"L'invention des sans-papiers" de Thierry BLIN - Note de lecture de M. AUTEXIER

Marcel Gauchet nous avait invité à réfléchir sur les liens entre droits de l’homme et démocratie, autour de sa célèbre formule « les droits de l’homme ne font pas une politique ». Thierry Blin, à partir d’un autre point de vue, interroge, en sociologue et en politiste, les mouvements de sans papiers. Le grand intérêt de son travail, c’est d’asseoir ses conclusions sur une étude fouillée, historique et sociale, de ces mouvements, de l’évolution de leurs rapports au syndicalisme et aux partis politiques de gauche.
De cette investigation serrée, depuis les années 60 jusqu’à l’occupation de l’église Saint-Bernard, en 1996, nait et prend forme l’analyse de ce que l’auteur nomme « un cosmopolitisme sans le peuple », où l’icône du sans-papier remplace la figure jusqu’alors centrale du travailleur et de l’ouvrier. Peut-être parce que la classe ouvrière n’avait pas répondu aux vœux des « révolutionnaires » de mai 68, ces derniers n’ont cessé depuis lors de l’accabler de tous les maux : de rédempteur de la société tout entière, l’ouvrier est devenu un épouvantail de la beaufitude. Thierry Blin montre bien, à travers l’idéologie des sans papiers, l’évolution qui, de la négation des classes sociales, des nations, est allée vers l’assomption de l’individualisme. « Un nouveau seigneur triomphe sur ces ruines : l’individu » note-t-il, avant d’analyser « l’avènement d’un humanisme compassionnel, traduction de la conversion de la politique à la morale et aux droits ».
On sait bien que, loin de contester le néo-libéralisme, le refus de toute règle pour l’entrée et le séjour (« des papiers pour tous les sans-papiers ») a toujours convergé avec les intérêts du patronat qui trouve là le moyen sûr de peser sur les salaires et les droits sociaux. On sait bien que les vœux des milieux d’affaires européens, traduits en multiples rapports issus de la Commission, visent à ouvrir plus largement les portes à l’immigration, plutôt qu’à organiser le retour au travail des millions de chômeurs dans nos pays. L’intérêt du livre « L’invention des sans-papiers » est d’inscrire cette question dans une focale plus large, et de comprendre comment « le génie spectaculaire-humanitaire du mouvement » concourt à la société de marché, où les individus ont tous les droits et les peuples en corps n’en ont aucun. Est-il besoin d’ajouter que pour cette société de marché, la nation est l’ennemie ? Le libre-échange des travailleurs, le refus des frontières, la mondialisation sans règle, sont des valeurs partagées avec le néo-libéralisme. Asseoir la solidarité avec les sans papiers, non plus sur une communauté d’intérêts avec la classe ouvrière française, mais sur une hyperextension des droits individuels, devenue sans borne et sans limite, brisant les solidarités, les nations, les règles ou les lois, conduit à cette impasse.
A rebours des sentiers battus, le livre de Thierry Blin nous invite à ne pas tomber dans ce panneau, à penser une politique où la dimension morale n’éclipse pas la dimension sociale, se construit avec les citoyens et non pas sans eux, voire contre eux. Plutôt qu’à répéter les anciennes ritournelles, baignées de moraline, la gauche française serait bien inspirée de puiser dans ce travail quelques solides réflexions pour une politique républicaine et vraiment humaniste en matière d’immigration.
Jean-Yves Autexier est ancien parlementaire français, responsable de la Fondation Res Publica présidée par Jean-Pierre CHEVENEMENT