« L’Europe ou le retour de l’idée impériale » - Intervention du professeur MAFFESOLI devant l'Académie de géopolitique de Paris - Mars 2025

[NDLR : Intervention brillante du professeur MAFFESOLI.]
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Prof. Michel MAFFESOLI, Professeur Émérite en Sorbonne, Membre de l’Institut universitaire de France, récemment auteur d’Apologie – une autobiographie intellectuelle (2025), « L’Europe ou le retour de l’idée impériale ».
Bien, monsieur le président. Je vous remercie, en fait il aurait fallu continuer encore. C’est très agréable d’entendre parler de soi, et ça évite qu’on prenne soi-même la parole ! Je le fais avec beaucoup d’humilité pour tout ce que je viens d’entendre. J’avais expliqué que je n’avais aucune compétence géopolitique, peut-être même n’ai-je pas beaucoup d’appétence, à vrai dire. Mais que ma sensibilité théorique, surtout ce que vous venez de dire de moi, c’est plus métapolitique. Mais j’ai vu que le mot métapolitique apparaissait dans le programme.
En préalable, pour vous dire ces petites choses que je pourrais raconter dans un instant, c’est que je pense qu’il faut se débarrasser de ce qui est, ce que j’appelle notre cerveau reptilien. Je veux dire, ce qu’on a sucé depuis la petite enfance, le lait maternel jusqu’à l’Alma mater universitaire, c’est le linéarisme, le mythe du progrès. Moi, ce qui fut ma thèse d’État dans les années soixante-dix, c’était, ce n’était pas original, de faire une critique du mythe du progrès et du progressisme. Encore une fois, ce linéarisme. L’Humanité serait partie d’un point A de barbarie, va arriver à un point B : immigration absolue. N’oublions pas que c’est au 19ème siècle, qui est pour moi le grand siècle de la modernité, que Hegel a formalisé cette idée de philosophie de l’Histoire avec un grand H. Avant, il y avait de l’historiographie, là il y a la philosophie de l’histoire, et par après, je crois que d’ailleurs, l’ambiance, actuellement, de l’intelligentsia, en tout cas en France, et aussi ailleurs, reste sur cette mentalité hegeliano-marxiste, fondamentalement le progressisme, qui reste quand même notre idée de base.
À l’époque de ceux-là, si je cite un peu Joseph de Maistre, j’ai rappelé tout à l’heure à propos du métapolitique que, je dirais, le bon sens et la droite raison réunies nous obligent à observer que sur 2000 ans, qui est notre champ d’observation, il y a des époques. Non pas se linéarisent, mais des époques. En grec, le mot « époque » signifie parenthèse. Une parenthèse s’ouvre, une parenthèse se ferme, et pour moi est en train de se fermer la parenthèse moderne.
Entre les époques – et c’est de là peut-être qu’il n’y a plus grand chose à dire – il y a des périodes, qui durent quelques décennies. Périodes crépusculaires où, d’une certaine manière, on pressent ce qui entraîne s’achever – je dis bien on pressent – et on balbutie sur ce qui est en train de naître. Encore une fois, on n’a pas et on ne peut pas avoir de grands systèmes interprétatifs, Jean-François Liotard l’a bien montré. Eh bien, pour ma part, voyez, quand je dis cela, c’est pour montrer qu’il y a de l’impermanence, et il faut accepter, on ne l’accepte pas, et peut-être de la continuité de la vie. Décadence et renaissance. J’en dirais peut-être un mot tout à l’heure. Je rappelle que ce qui fut la première phrase écrite dans notre tradition culturelle à minima entre deux milliers, c’était (…). Genèse et déclin, déclin et genèse. Voilà, pour ma part, c’est ce qui a obsédé tous mes travaux depuis de longues années en effet. Première banalité.
La seconde banalité, c’est que quand il y a cette transmutation épocale, ce que nous vivons actuellement, eh bien il faut trouver les mots, les moins faux possibles, je ne dis pas encore les concepts, comme c’est pire et c’est enfermé dans des mots. Vous connaissez la formule, je ne peux que la répéter, Camus : « Mal nommer les choses contribue au malheur du monde ». Quand Camus a cette formule, il lit La République de Platon, où Platon montre que quand il y a dégénérescence de quelque chose, en la matière d’une démocratie, la vraie, eh bien il y a ce que Platon appelle la fraude au mot. Je crois qu’actuellement nous visons sur cette fraude. On fait de l’incantation. L’incantation, c’est quand on chante quelque chose dont on n’est pas convaincu. Exemple un peu grivois que je donne, c’est qu’on ne parle jamais autant d’amour que dans un couple qui va se séparer. Nous sommes, dans ce cas-là. En quelques sortes, il y a ce décalage.
Troisième banalité, eh bien c’est quand il y a cette transmutation, quand il y a les mots qu’il convient d’indiquer, eh ben il y a actuellement – nous le vivons de diverses manières – un déphasage entre l’élite et le peuple. On a une idée dans sa vie. On n’en a pas cinquante. La seule idée que j’ai eue, c’est le désaccord, ou l’accord, tant bien que mal, qui existe entre le pouvoir et la puissance. Pouvoirs institués, puissance instituante : quand ça marche, ça va bien. Nous sommes à un moment où il y a justement un désaccord entre cela et, du coup, vous citiez tout à l’heure Hobsbawm, qui a écrit ce livre sur L’Ère des révolutions. Moi, pour ma part, je pense que même cette ère des révolutions est achevée. Et j’ai écrit un livre: s’appelle L’Ère des soulèvements, c’est-à-dire qu’il va y avoir une série de soulèvements en ce sens. Voilà un peu, si vous voulez, le préalable.
Les trois points, de mon exposé : les racines ; un diagnostic, l’Europe moderne ; un pronostic, l’Europe postmoderne.
Alors, les racines. Je me suis amusé à regarder, et je vous prie d’excuser la banalité de mon propos, l’étymologie du mot Europe est une théologie incertaine. C’est-à-dire qu’à la fois c’est Eurus, Obs, la terre large, cette vue, qui est d’ailleurs Pénélope, la belle fille. En même temps l’étymologie sémitique Aruba, la belle femme. Et puis une étymologie phénicienne, Ereb, qui est le couchant. Pourquoi je dis ça ? Je ne suis pas compétent, je ne vais pas aller plus avant, sinon pour vous rendre attentifs au fait que l’Europe, dans le fond, est de frontières incertaines, de langues et de mythologies plurielles. C’est ça qui me parait important. Gardons cette idée-là, et oublions le reste.
Mais c’est à partir de là que s’est constitué je dirais une Europe mythologique, résultat, finalement, des rêves – et c’est sa spécialité, l’imaginaire, que j’ai héritée de mon maître Gilbert Durand – des histoires, des mythes millénaires, qui ont constitué à bien des égards ce que je viens d’indiquer, et dans le fond – je vous rends attentifs aux mots que je vais employer – une structuration contradictorielle. Ce n’est pas la logique du contraire dialectique, dont on a entendu parler tout à l’heure, qui pour moi est fini. La logique contradictoire, c’est une logique où le contraire ne se dépasse pas en synthèse.
Une des expressions paradigmatique de cette logique contradictorielle – (…) Gilbert Durand et quelques autres – le fondement de cela c’est le Cardinal Nicolas de Cues quand il parle de la Coincidencia oppositorum, c’est-à-dire comment il peut y avoir en quelques sortes une coïncidence de choses éminemment opposées, en la matière pour cette racine, le mélange de civilisations. Je dis civilisation, je ne dis pas culture. Il y a une différence, de mon point de vue, entre la civilisation et la culture.
À partir de ces racines, qu’est-ce qu’il s’est passé ? diagnostic : l’Europe actuelle, dans le fond, pour le dire très simplement, c’est l’exportation de l’État-nation d’une certaine manière, et ce qui se passe actuellement en est l’expression. La généalogie : année précise, Révolution française, philosophie des Lumières, révolution industrielle, société de consommation. Par là nous pouvons suggérer cette généalogie aboutissant – le terme, vous l’avez employé tout à l’heure vous-même, cher collègue – à un « économicisme », qui est uniquement préoccupé – si je prends le mot de Péguy, « de la mangeaille » en quelques sortes. Et on voit comment, dans le fond, cette économicisme repose là-dessus.
Du coup, quatre piliers à cette Europe moderne. Moi j’aime toujours repérer un peu ce sur quoi repose une structuration. C’est bien sûr, je l’ai indiqué, le grand rationalisme. Je rappelle que le livre de Weber est important là-dessus (L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme), tout est soumis à la raison, tout doit donner ses raisons, rationalisation généralisée aboutissant au fameux « désenchantement du monde ». Je le rappelle d’ailleurs chaque fois que je le peux, on a traduit (…) « Désenchantement du monde » alors que le vrai sens aurait été « démagification du monde » (…). Le mot vient de « sorcier », donc d’une certaine manière quelque chose de plus fort, ce désenchantement du monde, aboutissant à ce modèle pasteurisé. Pasteur, dans le fond, l’éradication de l’élément perturbateur, ce qui aboutit à une ensemble hygiénisé, l’Europe comme sanatorium généralisé. Dans le fond, on va évacuer en quelques sortes ce qui ne convient pas.
Deuxième pilier, l’utilitarisme, bien sûr, dans cette perspective économiciste : les activités humaines doivent être tout simplement utiles. Je rappelle qu’au Quattrocento, dans Florence la belle, eh bien il y avait Médicis, mais il y avait aussi Michel-Ange et Raphaël. Conjonction en quelques sortes d’éléments opposés, contradictoriels tels que je disais tout à l’heure. Heidegger poussant jusqu’au bout, réfléchissant d’ailleurs sur l’Europe, dit « ustensilarité », c’est-à-dire une conception du monde à la manière des ustensiles de cuisine, que je peux manipuler, manœuvrer, c’est-à-dire que j’ai à la main. Voilà en quelques sortes l’utilitarisme, et cela étant la conséquence – la cause ou la conséquence, cela reste à voir – de cette idéologie du progrès – moi c’est ma critique, je l’ai dit tout à l’heure, essentielle, c’est-à-dire que ce qui est important c’est la flèche du temps. Carl Schmitt, Carl Levitt, ont montré en quelques sorte que cette idéologie du progrès n’était qu’une sécularisation du modèle judéo-chrétien. Le paradis n’est plus céleste, il va être terrestre, mais kif-kif bourricot. Et cela, bien sûr, renvoie fondamentalement à l’oubli du passé, l’oubli de la tradition, puisque la tradition est obscurantiste. Le Moyen-Âge est obscurantiste par construction. Michelet l’a bien développé.
Dernier point de ce pilier, l’individualisme. Là, je rappelle à bien des égards que c’est le pôle central à partir duquel s’est constituée la modernité, Descartes, Luther, Rousseau… On voit bien comment, d’une certaine manière, ces individualismes, principium individuationis, ont fait que l’État-Nation est la cellule de base de l’Europe moderne, protégeant – et je pèse ici mes mots – l’individualité de la communauté.
Voilà en quelques sortes les quatre piliers, de mon point de vue, et voilà mon pronostic : en rappelant avant de le développer rapidement, j’ai été inspiré par un sociologue russo-américain, qui s’appelle Sorokin, qui montre que justement il y a des époques rationalistes et des époques sensualistes. Cela a été repris, d’ailleurs, de diverses manières. Nietzsche à sa manière, Walter Pater pour l’Art, Mannheim pour la pensée sociologique, etc. Alors je ferme cette parenthèse pour dire que, de mon point de vue, actuellement (pronostic, bien sûr ce n’est pas quelque chose de sérieux, c’est un pronostic, un peu un rêve de ce qui me parait être en jeu) au-delà de ces subsidiarité verticales, celle du pouvoir, du pouvoir étatique, du pouvoir technocratique, en bref celle de l’État jacobin exporté, toute chose qui ont été exportées en Europe, pour moi il y a le retour des diverses communautés, territoriales, associatives, communales, corporatives, culturelles, religieuses, etc. Et cela va être conforté par cette petite expression que vous connaissez tous, mais à laquelle il convient de revenir à mon avis : la « secessio plebis », la sécession du peuple par rapport, ou contre l’Europe moderne. Je rappelle que le peuple, quand il n’est plus en accord avec le Sénat, dans la Rome antique, il se retire sur l’Aventin. Il est aussi des analyses dans Le Prince de Machiavel qui montrent qu’à certains moments il y a une différence entre la pensée de la place publique et la pensée du palais.
À mon sens, c’est ce qui est en jeu actuellement. C’est-à-dire, face à une Europe, une Union européenne concédant tout le pouvoir aux banques et aux technocrates, il y a une désaffection structurelle vis-à-vis de l’Europe jacobine, et c’est là où peut-être cette idée de l’idée impériale, le saint-empire romain germanique. C’est bien cela qui est en jeu. Cela peut prêter à confusion, mais dans le fond, c’est une entité symbolique culturelle. Une mosaïque dans le sens simple du terme, unissant des territoires, des terroirs, sur la base de – un terme que nous n’avons pas en français mais que l’école de Palo Alto en Californie a bien développé – la proxémie, c’est régions, cités, cantons, et tout à l’avenant. Voyez, pour moi c’est là ce qui fait la différence entre le pouvoir institué et la puissance instituante. Le pouvoir bien sûr a le pouvoir, la puissance instituante amenant ce que j’ai dit il y a un instant, certainement l’ère des soulèvements.
Intéressant de voir comment, de divers manières, basques, catalans, corses, alsaciens, bretons, bavarois, ceux que je connais, mais on pourrait les multiplier à l’infini – sont tout simplement des affirmations de ce que je viens de dire sur la proxémie et, en même temps, comment peuvent s’ajuster ces éléments ? J’ai dit mosaïque, où il peut y avoir une cohésion alors que chaque pièce de la mosaïque va accorder sa structure, sa couleur, sa configuration. C’est ça, pour moi, l’Europe postmoderne, qui est à l’opposé de l’Europe des Nations.
Pour le dire simplement, c’est la pulsion communautaire et, en effet, c’est ce que j’ai développé en mettant l’accent sur cette dimension émotionnelle. Le sensualisme que développe sur Sorokin. Le sentiment d’appartenance rejoint la diversité de l’Europe mythique, que j’ai indiquée y a un instant, un peu peut-être ce que j’appelle moi la passion Erasmus du XVème siècle, Érasme, d’une certaine manière, et on voit bien ce qui se passait là en termes d’idées, en termes de débats là-dessus.
Voilà ce qui est pour moi, c’est ma conclusion, le nouveau Moyen-Âge en gestation. J’emprunte ici le terme à Nicolas Berdiaev qui a bien sûr écrit un livre fameux en la matière, en gros revenir – et voilà ma distinction, je ne peux pas ici développer – revenir à la culture contre la civilisation. Nous n’avons pas ce débat en France. La philosophie allemande a montré qu’il y avait une grande différence entre culture et civilisation, et de mon point de vue c’est la tendance qui est en jeu actuellement, la fin d’une civilisation, c’est clair, et en même temps on voit des resurgissements de cette idée de culture, déploiement des langues régionales, et le paradoxe – puisque c’est Goethe qui disait « tout moment naissant est paradoxal ». Le paradoxe, c’est qu’on voit bien comment ce retour à la culture va trouver l’aide de l’adjuvant, des réseaux et de la cyberculture.
Moi cette idée m’est venue un jour d’un de mes étudiants, qui avait fait une thèse sur la techno-musique. Il était d’Albi. Une techno-musique très spécifique de cette petite ville, Albi, rentra en connexion avec le même groupe de Bratislava faisant le même type de musique, et c’est à partir de ce réseau, si vous voulez, qu’il y a ce que j’appelle ici la culture Albi et Bratislava pour rendre attentive, en gros, des initiatives locales pluralistes.
Et c’est cela pour moi l’idée impériale. Plutôt que l’État-nation généralisé. C’est-à-dire un lien socia, fondé à la fois sur la raison et l’affect, la création et le plaisir. Et je rappelle, puisqu’un de mes maîtres à penser essentiellement c’est Aristote et Saint Thomas d’Aquin, que Saint Thomas d’Aquin avait cette belle formule : « Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu » : il n’y a rien dans l’intellect qui n’ait été dans les sens et c’est ce qui me paraît être en jeu dans ce que j’appelle ici la culture.
S’il y avait deux mots à retenir de mon propos, c’est que ce qui a prévalu dans la modernité, l’État-nation et l’Europe moderne, c’est cette idée d’Auguste Comte, mon compatriote, Reductio ad unum. On va réduire à l’unité : l’un de l’individu, l’un de l’État-nation, l’un des grands systèmes interprétatifs. Pour moi, cette unité est finie. Alors qu’il y a un autre terme qui est important, auquel on ne pense pas assez, c’est l’ « unicité ». L’unité est la réduction. L’unicité, c’est l’expansion. L’unicité, c’est une liaison en pointillé de la diversité, c’est le mystère de la sainte trinité catholique, c’est-à-dire Dieu en trois personnes, où on voit bien comment, d’une certaine manière, il peut y avoir cette unicité qui ne soit pas une unité fermée, en quelque sorte réduite au plus petit dénominateur commun. Et ce qui se passait au Moyen-Âge, l’Église médiévale, les évêchés et les monastères et abbayes, avaient des relations entre eux, mais pas forcément avec quelque chose qui chapeautait le tout.
Voilà, si vous voulez, un peu ce qui me paraît être un jeu actuellement. Je ne sais pas si vous vous souvenez, moi j’étais fasciné ces derniers temps par ce qu’a pu développer au XIIIème siècle autour de Othon de Freising sur la Translatio imperii. Translation d’empire. Mais autour de Freising je rappelle que quand il y a Translation imperii, il faut qu’il y ait une translatio studii, en gros une autre manière de lire, en effet de trouver des noms comme manière de dire cette translation, et pour moi c’est cela qui est en jeu actuellement. Nous sommes en décalage, ou plutôt on ne sait pas assumer et analyser cette Translatio imperii et on reste sur des schémas qui seront, encore une fois, des schémas intellectuels, à bien des égards dépassés, alors que, dans le fond, la sagesse populaire, qui me paraît importante, j’ai dit Berdiaev il parle d’un relevé rythmique, régulièrement, tout à l’heure j’indiquais « décadence ». Maintenant, on a peur du mot décadence, on dit « antiquité tardive », mais quand on n’avait pas peur du mot décadence, on savait que des (…), ceux qui tombent, amenaient à bien des égards une renaissance. C’est la palingénésie de Ballanche, une plante qui va renaître à partir de ses cendres. C’est la mythologie du Phénix. Voilà ce qui me paraît être en jeu actuellement.
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