"ENA, l’embrouille permanente" par André Bellon
__
Vendredi 9 avril 2021,
Emmanuel Macron vient d’annoncer la suppression de l’ENA. Ce n’est qu’un geste de plus dans le feuilleton qu’on pourrait appeler « l’ENA et le citoyen ». Ceux que cela intéresse se rappelleront la décision émouvante de Édith Cresson la transférant à Strasbourg, ce qui semble avoir été plutôt intermittent. Macron, lui-même produit symbolique de cet établissement, avait déjà évoquée une première fois cette supression.
Certes, dans un premier temps, une telle annonce fera plaisir à tous ceux qui en ont assez d’une « classe politique » arrogante, fort ignorante des préoccupations populaires et, pour une très large part, issue de cette école. Mais ce n’est qu’apparence. Car, en fait, cette décision est démagogique et éloignée des questions réelles.
La France a besoin d’un corps d’administrateurs compétents, dévoués au service public, car telle est la nécessité républicaine. C’était d’ailleurs l’idée du Général de Gaulle lorsqu’il créa cette école, en accord d’ailleurs à l’époque avec le Parti communiste. Mais la France n’a pas besoin d’une école de dirigeants politiques car ceux-ci doivent, avant toute autre considération, émaner de la volonté du peuple. L’article 3 de la Constitution dit que « la souveraineté nationale appartient au peuple ». Il ne dit pas qu’elle appartient à telle ou telle école.
Un système politique est largement caractérisé par ses « élites ». Mais les élites n’ont des sens que si elles sont reconnues comme légitimes par les citoyens. Or aujourd’hui, non seulement elles s’autolégitiment, mais elles se permettent de juger le peuple et le suffrage universel qu’elles qualifient a tire larigot de populiste.
D’où vient cette prétention ? Depuis des décennies, la formation supérieure est dominée par les « sciences politiques ». On ne développera pas ici -ce serait trop long- en quoi l’expression même de « sciences politiques » pose problème. Disons simplement qu’elle préjuge du fait que la politique est elle-même une science, ce qui est profondément éloigné de toute conception démocratique. Les critères qui fondent la décision politique sont devenus synonymes de conformité : on ne décide plus, on est dans la « gouvernance » ; on ne gouverne plus, on fait du management ; on ne veut plus être reconnu par les citoyens, mais par les institutions financières ou par l’Union européenne… C’est ainsi que les « élites » étaient presque toutes favorables au traité Constitutionnel Européen en 2005 alors que les citoyens votaient largement Non au référendum. Elles firent d’ailleurs ensuite passer en force le texte refusé. Comment s’étonner alors du fossé qui s’est créé entre les citoyens et leurs « élites », de la disparition de l’ascenseur social ? Même le jury de l’ENA s’est inquiété, il y a quelques années, du conformisme qui dominait chez les candidats au concours.
Les responsables politiques ont cru, pendant un temps, régler les problèmes en introduisant de façon artificielle quelques jeunes des banlieues dans les établissements dits de science politique. On sait que ce type de méthode ne règle pas grand-chose, mais fait croire au changement. De plus, le mouvement des gilets jaunes a mis en lumière le fait que le fossé social ne se limitait pas aux banlieues. En résumé, ces pseudo réformes ne sont qu’une fois de plus cette volonté de changer pour que tout reste comme avant.
La proposition de suppression de l’ENA n’est que le dernier avatar de ces tentatives aussi pathétiques que dérisoires. Règle-t-elle le besoin d’administrateurs garants de l’intérêt général. Supprime-t-elle la reproduction sociale actuelle ? Bien au contraire, en créant un ersatz, elle peut l’amplifier en éliminant les dernières faibles barrières de sélection démocratiques, particulièrement les concours. Il faut regarder plus généralement l’organisation sociale et, en particulier, remettre en cause l’importance des instituts de « sciences politiques » dans la formation supérieure. Mais cela revient à dire la fin d’une sélection fondée sur le conformisme de la finance, de la mondialisation, de l’enthousiasme européiste,… Mais n’est-ce pas justement ce que ne veulent pas les dirigeants actuels ?
ANDRE BELLON*
__
André BELLON est écrivain, ancien Président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Président de l’Association pour une Constituante.
SOURCE: