« Tirage au sort, le nouveau phantasme » Par André Bellon
La vie politique est en crise et la démocratie est de plus en plus un mot sans conséquence. C’est sur ce champ de ruines que des voix de plus en plus insistantes autant qu’insidieuses proposent de tirer au sort les représentants du peuple au lieu de les élire. La main de Dieu serait le meilleur moyen de désigner les meilleurs.
On aurait tort de penser que cette idée n’est que marginale. Elle pénètre lentement des milieux très divers, profitant de la déconsidération qui frappe les représentants théoriques du peuple. Elle s’appuie sur un postulat dangereux : les élections désigneraient des personnes attachées à des intérêts particuliers. En revanche, le tirage
au sort permettrait l’émergence de personnalités compétentes au-delà de tout intérêt parcellaire. La démocratie trouverait enfin son paradis dans le hasard.
Les justifications les plus sophistiquées de cette proposition expliquent soit qu’on choisirait parmi les plus compétentes le panel de personnes entre lesquelles s’effectuerait le tirage, soit que les personnes ainsi sélectionnées seraient guidées par des mentors compétents. Ainsi, la compétence aurait une valeur générale, située au dessus des petits intérêts catégoriels ou des revendications futiles. En résumé, les peuples ne comprennent pas spontanément les nécessités, l’intérêt général leur est étranger. On reconnaîtra, sous une forme à peine plus sophistiquée, l’idée de « bonne gouvernance » chère au libéralisme mondialisé. Il y a des lois, en particulier économiques, qui s’imposent aux hommes. Dans une telle conception, inutile de se poser une question pourtant bien naturelle : qui définit la compétence ?
L’idée de la nature malsaine de la représentation démocratique n’est pas neuve. Elle existe en France depuis les débuts de la République et du suffrage universel. De nature protéiforme, parfois naïve, parfois cynique, elle peut donner lieu à des interjections telle celle de Francis Mer, alors Ministre de l’économie, interpellant ses collègues : « Vous, les politiques ». On aura compris que « politique » veut alors dire « dépendant du suffrage universel et donc des électeurs », ces permanents empêcheurs de bien gérer en rond. L’idée n’est pas neuve qui cherche à donner toute latitude aux délégués. Le rejet de l’élection a, en effet, pour conséquence et souvent pour objet de rendre ceux-ci indépendants des citoyens et donc d’officialiser la disparition de tout contrôle de l’élu par les citoyens. Le principe de responsabilité est ainsi officiellement enterré.
La réalité est tout autre. Les puissants ont toujours, depuis son origine, tenter de manipuler le suffrage universel, de le contraindre par des modes d’élection ou par l’absence de vrai choix. Et ceux qui critiquent honnêtement les élections oublient souvent ou font semblant d’oublier que ce n’est pas le suffrage universel dans son principe qui est en cause, mais sa mise en œuvre par ceux qui le détestent.
Le tirage au sort est, dans ce contexte, le rêve de la technocratie et des tenants du libéralisme économie le plus débridé. Rien de plus facile, en effet, que d’imposer des choix au nom de la compétence (la leur) en l’absence de tout débat contradictoire. Remarquons, cela étant, leur cohérence. S’il n’ y a qu’une politique possible, on peut sans grande conséquence, tirer au sort les délégués. Leur rôle se bornera à signer. Il y a là une conception d’une démocratie sans objet.
Le vrai problème de la démocratie n’est pas la compétence mais la capacité des dirigeants à incarner l’intérêt général. C’est au regard de cet impératif que se juge la « compétence » et cela ne peut être apprécié qu’après un débat politique en fonction des options éthiques des uns et des autres.
Ce débat est bien ancien question et, depuis les débuts de l’idée républicaine, on a vu s’affronter ceux, tel Machiavel, qui considéraient que la République devait permettre l’expression des contradictions sociales et ceux, tel Montesquieu, qui croyaient qu’il existait un intérêt général abstraitement défini, expression quasi divine en quelque sorte.
Réaffirmer la République impose de refuser ces thèses qui utilisent la démocratie pour mieux la nier. La république repose sur des principes fondamentaux vers lesquels il importe de revenir au lieu de les enterrer :
Elle a confiance dans le citoyen. Combien de fois n’avons-nous pas entendu blâmer son inconséquence, sa versatilité, sa propension à être manipulé par des forces obscures et réactionnaires ? Ces anathèmes sont le plus souvent lancés par des minorités qui cherchent à manipuler le pouvoir et qui, dans ce but, ont le plus grand intérêt à se débarrasser de la souveraineté populaire. En effet, seule la souveraineté populaire est susceptible d’imposer des obligations aux puissants. On sait, par exemple, que la droite dure américaine voit la démocratie comme un « complot contre les riches ». C’est au contraire l’expression du corps social dans sa diversité qui permet d’approcher l’intérêt général, pas la sélection d’une minorité soi-disant « éclairée ».
Elle a confiance dans le débat. Une société vit par ses contradictions et les affrontements sont nécessaires à l’évolution car ils font émerger le véritable intérêt général. La démocratie n’est donc pas une manière de supprimer les affrontements, mais une méthode pour les conclure au mieux. Encore faut-il, évidemment, que les institutions politiques permettent que les oppositions s’expriment et soient véritablement représentées.
Elle est hostile aux oligarchies. Certes, on nous dira que nous ne sommes plus sous l’ancien régime, qu’il n’y a plus de noblesse. Officiellement non. Mais au prétexte de la complexité du monde, une classe très restreinte a confisqué le droit de gérer les affaires publiques comme les affaires privées……avec les résultats catastrophiques que l’on constate à nouveau aujourd’hui. Ne lui donnons pas le pouvoir de confisquer la démocratie.
L’enjeu de la période actuelle qui voit augmenter les inégalités et se reconstituer des oligarchies où se mêlent milieux politiques, économiques et médiatiques, est de retrouver les fondements de la démocratie en réaffirmant les principes républicains, au premier rang des quels le suffrage universel.
André Bellon