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#CIA #USAID : "Dans les entrailles de l’USAID" par Maurice Lemoine - Avril 2025

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« Ton ami n’est pas celui qui t’aide quand tu as des ennuis,

c’est celui qui t’évite d’en avoir. »

Jean-Claude Belfiore,

Paradis du crime, 1986

Aux Etats-Unis, il arrive toujours un moment où l’envie de remettre le cirque en route a sonné. En apparence sans cadre théorique ni doctrinal, prenant forme en avançant, les mécanismes mis en œuvre par Donald Trump défient effectivement l’orthodoxie. Guerre commerciale avec la Chine, le Mexique et le Canada, humiliation publique de Volodimir Zelensky, razzia sur les matières premières de l’Ukraine, mépris affiché pour l’Union européenne, menaces sur le Groenland ou le Panamá, sanctions aggravées pour la République bolivarienne du Venezuela…

Rien d’autre ? Si, bien sûr ! En interne, l’annonce d’un cataclysme. Une purge politique de l’administration fédérale, jugée trop dispendieuse et inféodée aux démocrates. Des milliers de contractuels et d’agents fédéraux se retrouvent à la rue – y compris au sein du Département de la Justice ou de secteurs sensibles du Pentagone et du FBI. Voilà. L’imprévisible. Un monde s’écroule, règles à la dérive, codes annulés.

S’il est bien éduqué, le dogue allemand n’est pas plus agressif que les autres chiens. En revanche, le DOGE américain s’apparente au pit-bull : un animal dangereux représentant un péril grave et immédiat. Pour mener le carnage, Donald Trump a confié au ploutocrate Elon Musk, l’un de ses soutiens clés durant la campagne électorale, la direction du Département de l’efficacité gouvernementale, le DOGE en question. Celui-ci mord très fort : 2,3 millions de fonctionnaires sont dans un premier temps incités à démissionner en bénéficiant d’une compensation salariale jusqu’en septembre. Qu’ils refusent ce plan de départ et le pire leur arrivera.

L’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID) a ouvert le bal. Supervisée par le Président, le Département d’Etat et le Conseil de sécurité nationale (NSC), elle est présente dans plus de cent pays et compte près de 10 000 employés. Dès le 26 janvier, Trump a annoncé « une réévaluation et un réalignement de l’aide étrangère étatsunienne », affirmant devant la presse qu’elle a été dirigée « par une poignée de lunatiques radicaux ». Pour Musk, qui la considère comme une organisation criminelle, « un nid de vipères radicales-marxistes détestant l’Amérique », il est temps que meure cette institution. De fait, son siège situé à Washington, le Ronald Reagan Building (RRB), a été fermé le 3 février et ses activités ont été suspendues pour 90 jours. A l’exception de 611 fonctionnaires essentiels, responsable des fonctions critiques, de la direction centrale et de programmes spécialement désignés, tous les employés ont été placés en congé administratif dans le monde entier. En attendant une réduction d’effectifs qui devrait affecter environ 2000 d’entre eux aux Etats-Unis, les agents « mis au repos » à Washington n’ont eu droit qu’à quinze minutes pour récupérer leurs affaires personnelles au RRB. Le mépris élevé à la hauteur d’un art, au pays de la liberté.

Insanité et déraison, l’affaire d’emblée fait grand bruit. Le budget de l’USAID a atteint 44 milliards de dollars en 2024. D’après le Service de suivi financier (FTS) du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA), les Etats-Unis avaient alloué 327,4 millions de dollars au seul « financement humanitaire » dans le monde entier pour 2025. Or, dans de multiples pays, immédiatement après l’ordre exécutif signé dans le Bureau Ovale, entités internationales, gouvernements, organisations non gouvernementales (ONG), fournisseurs de biens et de services ont été avisés de la suspension du financement des programmes en cours ou prévus.

En France, dans une vertueuse chronique publiée par le quotidien Le Monde (25 février), Najat Vallaud-Belkacem et Guillaume Gonin s’insurgent – « L’USAID apporte nourriture, eau et soins aux victimes des catastrophes naturelles et de malnutrition » – rappelant, pour expliciter leur propos, « comment Ebola fut en grande partie contenu grâce à la politique de prévention et de traitement de l’Agence ». D’autres s’inquiètent publiquement de l’interruption des financements apportés aux activités de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), aux opérations aériennes anti-drogue de la police colombienne, à l’accueil des Vénézuéliens ayant cherché refuge au Brésil ou aux programmes de substitution de la culture de coca dans plusieurs pays d’Amérique du Sud, pour ne citer que quelques exemples édifiants.

Nommé par Trump Administrateur intérimaire de l’USAID, le secrétaire d’Etat cubano-américain Marco Rubio a immédiatement congelé 83 % l’aide à destination de l’extérieur (5 200 contrats annulés), avec deux exceptions notables, pour des démocraties exemplaires : l’Egypte et Israël. L’humanitaire a ses priorités. Toutefois, en décalage avec quelques-uns de ses comparses, Rubio ne se montre pas spécialement favorable au démembrement de l’organisme. Depuis le Salvador, lors de sa première tournée en Amérique centrale, il a ainsi déclaré à son sujet : « Certaines des choses qu’elle fait sont bonnes ; d’autres suscitent des doutes sérieux. » Assertion qu’on estimera ici raisonnable. Mais pas forcément pour les mêmes raisons que celles qui tournicotent dans la tête de Rubio.

Grosse colère. « Le gel du financement de l’aide américaine sème le chaos dans le monde entier, y compris dans le journalisme, dénonce en France l’organisation Reporters sans frontières (RSF). Les programmes qui ont été gelés apportent un soutien vital à des projets qui renforcent les médias, la transparence et la démocratie [1]. » La suite du communiqué a le mérite de la clarté : les programmes de l’USAID soutiennent les médias « indépendants » (c’est nous qui rajoutons les guillemets) dans plus de 30 pays, mais il est difficile d’évaluer l’ampleur totale de l’impact. Selon les données de l’USAID de 2023, « l’agence a financé la formation et soutenu 6 200 journalistes, aidé 707 médias non étatiques et soutenu 279 organisations de la société civile œuvrant pour le renforcement des médias indépendants ». Le budget de l’aide étrangère pour 2025 prévoyait quelque 268 millions de dollars alloués par le Congrès US pour soutenir « les médias indépendants et la libre circulation de l’information ».

Par d’autres sources médiatiques tout aussi préoccupées, on apprendra bientôt qu’en Géorgie, « la quasi-totalité des médias indépendants fonctionnent grâce aux financements étrangers », qu’en Ukraine, selon une étude publiée en mai 2024 par le Lliv Media Forum, « environ 75 % des médias restaient partiellement ou totalement dépendants des subventions étrangères, dont la majorité américaine » [2], que…

Quelques temps avant son communiqué « SOS USAID », RSF, dans son exaltante tâche de « défense de l’information » et du pluralisme, avait publié une diatribe d’un tout autre ton : « Derrière un nom trompeur, International Reporters est en réalité un nouveau site au service de Moscou. Financé par les réseaux d’influence du Kremlin, il mobilise des propagandistes internationaux, souvent basés en Russie, pour toucher un public étranger. (…) RSF dénonce cet outil de propagande qui pollue l’espace informationnel [3]. » Il y aurait de quoi s’y perdre. Mais, non. Ne pas rire, s’il vous plaît. Une source d’ « information » financée par Washington est « indépendante » ; un média appointé par Moscou pratique la « désinformation ».

Ces arguments ne tiennent pas. Tous deux sont des outils de propagande. Ils poursuivent simplement des objectifs opposés. Directrice du Centre pour le journalisme d’investigation – une organisation bosniaque soutenue par l’USAID –, Leila Bicakcic a eu l’honnêteté d’admettre que « si vous recevez un financement du gouvernement américain, il y a certains sujets que vous n’aborderez simplement pas, car le gouvernement américain a des intérêts qui passent avant tous les autres [4] ».

On retrouve dans l’entourloupe le RSF dirigé entre 1985 et 2008 par le militant d’extrême-droite Robert Ménard : une ONG « indépendante » (elle aussi !) financée entre autres, à l’époque, par le Centre pour Cuba libre – une fondation impliquée, depuis Miami, dans des actions à caractère terroriste sur le territoire cubain – et la National Endowment for Democracy (NED), créée en 1982 par Ronald Reagan pour financer publiquement ceux que la CIA arrosait en secret avant que de multiples scandales ne l’obligent à faire profil bas [5]. Avec, pour corollaire, s’agissant de RSF, une défense inconditionnelle de médias latino-américains pratiquant le mensonge, l’incitation à la violence et le soutien à la déstabilisation de leurs pays respectifs, ainsi que des attaques incessantes contre les gouvernements progressistes latinos (pour ne citer que la zone géographique dont il va être question dans cet article). Ce, bien entendu, pour la plus grande satisfaction de l’impérialisme américain.

La ressource à laquelle vous tentez d’accéder est temporairement indisponible. Nous vous prions de nous excuser pour la gêne occasionnée. Revenez bientôt…

L’USAID ayant vu fermer tous les accès à son site Web, il se révèle difficile de dresser la liste complète des médias (et des journalistes à la déontologie plutôt souple) ayant reçu ponctuellement ou régulièrement ses paiements. Toutefois – car il ne s’agit pas d’une découverte –, beaucoup étaient déjà parfaitement connus. D’autres, toute honte bue, attirent eux-mêmes l’attention sur leur cas. Ainsi, le 21 janvier, le site Nicaragua Investiga a averti que le décret de Trump «  menace de porter un coup sévère » à sa croisade antisandiniste, ce soutien étant un « pilier fondamental » dans les efforts de la droite dure et de pseudo-sociaux démocrates pour saper l’influence et renverser le chef de l’Etat Daniel Ortega [6].

Le 26 février, Cubanet, média « indépendant » créé en 1994 à Miami pour mener campagne contre le gouvernement de l’île, a été pareillement averti : la subvention de 1,8 millions de dollars octroyée par l’USAID pour une durée de trois années est supprimée. En 2024, 500 000 dollars lui avaient été spécifiquement attribués pour mobiliser « la jeunesse cubaine de l’île à travers un journalisme multimédia objectif et non censuré ». Diario de Cuba (siège à Madrid ; 1,3 millions de dollars de 2016 à 2020), ADN Cuba (3 millions de dollars de 2020 à 2024), El Toque (grand pourvoyeur de « chatbots » [7] destinés au public insulaire sur les plateformes WhatsApp, Telegram et Messenger) ou CiberCuba voient également leur oxygène se raréfier.

Balayant toute capacité de raisonnement, un déferlement d’émotions a accompagné la plus spectaculaire des annonces : chefs de file historiques de l’industrie médiatique anti-cubaine, Radio et TV Martí vont cesser de vociférer. Elles ont, depuis leur naissance – 1984 pour la radio, 1990 pour son homologue télévisée – coûté quelque 800 millions de dollars au budget fédéral étatsunien pour entretenir vainement le rêve des ennemis de la révolution cubaine : aller enfin danser sur la tombe de Fidel Castro.

Au Salvador, Gato Encerrado , El Faro , Revista La Brújula , Focos , Mala Yerba , Factum , Ilumina en appellent à leurs lecteurs pour combler le gouffre qui s’ouvre sous leur impartialité. Sale temps aussi en Colombie : très critiques à l’égard du président de centre-gauche Gustavo Petro, La Silla Vacia (dont 45,9 % des revenus provenaient de l’USAID en 2023) ou la Fundación para la Libertad de Prensa (FLIP) voient poindre la disette. Même panique au Venezuela pour Efecto Cocuyo et l’armada des influenceurs sous influence anti-bolivariens.

Une situation d’autant plus « préoccupante » pour les droites locales que ces médias dits alternatifs « made in US » alimentent abondamment la presse internationale, faisant de ce qu’ils racontent, exagèrent ou inventent une réalité largement admise et répercutée.

En France, c’est dans la « matinale » de France Culture que l’affliction atteint son apogée. Le 18 mars, d’une voix littéralement bouleversée, Catherine Duthu, responsable de la Revue de presse internationale, avise de la terrible nouvelle : ce que Hitler, Staline, Mao et Poutine avaient échoué à obtenir, Trump l’a fait. Voice of América (VOA ; La Voix de l’Amérique) vient de cesser d’émettre (temporairement ou définitivement), 1 300 de ses employés sont mis en congé. Directement contrôlée par l’Etat, diffusée en 63 langues vers 400 millions d’auditeurs, VOA est le service de diffusion internationale du gouvernement américain. En matière d’impartialité, on a déjà fait mieux. S’agissant de l’Amérique latine, VOA défraie la chronique depuis très longtemps. Entre autres hauts faits d’armes, elle a mené les campagnes médiatiques qui, telles des préparations d’artillerie, ont précédé le renversement de Jacobo Árbenz au Guatemala (1954), la tentative d’invasion de la Baie des Cochons à Cuba (1961), le coup d’Etat contre le progressiste Juan Bosch en République dominicaine (1963) et l’invasion de ce pays par les « marines » en 1965.

Lorsqu’elle traite d’un sujet « latino », avec un intérêt marqué pour la diabolisation du Nicaragua, du Venezuela et des gouvernants de gauche, dits « populistes » de la région (à l’exception peut-être du brésilien Lula), Duthu cite régulièrement cette radio « indépendante » (nous n’inventons rien !) [8], qui, à l’évidence, va beaucoup lui manquer. Responsable de la « matinale, Guillaume Erner s’étrangle avec Duthu : Radio Free Europe, qui hier contribua « à fissurer le bloc de l’est », va également se taire [9]. Les haut-parleurs de l’Amérique devenus silencieux, l’information objective – c’est-à-dire pro-impérialiste – ne sera plus ce qu’elle était.

Qu’on se rassure à France Culture  : rien n’est perdu. Le 21 mars, RSF a porté plainte contre l‘administration Trump afin d’exiger l’arrêt immédiat de la dissolution de VOA et la réintégration rapide de ses employés.

Un détail, au passage. Pour justifier la fermeture de VOA et de Radio Free Europe/Radio Liberty, Musk a aboyé : « C’est juste des gauchistes fous qui se parlent entre eux tout en sifflant un milliard de dollars aux contribuables. » On ne saura jamais s’il croit ou non à ce qu’il dit. A l’exception du paquet de dollars invoqué, c’est en tout cas grotesque, incroyable, très rigolo.

Dans un autre registre, s’insurge implicitement Le Monde, des ONG travaillant sur la Chine, les Ouïgours ou les Tibétains, sont dans la même situation, « mais peu de leurs représentants sont désireux de parler, pour ne pas souligner leur dépendance aux aides américaines, angle d’attaque évident pour Pékin ». De quoi, pour les uns, vilipender Xi Jinping, mais aussi, pour d’autres, lever un sourcil circonspect face au déferlement d’informations et de rumeurs toutes plus accusatrices les unes que les autres dès que sont évoquées ces contrées – « génocide culturel », « stérilisations », « torture », « persécutions religieuses », « travail forcé » [10]...

Moins d’un quart du budget humanitaire mondial est financé par des fonds privés. Aux trois quarts, ce sont les Etats qui règlent la note. Or, seulement vingt pays, pour la plupart membres ou alliés de l’OTAN, règlent 97 % des dépenses étatiques pour l’humanitaire [11]. En fournissant 42 % de ce budget mondial, l’USAID occupe dans le concert une place de choix.

Créée le 3 novembre 1961 par John F. Kennedy, en plein cœur de la guerre froide, l’USAID l’a été en même temps que l’Alliance pour le progrès, destinée spécifiquement à l’Amérique latine. Une réponse, s’agissant de cette dernière, à la révolution cubaine et à la montée des mouvements de libération nationale, armés ou non. Outil d’aide financière au développement destiné à réduire la pauvreté, l’expérience de l’Alliance se terminera dix ans plus tard sans avoir atteint ses objectifs malgré les 20 milliards de dollars injectés. A ce moment, au Chili, le président Salvador Allende entendait s’attaquer aux problèmes non résolus par une autre voie : un socialisme arrivé au pouvoir démocratiquement.

Si l’Alliance pour le progrès s’éclipse, l’USAID, elle, survit. Poursuivant les objectifs initiaux par d’autres moyens. Qu’on dira moins… altruistes – si tant est que ceux de l’Alliance pour le progrès l’aient été. Ce qui oblige à revenir sur toutes sortes de vieilles histoires folles que le monde a oubliées.

Entre 1960 et 1970, l’USAID s’est associée au Bureau de sécurité publique de la CIA, un département accusé de former des milliers de policiers et de militaires vietnamiens, philippins, indonésiens et thaïlandais aux « techniques de terrorisme et de torture » [12]. En 1970, l’USAID sert de couverture à l’agent du FBI Dan Mitrione, envoyé en Uruguay afin d’y dispenser, lui aussi, les « techniques avancées de contre-insurrection ». En d’autres termes : éliminer tout être dont les idées sociales peuvent devenir dérangeantes. Expert en torture, le « yankee » est passé de 1962 à 1967 par le Brésil du coup d’Etat. Puis, en 1965, par la République dominicaine, lors du débarquement de « marines » chargé de pérenniser le renversement du président Juan Bosch. A ses élèves en uniforme, Mitrione transmet son cœur de métier : « La douleur exacte, à l’endroit exact, en quantité exacte, pour obtenir l’effet désiré ». En Uruguay, l’aventure ne se termine pas exactement comme il l’avait prévu : démasqué et enlevé par les révolutionnaires Tupamaros, il est exécuté le 10 août 1970 [13].

Lors de ses funérailles, aux Etats-Unis, le porte-parole de la Maison-Blanche, Ron Ziegler, le qualifie d’homme dont « le service dévoué à la cause du progrès pacifique dans un monde ordonné demeurera un exemple pour tous les hommes libres ». Il y a incontestablement de l’USAID, là-dedans…

Asie, Amérique du sud, Amérique centrale, la Guerre froide n’a pas de préférés. Cette même année 1970, au moins 30 000 policiers guatémaltèques ont déjà reçu une formation à la contre-insurrection organisée et financée par l’USAID. La guerre civile fait rage dans ce pays depuis 1960 – conséquence du renversement de Jacobo Árbenz en 1954 [14] ; elle se terminera en 1996 en ayant fait 200 000 morts et disparus, dont 80 % d’origine indigène, selon l’ONU.

Entre 1996 et 2000, lorsque le dictateur péruvien Alberto Fujimori ordonne et provoque la stérilisation forcée de 300 000 femmes en majorité pauvres et autochtones, 35 millions de dollars de l’USAID financent les opérations.

Ce sont là des choses qu’on hésite à raconter aux âmes sensibles indignées par les malheurs de l’USAID. De même, mieux vaudrait sans doute éviter de leur détailler le curriculum vitæ de certains de ses dirigeants.

En mode non exhaustif, juste histoire de causer…

De 1981 à 1983, sous la présidence de Ronald Reagan, la division latino-américaine de l’USAID est dirigée par l’idéologue d’extrême droite Otto Reich. Lorsque celui-ci abandonnera cette fonction, ce sera pour créer le Bureau de diplomatie publique, une officine rattachée au département d’Etat d’où il alimentera la presse en rumeurs – on dirait aujourd’hui « fake news » – sur le Nicaragua, faisant état de l’acquisition, par le gouvernement sandiniste, de MIGs soviétiques ou d’armes chimiques aussi réelles que celles invoquées plus tard par Colin Powell pour justifier l’invasion de l’Irak. Reich collabore également avec l’équipe du lieutenant-colonel Oliver North, lequel organise un trafic secret d’armes avec l’Iran pour financer l’équipement des « contras » (contre-révolutionnaires nicaraguayens). Près de dix ans plus tard, Reich sera nommé envoyé spécial pour l’Hémisphère occidental (le continent américain) par le président George Bush Ier. Avocat de l’industrie militaire (Lockheed Martin), on le retrouve sous-secrétaire d’Etat pour l’Amérique latine de l’administration Bush II et directement impliqué dans la tentative de coup d’Etat contre le président vénézuélien Hugo Chávez, le 11 avril 2002.

Mark B. Feierstein. Administrateur adjoint de l’USAID pour l’Amérique latine et les Caraïbes, il confie en 2012 que Washington accorde la priorité au soutien des forces d’opposition « luttant pour les droits de l’homme et la démocratie » à Cuba, au Venezuela, en Bolivie, en Equateur, au Nicaragua et que des fonds sont fournis à des groupes anti-gouvernementaux basés dans ces pays [15]. C’est déjà une forme d’aveu. Ceux-ci seraient complets si Feierstein précisait qu’il a été agent du renseignement américain ; « chef de projet », lui aussi, de la guerre sale menée au Nicaragua contre le gouvernement sandiniste pendant la décennie 1980 ; acteur clé de la fuite à l’étranger de l’ex-chef de l’Etat bolivien Gonzalo Sánchez de Lozada, responsable pendant son mandat, en octobre 2003, d’un massacre ayant causé 67 morts et 400 blessés.

Avant d’intégrer l’USAID en tant que sous-directeur, Donald Steinberg a, entre autres missions, transité par le Conseil de sécurité nationale de la Maison-Blanche (affaires africaines) et dirigé le bureau diplomatique de Washington en Afrique du Sud avant la fin du régime d’apartheid.

Directeur régional adjoint pour l’Amérique latine sous l’administration de George W. Bush, José Cárdenas a lui aussi siégé au Conseil de sécurité nationale pendant cette même administration et y a défendu le concept des « frappes préventives ». En 2013, s’il s’est fait remarquer, ce n’est pas pour son dévouement à la cause du développement durable ou à la qualité de la vie dans les pays récepteurs, mais pour avoir tenté d’interférer dans une enquête interne de l’USAID sur une possible corruption dans la gestion de fonds destinés à des actions subversives menées à l’étranger.

Plus récemment, en janvier 2021, le président démocrate Joe Biden annonçait la nomination de Samantha Power à la tête de l’institution. Là encore, de nombreux détails attirent l’attention. Dans un ouvrage publié en 2002 [16], Power a théorisé la « responsabilité de protéger » (R2P), version « soft » du droit d’ingérence utilisé ultérieurement (2011) pour justifier l’intervention militaire internationale et la destruction de la Libye [17]. Entretemps, bien qu’en désaccord avec les méthodes de George W. Bush, Power a soutenu la guerre contre l’Irak : « Une intervention étasunienne améliorera probablement la vie des Iraquiens », déclare-t-elle dans une interview, le 10 mars 2003. Des postes qu’elle occupe ensuite au Département d’Etat et au Conseil de sécurité nationale – décidément la voie royale pour arriver à la direction de l’USAID – sous la présidence de Barack Obama, elle soutient fermement les interventions militaires en Libye et en Syrie. Lors de la séance de confirmation qui précède sa nomination au poste d’ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU (2013-2017), elle déclare devant le Sénat : « Ce pays est le plus grand du monde. Je ne m’excuserai jamais au nom des Etats-Unis ! »

A l’ONU, Power critique l’institution pour son « traitement inégal » de l’ « Etat juif » et pour son silence « indéfendable » face aux « attaques terroristes contre des Israéliens ». Au passage : que ce soit pendant l’opération « plomb durci » (décembre 2008 ; 1 300 Palestiniens tués) ou aujourd’hui, alors que se déroule, sous les yeux du monde, le massacre des Gazaouis, jamais on n’a entendu Power invoquer sa marotte à géométrie variable, la « responsabilité de protéger » [18].

Un passage par la Carnegie Endowment for International Peace, où elle travaille en tant qu’assistante de Morton Abramowitz, ex-administrateur de la NED (la version présentable de la CIA !), et voici notre « faucon humanitaire », comme elle s’est elle-même baptisée, à la tête de l’USAID.

So, what ?

Nothing !

Comme d’habitude, dans une orgie de fonds « humanitaires », l’institution se consacre à la déstabilisation « non-violente » des pays considérés « non-amicaux » ou « non-vassaux » – à commencer par Cuba, le Nicaragua et le Venezuela.

Samantha Power, « faucon humanitaire »

D’accord, d’accord, d’aaaaaccord  : il existe une version respectable des activités de l’USAID allant de la vaccination des enfants à l’accès à l’eau potable des populations, de la lutte contre la malnutrition au financement des grandes organisations onusiennes – Unicef, Programme alimentaire mondial (PAM), Organisation internationale pour les migrations (OIM), Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR), etc. Un système bien articulé de « smart power », mais, somme toute, aux objectifs salutaires et particulièrement importants.

Toutefois, que vient faire au milieu de ces nobles desseins le soutien aux partis politiques, introduit en 2003 sous l’administration de George W. Bush ? En théorie, cet appui n’est autorisé qu’à certaines conditions : tous les partis « démocratiques » du pays concerné doivent recevoir « des niveaux de soutien équitables », étant entendu que ceux-ci ne doivent en aucun cas « affecter les résultats électoraux ».

En Haïti, cela s’est traduit de cette manière : en 2011, peu de temps après que Washington ait contribué à inverser les résultats de l’élection présidentielle pour porter au pouvoir Michel Martelly (arrivé en troisième position au premier tour), l’USAID a alloué près de 100 000 dollars au Mouvement Tet Kalé (MTK), proche du nouveau chef de l’Etat. Le transfert de fonds se fit à travers le Bureau des initiatives de transition (OTI), une branche de l’USAID, et plus précisément par l’intermédiaire d’une entreprise à but lucratif, Chemonics. Selon cette dernière, ce soutien visait à financer le nettoyage de la capitale « avant la prise de pouvoir présidentielle » [19]. Question inopportune : indépendamment du fait que MTK n’avait rien d’une d’entreprise de nettoyage, quelle était sa véritable nature ? N’avait-il pas organisé les violentes manifestations contestant le résultat du premier tour de l’élection et obtenant son inversion ? La main sur le cœur (et le carnet de chèques), l’USAID se contenta de répondre : « Le Mouvement Tet Kale n’est pas la même chose que le Parti Tet Kale » – parti de Martelly qui ne verra le jour qu’en 2012, un an après l’investiture et le don. Explication non expurgée : en Haïti, les politiciens montent des mouvements pour accéder au pouvoir et ensuite les transforment en parti. Aucune formation ou parti opposés à Martelly ne bénéficia en parallèle d’un quelconque soutien financier.

Puisque nous étions en Haïti, restons-y un instant.

En mai 1991, le Congrès américain autorise l’USAID à consacrer 24,5 millions de dollars sur quatre ans à un Projet de renforcement de la démocratie. Il s’agit (en version présentable) de consolider « les gouvernements locaux et les organisations indépendantes », mais surtout (en version non autorisée), de soutenir les organisations conservatrices susceptibles d’agir comme « contrepoids institutionnel » au président de gauche Jean-Bertrand Aristide. Par le plus grand des hasards, ce dernier est renversé par un coup d’Etat militaire cette année-là. Si le « Projet de renforcement de la démocratie » est suspendu, ayant à l’évidence perdu toute utilité, certains de ses éléments, notamment le soutien aux syndicats les plus conservateurs, demeurent actifs pendant toute la durée du gouvernement putschiste [20].

Bis repetita placent  : d’après le sénateur étatsunien démocrate Christopher Dodd, l’USAID a déboursé 1,2 millions de dollars pour entraîner et équiper de 20 000 fusils M-16 les « rebelles » qui, en 2004, ont renversé Aristide une seconde fois.

Le 12 janvier 2010 et les jours suivants, un tremblement de terre de magnitude 7 frappe Haïti. Terrifiant : 280 000 morts, 300 000 blessés, plus d’un million de sans-abris.

Côté pile : l’USAID déploie immédiatement son équipe d’élite d’intervention en cas de catastrophe (DART). Comprenant 545 personnes et 34 experts, ce fût la plus grande équipe d’intervention jamais déployée par l’Agence. Avec 130 personnes sauvées, elle fit un travail admirable. L’USAID fournit également des secours alimentaires d’urgence à près de quatre millions de personnes ; de l’eau potable, quotidiennement, à 1,3 million de personnes ; en partenariat avec d’autres donateurs internationaux, des abris de base à 1,5 million de Haïtiens.

Côté face : de janvier 2010 à avril 2011, le gouvernement étatsunien signa 1490 contrats pour un montant total de 194 millions de dollars en vue de la reconstruction. De tous ces contrats, seuls 23 bénéficièrent à des entreprises haïtiennes, pour un montant de 4,8 millions de dollars (2,5 %) [21] ; un tiers des fonds dégagés revinrent aux Etats-Unis. Sur les dix premiers bénéficiaires du financement de l’USAID, les deux plus importants furent Chemonics et Development alternatives incorporated (Dai). Après 2016, les deux institutions recevaient encore plus de 40 % de tous les financements contractuels.

Forte de 6 000 employés, Chemonics est la plus importante entreprise de la foule des intermédiaires, traitants et sous-traitants de l’USAID – Creative Associates International, Navanti, DevTech Systems, Dexis, Research and Exchange Board (IREX), etc. Mais l’œuvre « philanthropique » des Etats-Unis ne transite pas que par l’USAID. Plus discrète car plus sulfureuse, la Fondation nationale pour la démocratie (NED), succédané de la CIA, canalise également les subventions en direction de l’étranger. Pour distribuer la manne, USAID et NED s’appuient sur les véritables succursales que constituent l’Institut national démocrate (NDI) et l’Institut républicain international (IRI), les organisations de l’ « establishment » étatsunien. Autour, gravitent une foultitude de satellites – Freedom House, Open Society Foundations (du banquier George Soros), Solidarity Center, Center for International Private Enterprise (CIPE), Consortium for Elections and Political Process Strengthening (CEPPS), etcetera, etcetera, etcetera, etcetera.

On s’efforcera ici de s’en tenir au rôle de l’USAID, même si toutes ces officines travaillent souvent de façon très imbriquée.

Qui pense agression des Etats-Unis contre une nation latino-américaine pense immédiatement à Cuba. Il s’agit néanmoins d’un cas particulier dans la mesure où le blocus en place depuis soixante ans ne permet pas la présence officielle de l’USAID dans l’île ni le flux direct de ressources tel qu’utilisé dans d’autres pays. Ce qui n’empêche nullement une ingérence dont, pendant des décennies, l’USAID ne sera pas la pièce maîtresse, la CIA dirigeant quasiment sans masque les opérations.

En 1995, en démocrate soucieux de ménager les apparences, Bill Clinton ordonne à l’USAID de créer un programme « pro-démocratie » pour Cuba. Plus de 6 millions de dollars sont affectés au financement de groupes « dissidents » et à l’introduction en territoire cubain de ressources techniques –informatique, impression digitale, télécommunications, équipements de fax et de vidéo.

Avec l’arrivée de George W. Bush, la fièvre du billet vert s’amplifie. Une fièvre, oui. Et une sacrée fièvre. Entre 2001 et 2006, un flot de 61 millions de dollars arrose la floraison de 142 « projets » et activités illégales au regard de la loi cubaine ; 120 millions de dollars prennent le relais entre 2007 et 2013 pour 215 « projets » – dont 1,5 millions de dollars pour renforcer « l’écosystème médiatique » cubain cher à RSF.

En 2009, coup dur pour l’USAID, qui ne déteste pas une certaine discrétion : les autorités cubaines arrêtent à La Havane un de ses contractuels, Alan Gross, alors qu’il distribuait des ordinateurs et du matériel de transmission satellitaire aux éléments anticastristes de la communauté juive. Condamné à quinze ans de prison, Gross sera libéré en décembre 2014, dans le cadre d’un échange de prisonniers [22]. L’imagination n’en demeure pas moins au pouvoir dans les entrailles US de la subversion. Cette même année 2014, on découvre que, recrutés par l’USAID (et payés par Creative Associates Internacional), une douzaine de jeunes vénézuéliens, costariciens et péruviens se sont fait passer pour des touristes à La Havane et Santa Clara, chargés d’« identifier des acteurs sociaux susceptibles d’impulser un changement social » dans l’île. Un peu plus tôt, Aldo y los Aldeanos, un groupe de rap critique envers le pouvoir, avait été enrôlé par l’intermédiaire de promoteurs musicaux. Objectif : utiliser le mouvement hip-hop pour « aider la jeunesse cubaine à briser le blocus de l’information ».

Entre 2010 et 2012, des milliers de Cubains ont utilisé ZunZuneo, une sorte de Twitter local, sans savoir qu’il avait été conçu par l’USAID – « sans aucune arrière pensée », préciseront les autorités américaines avec le plus grand sérieux. La première étape de ce programme, lancé depuis une société-écran en Espagne avec des fonds dissimulés aux îles Caïman, avait pour but de construire une base « critique » d’utilisateurs en diffusant des contenus généraux, sportifs ou culturels notamment. Une fois cet objectif atteint, devaient y être introduits des contenus plus politiques afin de créer des mobilisations et déclencher, si possible, une « révolution de couleur ». Doté d’un budget de 1,6 million de dollars, le projet sera finalement abandonné après deux ans d’existence, faute d’avoir atteint les 200 000 utilisateurs initialement espérés.

Rôle clé encore pour l’USAID en 2021. Embargo étatsunien, perte de soutien économique du Venezuela (lui-même agressé et affaibli), désertion des touristes en raison du Covid accentuent à l’extrême les difficultés économiques. Epuisés par les pénuries d’aliments et de médicaments, excédés par les coupures d’électricité, des milliers de Cubains vont finir par descendre dans la rue. Depuis Washington, l’USAID souffle par avance sur les braises. De plus en plus prise de passion pour la musique tropicale, elle a sorti 2 millions de dollars de ses caisses pour subventionner l’orchestre accompagnant les futurs événements. Elle s’en vantera ultérieurement en expliquant que, grâce à elle, « des artistes et des musiciens sont descendus dans la rue pour protester contre la répression gouvernementale, produisant des hymnes comme ”Patria y Vida“, qui ont non seulement sensibilisé davantage le monde au sort du peuple cubain, mais ont également servi de cri de ralliement pour le changement sur l’île. »

D’après le ministre cubain des Affaires étrangères Bruno Rodríguez, l’USAID a arrosé de plus de 120 millions de dollars les dizaines d’organisations impliquées dans la déstabilisation de l’île. Sur X (14 février 2025), le président Miguel Diaz Canel s’est insurgé : « Le gouvernement américain et la presse à scandale sont alarmés par les millions de dollars de l’USAID destinés à la subversion et au financement de médias et d’ONG soi-disant indépendants, alors que nous dénonçons cela depuis des années ! »

Ambassade des Etats-Unis à La Havane – photo Maurice Lemoine (ML)

Mais, au fait… Quid des organisations non gouvernementales financées par l’USAID ? Vaste et délicat sujet. Dans le sillage du séisme affectant la coopération étatsunienne, on découvre avec étonnement que de grandes ONG françaises sont touchées : Solidarités International (dont 36 % du budget dépendait de l‘USAID), Action contre la Faim (30 %), d’autres sûrement, qu’on découvrira peut-être demain. On ne fera a priori à ces institutions aucun procès d’intention. Pas plus qu’on ne contestera la pertinence des ONG lorsqu’elles s’attellent à des problèmes tels que la dette des pays pauvres, la faim dans le monde, l’accaparement des terres, les paradis fiscaux, la défense des minorités sexuelles, l’accès à l’éducation et à la santé pour tous, l’accueil des réfugiés ou des migrants. Qui reprocherait aux organisations de secours médical, dans des contextes de conflits armés ou de catastrophes en tous genres, d’alléger les souffrances des populations ? Qui oublierait les ONG opposées à la mondialisation néolibérale, capables de mobiliser, lors du Forum social de Mumbai, en 2004, plus de 100 000 participants ?

Néanmoins, vu sous un autre angle…

« Du réseau d’ONG susmentionné, dénonçait en 2021 l’ex-président hondurien Manuel Zelaya, renversé en 2009 par un coup d’Etat pro-américain et évoquant le Nicaragua voisin, se détachent des centaines d’organismes qui saturent la vie politique de la société, créant une sorte d’Etat parallèle piloté par de grands médias et réseaux, qui deviennent artificiellement des protagonistes, tentent de saper les avancées des gouvernements progressistes ou d’empêcher la montée au pouvoir des projets politiques de gauche revendiquant la participation de la société et de l’Etat contre la tromperie du marché [23]. »

« L’aide au développement ne peut réussir que si elle s’appuie durablement sur des réformes démocratiques et l’aide aux forces réformistes sur une longue période, peut-être des décennies », a théorisé l’USAID [24]. Par « forces réformistes », on entendra courants ne mettant pas le capitalisme et ses bénéficiaires en danger. Pour ce faire, l’Agence sert de tiroir-caisse à une myriade d’ONG aux centres d’intérêts on ne peut plus louables, tels que ceux précédemment cités. Très bien. Mais encore ?

Dans la plupart des cas, et depuis 1990, les gouvernements néolibéraux se sont tournés vers elles pour fournir les services qu’ils devraient assurer – santé, éducation, culture – et qu’ils ont délibérément abandonnés soit au néant soit au marché.

Les dirigeants de ces ONG ne sont pas élus, mais nommés par des groupes restreints d’individus. Grandes ou petites et une fois qu’elles ont pignon sur rue, ces organisations doivent assurer leur financement. Elles finissent par ressembler à des entreprises traditionnelles, avec des objectifs chiffrés, du personnel, des calculs de rentabilité. Outre les citoyens appelés à se montrer généreux, de puissants mécènes ouvrent le portefeuille. L’USAID, par exemple. Qu’elles le veuillent ou non, les ONG se retrouvent liées par l’argent qu’elles acceptent. L’adhésion aux principes et valeurs du généreux donateur se fait automatiquement, ou progressivement, ou insidieusement. Ce, alors qu’actions « philanthropiques » et ressources pour les mener vont de pair. On s’en rend soudain compte lorsque Trump, tel un éléphant dans un magasin de porcelaine, met le tout Genève en émoi. La suppression des fonds de l’USAID rend la ville suisse désormais trop chère pour les finances de certaines des 38 organisations internationales qui s’y sont établies et dépensent près de 7 milliards de dollars par an pour soutenir 400 ONG. Beaucoup des 29 000 postes liés à ce « business » étant menacés, la ville a dû voter un budget de 2 millions de francs suisses pour soutenir les « humanitaires » en péril. A quand une caravane de Médecins sans frontières ou Médecins du Monde pour ramasser les blessés et les rescapés ? Dur-dur. Mais, tout de même… Derrière l’abnégation hautement proclamée, des sommes considérables en frais de fonctionnement permettent à l’évidence à un monde de professionnels des droits de l’Homme et du développement de vivre au-dessus de raisonnables moyens.

Posant des sparadraps sur la misère du monde, les ONG n’en évitent pas moins d’aborder avec leurs protégés les causes politiques des problèmes auxquels ceux-ci sont confrontés. Pas forcément par cynisme ou acceptation, mais pour les raisons préalablement exposées. Ce qu’on appellera la reconnaissance du ventre ; ou le concept « nécessité fait loi ». Quand bien même elles seraient pacifiques, l’USAID n’a pas pour vocation de financer des transformations sociales radicales ou des révolutions. Elle a son agenda. Lorsqu’elle est présente sur place, derrière les sourires déversant une lueur d’amour fraternel, se cache à l’occasion la camaraderie du loup et de l’agneau. Outre ses fonctionnaires ou contractuels engagés par conviction humaniste dans leur mission, de bons samaritains moins désintéressés pénètrent la société civile, la travaillent idéologiquement, l’observent, recueillent ce qu’on appelle du « renseignement humain » et transmettent « à qui de droit » les informations collectées sur les militants locaux, les leaders influents, les groupes contestataires, les intellectuels engagés. Activité également pratiquée, sans couverture officielle (SCO, dans le jargon), au cœur des régions sensibles, par des barbouzes occasionnelles ou professionnelles agissant dans l’ombre des milliers d’employés des ONG.

En Haïti, après le tremblement de terre de 2010, on parle ouvertement de la République des ONG. On estime alors leur nombre à… 10 000. Pratiquement autant qu’en Inde, un pays de 1,438 milliards d’habitants ! Au lendemain du séisme, dans la salle de conférence de l’hôtel Karibe, plusieurs dizaines de personnes travaillent au « Post Disaster Needs Assessment » (PDNA), document qui doit être présenté au siège des Nations unies. Plus de 80 % des rédacteurs sont des « blan » (des étrangers). Comme des mouches, les patrons de nombreuses organisations internationales tournent autour d’eux pour s’assurer que leurs projets vont être incorporés dans ce plan [25]. « Business » avant tout : ce que d’aucuns voient comme un véritable plan Marshall va générer de très gros budgets.

Plus tard, lorsque viendra l‘heure du bilan, Haïti sera toujours aussi pauvre et aussi sous-développée.

Sans généraliser une situation aussi caricaturale, ces myriades d’ONG, chacune avec son propre programme en matière de santé, d’éducation, d’agriculture, de développement, d’environnement, de gouvernance, constituent autant d’Etats dans l’Etat. Contourné, affaibli. Maintenu (avec son assentiment souvent) dans une dépendance absolue.

Dans son registre, l’USAID porte un intérêt particulier aux ONG artificiellement créées pour s’occuper de « causes » dont la défense apparente peut profiter aux puissances dominantes, à commencer par les Etats-Unis. Sachant que ces « humanitaires » saturent l’espace médiatique de l’Occident collectif. Et que les informations qu’ils distillent circulent de manière circulaire avec les agences de l’ONU.

Constat trop sévère, injuste, entaché de mauvaise foi ou d’idéologie ? « Por favooooor ! » Contribution au débat du secrétaire d’Etat américain Colin Powell, le 26 octobre 2001 : « Aussi sûrement que nos diplomates et nos militaires, les ONG américaines sont dehors, en train de servir et de se sacrifier sur le front de la liberté. […] J’entends sérieusement m’assurer que nous avons les meilleures relations avec les ONG qui sont une force multiplicatrice pour nous, une partie si importante de notre équipe de combat. »

Equateur, 2007-2017. Le président Rafael Correa est un dangereux individu. Nouvelle Constitution, importantes réformes sociales. Réduction considérable de la pauvreté. Considère la communication comme un service public. Interdit qu’un établissement financier détienne plus de 6 % du capital d’un organe de presse. Va tenter de redistribuer l’espace médiatique : un tiers du spectre radioélectrique pour le secteur privé, un tiers pour le secteur public et un tiers pour le secteur à but non lucratif. Entretient des relations amicales avec Fidel Castro, Hugo Chávez, Luiz Inacio Lula da Silva, Néstor puis Cristina Kirchner, Evo Morales, la bande des « illuminés magnifiques » qui changent la face du sous-continent.

Les évaluations raisonnables estiment la proportion des autochtones équatoriens à environ 25 % de la population. Dans les années 1990, sur la base de revendications identitaires mais aussi de classe et anti-impérialistes, la Confédération des nationalités indigènes d’Equateur (Conaie) a mené deux gigantesques soulèvements. Devenu le référent national de l’opposition aux élites traditionnelles, le mouvement s’est doté d’un bras politique, Pachakutik (PK).

A ce moment, déferle sur l’Equateur une armada d’ONG. Certaines, pleines de bonne volonté, venues d’Europe, sans réelle connaissance de la réalité du pays. D’autres financées par l’USAID (et/ou la NED). « Elles ne viennent pas pour appuyer les luttes sociales, nous explique en 2023, à Quito, Eduardo Meneses, excellent connaisseur des mouvements sociaux. Elles arrivent, par exemple, pour donner 10 000 dollars à un petit projet local d’agro-écologie. » Pour ce faire, elles n’ont besoin que de quelques « éduqués ». « Elles prennent le seul jeune qui, dans un village, est capable de rédiger un rapport et, sans aucune formation politique, sans capacité d’organisation, mais indispensable relais avec les généreux bienfaiteurs étrangers, il devient un nouveau leader de la communauté. » Rupture générationnelle, toute l’histoire du mouvement indigène, toute la forte formation idéologique des années 70/80 s’estompe, disparaît.

Dans le même temps, Pachakutik est infiltré par des ONG qui ne répondent en rien aux objectifs originels de la Conaie. De nombreux dirigeants de PK montent des fondations gavées de subventions d’Etats (Etats-Unis, Union européenne), en lien avec ces fameuses ONG.

Dès 2010, Correa doit affronter une « révolte de la police » qui ressemble fort à un coup d’Etat. Des dirigeants indigènes de PK participent directement à la sédition, parmi lesquels l’« ultra » Lourdes Tibán. L’USAID subventionne la Corporation patronale indigène d’Equateur (CEIE), dont Tibán est une membre éminente. Le même aimable donateur alimente Participation citoyenne, autre organisation hostile à la Révolution citoyenne.

Pour financer les programmes sociaux, Correa s’appuie entre autres sur le développement de l’activité minière. Il est temps qu’apparaisse Chemonics. L’entreprise répartit en urgence 5,4 millions de dollars de l’USAID pour un programme « Côtes et forets soutenables ». Une intrusion cousue de fil blanc et aux effets patents. En juin 2011, Correa dénonce le fait que ces ONG étrangères travaillent auprès des populations indigènes, à la frontière colombienne, pour « faire de la politique, générer le chaos  » et déstabiliser son gouvernement. Le 5 juillet est en conséquence adopté le décret exécutif 812 exigeant de ces ONG qu’elles fassent connaître l’origine et l’usage des millions de dollars qu’elles dépensent, qu’elles déclarent leurs programmations annuelles et rapports financiers, la pertinence de leur action avec le plan national du « bien vivre » (« Buen Vivir »), les territoires où elles opèrent et les acteurs sociaux auprès de qui elles agissent.

Refusant de se conformer à la loi, l’ONG écologiste étatsunienne Conservation internationale (CI) est chassée du pays. Scandale ! Alertées, ameutées, déconnectées du contexte réel, les gauches et extrême-gauches européennes commencent à dénoncer l’ « autoritarisme » qui plus est « anti-écologique » de Correa. Seul (ou presque) le journaliste Eduardo Tamayo, de l’Agence latino-américaine d’information (ALAI), fronce les sourcils : outre l’USAID, CI compte parmi ses partenaires et bailleurs de fonds des transnationales comme Rio Tinto, Ford, Monsanto, Intel, Coca-Cola, Starbucks, Walmart, Walt Disney, MacDonalds et… la deuxième compagnie pétrolière des Etats-Unis, Chevron [26]. Vous avez dit conservation de la nature ?

La Fondation Pachamama en fait tant dans ses attaques implacables contre Correa, au nom d’un « anti-extractivisme » maximaliste (car il peut en exister un raisonnable et raisonné), qu’elle est à son tour expulsée du pays en 2013. A ce moment, pour qui veut bien ouvrir les yeux, la stratégie de l’USAID est parfaitement lisible. Cette même année 2013, c’est 16 millions de dollars qu’elle a injectés en Equateur, toujours à travers Chemonics, dans des initiatives sur le thème porteur, vis-à-vis des jeunes Equatoriens et de la « communauté internationale », de la « protection de l’environnement » [27].

LIRE LA SUITE:

https://www.medelu.org/Dans-les-entrailles-de-l-USAID

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Mot clés : #mauricelemoine - #Cia - #Medelu - #USAID

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