quand il s’agit de la Syrie?
Adonis.- Ce qui s’est produit en Tunisie et en Égypte, et la façon dont cela s’est produit, a porté un coup décisif à l’idée du président à vie imposé par l’armée ou par le parti unique. Mais je ne considère pas pour autant qu’il s’agisse d’une révolution. Il en va de même des événements en Syrie.
La révolution, telle que je l’entends et dans son sens historique, est un projet global et complet. Jusque-là, nous avons assisté à un simple renversement de dirigeants, sans que soient bouleversées les structures du pouvoir. Les noms des gouvernants ont changé, voilà tout. Pour considérer les événements qui se sont produits dans certains pays arabes comme une révolution, il aurait fallu assister à un bouleversement – du système socioéconomique.
Comment peut-on parler de révolution en Égypte quand la situation des coptes reste inchangée et les inégalités toujours aussi considérables? Comment parler de révolution en Syrie si le statut des chrétiens, au plan civil, ne change pas, et si les disparités économiques persistent? Il faut cesser d’utiliser le mot révolution au mépris de son sens profond.
En revanche, nous devons espérer que cette importante effervescence politique se transformera en révolution globale et radicale – et tout faire pour cela […]. Je ne peux qualifier de révolution qu’un projet complet de remise en cause des caractéristiques culturelles, sociales et religieuses qui ont bloqué la vitalité de l’Homme arabe, écrasé ses droits, ses libertés, son humanité et sa pensée.
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Mohammad Chouïeb.- Toutes les révoltes arabes sont sorties des mosquées mais cela ne signifie pas qu’elles soient religieuses ou confessionnelles: il se trouve que la mosquée est le seul lieu de rassemblement possible…
Adonis.- Ce n’est pas vrai: tous les manifestants ne sont pas sortis des mosquées. Ni au Yémen, ni à Bahreïn, ni en Tunisie, ni en Égypte ou en Libye. De petits groupes sont en effet sortis des lieux de culte, mais ils n’ont fait que rejoindre la majorité des manifestants, déjà dans la rue et sur les places; et les révolutionnaires issus des mosquées n’ont nulle part joué le rôle de leaders.
Exploiter politiquement ce symbole religieux relève d’une confiscation du politique, de ce qui est temporel, évolutif, sujet à la critique, au bénéfice du sacré qui est, lui, rituel, immuable, littéral […]. C’est exercer sur les êtres une violence généralisée, au sens où elle touche non seulement le corps, mais aussi l’esprit: la mosquée entend régir la pensée et tous les moments de la vie et prononce publiquement des sentences d’apostasie et de mort.
Mohammad Chouïeb.- Votre lettre ouverte au président Assad a suscité bien des polémiques […]. La considérez-vous comme dépassée?
Adonis.- Si elle peut paraître dépassée, c’est surtout aux yeux de ceux qui suivent la politique à court terme, au mépris de la complexité de la situation, en particulier dans des pays traversés par des appartenances politiques, communautaires et ethniques diverses, comme la Syrie; ceux qui se contentent d’un changement de dirigeants et sont animés d’un désir de «revanche», bref, ceux qui veulent modifier seulement les apparences. Je n’en suis pas.
Le président syrien Bachar al-Assad. (c) Afp |
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Pour moi, la revendication fondamentale est de redonner le droit au seul peuple de décider, lui laisser le choix de rejeter ou de désigner qui il veut à travers des élections libres et sans conditions préalables. Aucun parti ni aucun dirigeant ne doit s’emparer de la volonté du peuple. Cela revient à dire qu’il faut supprimer l’article 8 de la Constitution syrienne, qui considère le parti Baath au pouvoir comme le guide de la nation et sur lequel s’appuie le régime. Je ne suis pas le premier à le demander, c’est une revendication de la majorité des Syriens.
Quand je m’adresse au président du pays, cela ne veut pas dire que je suis d’accord avec lui ou que je le considère comme honnête ou juste. J’ai choisi la formule de la lettre ouverte parce que je considère qu’elle est la plus à même de faire parvenir quelques idées au président d’un pays dont je tiens à préserver l’unité, l’avenir et la vie de ses citoyens. Je ne crois pas que le démantèlement de l’État et des institutions, à l’image de ce qui s’est produit en Irak, serve la liberté et la justice.
Mohammad Chouïeb.- On vous reproche notamment de faire apparaître le président Assad comme dégagé du communautarisme alors qu’il est réalité lui aussi sectaire (1)…
Adonis.- Je suis d’accord pour dire que le président syrien est partisan mais pas qu’il est sectaire. Il y a en Syrie un problème de rapports entre les minorités et les partis. Les membres des communautés minoritaires ont rejoint les organisations politiques au début du XXe siècle et cette tendance s’est accentuée après l’indépendance, en 1946. Ils pensaient ainsi sortir de leur isolement et s’intégrer mieux à la majorité du peuple syrien, en brisant le communautarisme.
Dans le même temps, les hommes des zones rurales isolées – les druzes du Haurane, dans le sud; les Kurdes de la région d’Al-jazira, à l’est; les alaouites des montagnes côtières, à l’ouest – ont rejoint en nombre l’armée syrienne car c’était le meilleur moyen pour eux de s’intégrer et d’améliorer leur condition sociale et matérielle. Raison pour laquelle ils sont aujourd’hui présents dans les structures du pouvoir.
Mais faire une lecture confessionnelle de la situation politique actuelle – le pouvoir alaouite d’un côté, l’opposition sunnite de l’autre –, c’est commettre une lourde erreur: ceux qui sont pourchassés, arrêtés, exilés, appartiennent pour l’essentiel, à l’exception des Frères musulmans, à la communauté soi-disant au pouvoir.
Les termes de «communauté», «confessionnalisme», «minorité» ont été forgés et sont exploités politiquement et culturellement par la majorité, qui revendique le pouvoir au nom de la légitimité que lui donnerait ce statut majoritaire. La pensée progressiste, démocrate et révolutionnaire véritable n’utilise pas ce langage. Les termes de «majorité» ou de «minorité» doivent disparaître au profit de la «citoyenneté», un concept qui assure l’égalité totale des droits et des devoirs entre tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance religieuse ou ethnique. Il ne devrait y avoir de majorité et de minorité que dans le sens politique et démocratique, dans les urnes. Les Arabes ne pourront construire la démocratie qu’à partir d’une séparation totale entre la religion et l’État, à tous les niveaux.
Mohammad Chouïeb.- Le dirigeant politique peut-il lire la lettre d’un poète ou écouter ses conseils?
Adonis.- Quel dirigeant a jamais écouté un poète?
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(1) Depuis 1963, la Syrie est dirigée par le parti Baath (dont la doctrine est nationaliste arabe, laïque et socialiste), arrivé au pouvoir par un coup d’État. Ses dirigeants, à commencer par la famille el-Assad, sont souvent issus de la minorité alaouite – une branche du chiisme.
Source : cet entretien est paru dans «Akhbar Al-adab», le supplément littéraire du quotidien égyptien Akhbar Al-yom, le 30 juin 2011. Il a été traduit par Hala Kodmani, et figure dans le n°26 du magazine «BoOks», en kiosque ce jeudi 29 septembre.