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"Rousseau, précurseur du fondamental : éclairages pour une république moderne" par Jean-Pierre CHEVENEMENT - Magnifique !

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Intervention de Jean-Pierre Chevènement au colloque du GIPRI (Institut international de recherche pour la Paix à Genève) à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, vendredi 27 avril 2012

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De Jean-Jacques Rousseau, le fameux « citoyen de Genève », je n’avais, à mon entrée en politique, dans les années 1960, que des souvenirs scolaires. Et encore … 

Tout au plus me souviens-je d’avoir dû rédiger une dissertation qui laissait le choix aux élèves d’argumenter leur préférence pour Rousseau ou Voltaire. Oserai-je avouer devant vous, ici, Genève, à l’occasion de ce colloque heureusement organisé par Gabriel Galice et Christophe Miqueu, à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau que j’ai choisi « Voltaire », comme tant d’autres petits misérables. J’en conçois une forte honte rétrospective, car j’ai appris depuis lors, à mieux connaître, et même à lire attentivement l’immortel auteur du Contrat Social, del’Emile, de la Nouvelle Héloïse, des Confessions, des Rêveries et de tant de textes profonds et souvent sublimes dans leur formulation, qui reflètent non pas un système clos sur lui-même mais une pensée en mouvement, surplombant des abîmes. 

Et pourtant il a été, presque à mon insu, présent dans mon engagement politique, dès le début des années soixante, en Algérie où il était difficile de ne pas reconnaître l’existence d’un peuple algérien différent du nôtre, puis en France : imprégné dès mon adolescence des idées de Pierre Mendès France et désireux de réactiver, à travers une synthèse nouvelle appelée « union de la gauche », le modèle républicain français, j’ai été très tôt « rousseauiste » sans le savoir, tant la pensée de Rousseau a marqué la Révolution française et par suite la tradition politique républicaine à laquelle celle-ci a donné naissance et à laquelle j’appartiens.

Vouloir réunifier la gauche à travers un parti socialiste redressé, au Congrès d’Epinay (1971), puis à travers son programme « Changer la vie » dont François Mitterrand m’avait confié la rédaction et enfin, sur cette base, à travers un programme commun avec l’un des plus puissants partis communistes d’Europe Occidentale, signé à la fin du mois de juin 1972, c’était dans mon esprit, parier sur un Peuple remis debout, en lui confiant à nouveau les clés de son avenir. Il y avait dans ma démarche une dimension de refondation que Rousseau évoque tout en la jugeant très difficile : "Il se trouve des époques violentes où l’Etat renaît pour ainsi dire de ses cendres et reprend la vigueur de la jeunesse … mais ces évènements sont rares" (Contrat social, livre II, chapitre VIII). 

Quiconque inscrit son action dans le sillage de la Révolution française et de ses idéaux est, qu’il le veuille ou non, fils de Rousseau. Robespierre, Saint Just et même Bonaparte ont fait du Contrat social leur livre de chevet, chacun le lisant, bien sûr, à sa façon. C’est en Rousseau que l’idée républicaine en France, beau titre d’un ouvrage de Claude Nicolet paru en 1982, trouve sa source profonde. 

La Révolution a transféré Rousseau au Panthéon en 1794. Le décret fut pris à la fin du régime robespierriste du Comité de Salut public, quand la République naissante se vit acculée, pour survivre, à « forcer à être libres ceux qui refusaient d’obéir à la volonté générale » (Contrat social, livre I, chapitre VII). Ce n’était qu’une interprétation de Rousseau dans laquelle celui-ci ne se serait probablement pas reconnu car il était partisan de la démocratie directe et il a critiqué fortement le système de la représentation. 

L’héritage de Rousseau - puissance du sentiment aussi bien qu’exigence de la raison - reste un héritage éclaté donnant lieu à des interprétations contradictoires. Les républicains, tenants de la souveraineté nationale et populaire et les marxistes se retrouvent dans l’absolutisme théorique de la volonté générale et reconnaissent leur dette à l’égard de Rousseau. A l’inverse les libéraux comme Benjamin Constant, ou les socialistes associationnistes comme Proudhon ou les « political scientists » anglo-saxons, ou encore les théoriciens français de la deuxième gauche comme Jacques Julliard, ne sont pas loin de voir en lui un ancêtre du « totalitarisme ». Kant a mieux compris le sens de la recherche de Rousseau qui est d’abord morale, comme il résulte de ces quelques lignes du Contrat social : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. Le passage à l’état civil fait d’un animal borné et stupide, un être intelligent et un homme ». 

On pourrait soutenir que le vrai héros de Rousseau a été le Peuple. A travers Thérèse Levasseur, il connaissait la misère du peuple à la fin de l’Ancien Régime. Il n’en avait pas moins érigé, par construction théorique, une collectivité égalitaire dotée d’une personnalité et d’une volonté propres, également appelée « Peuple ». Ce peuple de citoyens s’est dressé à peine dix ans après sa mort sur la scène de l’Histoire. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 est directement inspirée du Contrat social. 

Ainsi, la Constitution de 1791 énonce déjà que « la souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation et aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice » (article 1er du Titre III). On croirait lire le Contrat social ! La tradition ne se perdra pas. La Constitution de 1958 proclame encore l’attachement du peuple français au principe de la souveraineté nationale, énonce que « La France est une République indivisible » … et rappelle que « la souveraineté nationale appartient au peuple » … et « qu’aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Ces formulations font voir la persistance dans nos textes fondateurs d’une veine républicaine directement inspirée de Rousseau. 

Même s’il a profondément marqué la tradition française du républicanisme civique, il serait cependant erroné de lire Rousseau à la seule lumière de la Révolution française. 

Rousseau est un penseur du fondamental. Le tragique de la condition humaine ne lui a pas échappé, puisqu’il a réservé explicitement le modèle de sa République à « un peuple de Dieux », ou alors à de très petites cités, où un petit nombre d’hommes simples, attroupés à la mode suisse, à l’ombre d’un grand chêne, seraient capables d’exprimer quelque chose qui ressemblerait à une « volonté générale ». Rousseau est fasciné par l’exigence de l’idée démocratique – je dirais plutôt, quant à moi, « républicaine » - et il en déduit que la démocratie est « si parfaite qu’elle ne convient pas à des hommes » (Contrat social). En fait, Rousseau distingue la souveraineté et le gouvernement : la souveraineté du peuple est bonne par nature, car il est inconcevable que le peuple puisse se vouloir du mal. Mais il ne s’ensuit pas, loin de là, que les gouvernements ne puissent errer. 

Rousseau n’est pas un « political scientist » à l’anglo-saxonne ou un professeur de science politique à la française. C’est un immense philosophe qui se situe au niveau des principes, au niveau de la « Raison pure » selon Kant, son véritable héritier. 

Rousseau se situe, selon moi, au plus haut niveau de l’exigence, à la fois morale et épistémologique. Il ne décrit pas les structures d’un régime démocratique. Il cherche à dégager le principe régulateur. L’idéalité démocratique a pour lui une valeur normative et non pas pratique. 

De même, qu’il décrit les errements des gouvernements soi-disant démocratiques et exposés à dégénérer en « ochlocratie » (pouvoir de la populace), de même Rousseau montre quels mirages peuvent receler les projets de « paix perpétuelle » tels que les a formulés en son temps l’Abbé de Saint-Pierre. 

Ainsi, pour ma part, je tire de Rousseau deux leçons : 

• La première est qu’aucune démocratie, aucune République ne peut résister à la dégénérescence en dehors d’un appel constant de la conscience civique au principe qui fonde le contrat social. Rouseau met très haut la barre de l’exigence. Si haut que la plupart des démocrates ou des républicains la perdent de vue dans l’ordinaire des jours des gouvernements. Mais cette exigence sommeille dans le cœur des citoyens. Elle est ce qui fonde l’espoir d’un réveil civique. C’est à cette exigence que s’adressent Robespierre sous la Première République naissante, Gambetta et Ferry à l’orée de la Troisième, puis successivement Clemenceau, De Gaulle et Pierre Mendès-France, les plus éminents dans la longue lignée des républicains français. 

Sans cette exigence, la politique serait une activité complètement vide et ennuyeuse. Le républicanisme français, nourri de Rousseau à travers la Révolution, tire de son origine historique le projet de former des citoyens par une éducation publique et laïque permanente, de telle sorte qu’on n’ait pas à « les forcer d’être libres », pour reprendre la terminologie du Contrat social. La formation du citoyen est ainsi le moyen d’éviter le renouvellement de la Terreur. L’éducation civique, l’éducation du sens critique du citoyen, sont au cœur des missions de l’Ecole républicaine. Ce n’est pas par hasard qu’on a parlé, sous la IIIe République, de « République enseignante ». Elle l’était doublement : par l’Ecole et par l’exemple. Claude Nicolet opposait à la fadeur du libéralisme anglo-saxon « les éclairs sur l’avenir » et les élans que le républicanisme français tirait de son ancrage historique dans la Révolution. 

• La seconde leçon que je tire de Rousseau est à l’inverse, si je puis dire, une leçon de modestie. Rousseau aperçoit bien les limites des idées qu’il professe dans le Contrat Social ou qu’il révère en apparence dans les « projets de paix perpétuelle » de l’Abbé de Saint-Pierre, souhaitables en théorie, mais dont on peut se demander si « les moyens violents nécessaires à leur réalisation ne devraient pas les faire plutôt craindre que désirer » (jugement de Rousseau sur les écrits de l’Abbé de Saint-Pierre). Ainsi, la crise actuelle de l’euro nous interpelle-t-elle sur l’idée européenne telle qu’elle a été conçue en dehors, voire contre les nations et sur les moyens qu’on a employés pour la faire progresser. 

L’Abbé de Saint-Pierre avait reconnu l’existence d’une identité européenne : « Les Puissances de l’Europe, écrivait-il, forment entre elles une sorte de système qui les unit par une même religion, par un même droit des gens, par les mœurs, par les lettres, par le commerce et par une sorte d’équilibre qui est l’effet nécessaire de tout cela ». Il ajoutait : « Excepté le Turc, il existe entre tous les peuples de l’Europe une liaison sociale imparfaite mais plus étroite que les nœuds généraux et lâches de l’Humanité ». Et l’Abbé de Saint-Pierre en déduisait un principe : « Pour former une Confédération solide et durable, il faut en mettre tous les membres dans une dépendance tellement mutuelle qu’aucun ne soit seul en état de résister à tous les autres ». On ne voit pas, soit dit en passant, comment ce beau principe s’applique dans la zone euro où l’Allemagne, presque seule, impose une politique d’austérité prolongée et simultanée à tous les autres, jusqu’ici du moins. 

Une ligue fédérative européenne, écrit Rousseau, « ferait peut-être plus de mal tout d’un coup, qu’elle n’en préviendrait pour des siècles ». Rousseau, en politique étrangère, comme d’ailleurs en politique intérieure, pourrait passer pour se rattacher aussi, paradoxalement, à l’école de pensée réaliste. En témoignent ainsi certains jugements sur les Bernard-Henri Lévy et les Kouchner de son temps : 

« Le cosmopolitisme ? … une vertu en papier ». « Ces prétendus cosmopolites se vantent d’aimer tout le monde pour avoir droit de n’aimer personne (Manuscrit de Genève). Et s’adressant à Voltaire : « Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins ». « Le beau mot d’humanité est rebattu aujourd’hui jusqu’à la fadeur, jusqu’au ridicule par les gens du monde les moins humains ». 

Ainsi Rousseau peut-il être à la fois le penseur de la Raison pure qui n’existe que dont la théorie et le penseur du réel. L’idéal régulateur, comme toute idée de la raison, est par définition irréalisable mais il est un principe de référence. L’humanité n’est pas un concept politique. La loi en effet ne peut s’appliquer que dans un espace politiquement structuré. 

La raison peut donner une idée du juste ou de l’injuste. Mais elle ne constitue pas un fondement suffisant pour la vertu « Pour faire le bien, il ne suffit pas de le voir. Il faut encore qu’un sentiment nous porte à l’accomplir » (L’Emile). 

Venons-en, une fois prises les précautions épistémologiques nécessaires à une bonne compréhension de la pensée de Rousseau, si vaste et apparemment si contrastée et à l’actualité – ou à l’inactualité – de celle-ci confrontée aux grands mouvements de notre époque : 

• la mondialisation et le sens de la République dans la mondialisation ; 
• l’Europe et les difficultés de la construction européenne ; 
• l’universalisme enfin, à travers ses plus récentes moutures, ce qu’on a appelé « le droit de l’hommisme » et le « droit », voire le « devoir d’ingérence ». 

I – La mondialisation et la République 

On connaît les théories de Rousseau sur le luxe et sur le commerce, « le luxe, signe de corruption dans les mœurs et de faiblesse dans le gouvernement … objet de mépris chez les Grecs et les Romains ». « Il était naturel, poursuit-il, que le commerce se sentit du mépris qu’on avait pour le luxe. Quand ces peuples commencèrent à dégénérer ... les particuliers s’enrichirent, le commerce et les arts fleurirent et l’Etat ne tarda pas à dépérir » (Fragments politiques, p. 517). D’un point de vue républicain, la prééminence de l’« homo eoconomicus » sur le citoyen est inenvisageable. 

Or, comment interpréter le grand choc qui eut lieu, il y a plus de trente ans maintenant, entre le néolibéralisme anglo-saxon de Mme Thatcher et de M. Reagan, nourri des doctrines de Hayek et de Milton Friedman, et la volonté affirmée par le « Projet socialiste » de 1980, dont se réclamait François Mitterrand, de changer la société sur la base des idéaux républicains ? 

Comment s’opéra la victoire du néolibéralisme avec l’ouverture en France de ce qu’on a appelé, en mars 1983, « la parenthèse libérale » ? Entre les deux politiques qui lui étaient proposées, une politique industrialiste entée sur une forte dévaluation d’une part et l’accrochage du franc au mark débouchant sur une politique de désinflation compétitive, François Mitterrand, après moult hésitations, choisit la seconde au nom de l’Europe et la dérégulation qui s’ensuivit en vertu de l’Acte unique signé deux ans plus tard en fonction de la même priorité affichée. C’est ainsi qu’a travers ce choix géopolitique à longue portée le socialisme français se rendit sans combattre, histoire que j’ai retracée dans « La France est-elle finie ? » (Fayard, 2011). Et c’est toujours au nom de « l’Europe » que la dérégulation de tous les marchés triompha encore avec « l’Acte Unique » négocié en 1985 à Luxembourg et entré en vigueur en 1987. C’est en vertu de ce traité qu’a été imposée la libération totale des mouvements de capitaux, y compris vis-à-vis des pays tiers, à compter du 1er janvier 1990 et que la Commission européenne fut chargée de faire respecter, en tous domaines, le primat de la concurrence sur les politiques industrielles et sur la conception française du service public. 

Jean-Jacques Rousseau n’aurait pas cru spontanément à la théorie de l’efficience des marchés professée par l’Ecole de Chicago, si l’on en juge par ces sentences tirées de l’Emile : « Il faut étudier la société par les hommes et les hommes par la société : ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux ». Ou encore « Il n’y a des pauvres que parce qu’il y a des riches ». La République, selon Rousseau, met l’égalité en son cœur. 

La gauche française, en opérant au nom de l’Europe sa conversion libérale, a raté une conversion républicaine qui eût impliqué pour l’Europe continentale le maintien d’une certaine dose de réglementation, et pour la France le maintien du principe fondateur de la souveraineté nationale. C’est parce que, placé où j’étais, Ministre d’Etat, chargé de la Recherche et de l’Industrie, je pouvais anticiper pleinement l’ampleur du tournant opéré en mars 1983 que je démissionnai alors du gouvernement. Je n’ai pas conçu ma démission comme seulement le moyen d’« ouvrir ma gueule », selon une phrase devenue célèbre, mais plus profondément comme un appel au peuple des citoyens. En ce sens, cette première démission me faisait « rousseauiste » à mon insu. 

Rousseau ne croit guère aux effets bénéfiques du « doux commerce » : « Nos besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous divisent, et plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer d’eux ». Il pencherait plutôt pour une certaine forme de protectionnisme plus ou moins autarcique : « J’avoue, écrit-il, que l’argent rend les échanges plus commodes. Mais faites mieux : rendez les échanges peu nécessaires. Faites que chacun se suffise à lui-même autant qu’il le pourra ». Ces vues aujourd’hui paraissent datées mais elles traduisent un état d’esprit propre à éclairer le débat actuel entre « libre-échangisme » et protectionnisme appelé par euphémisme « théorie du juste échange ». 

Que dirait Rousseau aujourd’hui des effets sociaux de la dérégulation ? Un capitalisme financier prédateur et spéculatif a façonné un monde déséquilibré et inégal qui court après des règles dont l’abolition a produit la crise dans laquelle il se débat. Rousseau gémissait sur « l’infortune des peuples écrasés par une poignée d’oppresseurs ». Ce n’est pas s’avancer beaucoup de dire que son aspiration à l’égalité « sans laquelle la liberté ne peut subsister »(Contrat social) et à l’existence morale à laquelle la citoyenneté fait accéder l’homme, serait profondément heurtée par le spectacle des inégalités croissantes, de la démission civique et du primat de l’économique sur le politique, qui caractérisent les sociétés régies par le principe dit de « l’acquisition de la valeur par l’actionnaire ». 

Pour réhabiliter le politique, il faudrait restaurer le citoyen. Mais celui-ci se désespère de voir partout bafoués les principes de la souveraineté sans laquelle il ne peut rien et n’est même pas citoyen. Nous voilà « au rouet » comme disait Montaigne … 

Cette défaite de la République a été aussi et d’abord une défaite de la France. Dans l’Europe de 1983, les marges de manœuvre, pour elle, étaient infiniment plus grandes qu’elles ne le sont devenues aujourd’hui, dans un monde entièrement dominé par le capitalisme et les marchés financiers, ouvert aux concurrences les plus inégales, et dans une Europe germanocentrée, où elle peine à remplir son rôle de médiateur naturel entre les pays du Nord de notre continent et ceux du Sud. 

La messe est-elle dite ? L’Histoire est-elle finie ? N’y a-t-il pas dans le principe de la souveraineté nationale le ressort d’un éventuel rebond ? La crise du néolibéralisme ne peut-elle faire renaître l’exigence républicaine ? L’Humanité a besoin de repères. Ceux que fournit la République sont pour les hommes d’aujourd’hui des repères plus sûrs que la confiance intéressée ou naïve dans la « main invisible » de marchés devenus fous. C’est ce qu’il faudra démontrer. 

Retour à Rousseau, à travers « l’Europe », en train de se faire et de se défaire. 

II – Retour à Rousseau à travers les soubresauts de « l’Europe » 

Par une vue prémonitoire qui n’appartient qu’à des esprits assez vastes pour concevoir ensemble les contraires, Jean-Jacques Rousseau a perçu dans le jugement qu’il prononce sur le projet de la ligue européenne fédérative, repris de Sully par l’Abbé de Saint-Pierre, en vue d’assurer à l’Europe une paix perpétuelle, à la fois le caractère fascinant du projet et son caractère hautement problématique. C’est à Jean Monnet qu’il revient d’avoir conçu des institutions européennes tenant en lisière les souverainetés nationales dans lesquelles il voyait non la source de la démocratie mais l’origine des nationalismes et donc des guerres. C’est à une « Haute Autorité » que par la suite on appela « Commission européenne » que ce véritable « Législateur », au sens rousseauiste du terme, voulut confier la définition de l’intérêt général et le monopole de la proposition. C’est ainsi que s’est édifié un monstre technocratique : l’essentiel des décisions y procède d’autorités non élues (Commission, Banque Centrale, Cour de Justice). Les gouvernements démocratiquement élus ont été relégués à la périphérie, à l’exception sans doute du gouvernement allemand dont la capacité d’influencer les institutions européennes provient à la fois des textes qu’il a inspirés, en particulier sur la monnaie unique, et de la position économiquement dominante acquise par l’Allemagne, grâce à son industrie et à ses excédents. 

En République, ce sont les citoyens qui définissent l’intérêt général à travers le débat démocratique sanctionné par le vote. Dans l’organisation européenne dont Jean Monnet a été l’inspirateur, ce sont les Commissaires et les Gouverneurs de la Banque Centrale qui détiennent l’essentiel du pouvoir. Le Conseil européen définit formellement des orientations qui reflètent pour l’essentiel la philosophie libérale des institutions européennes et les positions allemandes que les autres pays, à commencer par la France, ne se sont pas sentis jusqu’à présent en mesure de contester et ont par conséquent ratifiés, à travers le projet de traité européen signé le 2 mars 2002. 

La crise de la monnaie unique était inscrite dans son génôme. Dix-sept pays très différents par leurs structures économiques, leurs langues, leurs options politiques, ont délégué leur souveraineté monétaire à une Banque Centrale européenne indépendante copiée sur le modèle de la Bundesbank allemande, avec une mission unique : lutter contre l’inflation. On imagine difficilement schéma plus « économiciste » et plus réducteur du point de vue d’une démocratie républicaine où les citoyens interréagissent les uns sur les autres, à la recherche d’un projet qui les dépasse et les élève tous, au service d’un intérêt général qu’il leur incombe de définir. 

Dans la zone euro coexistent des économies hétérogènes qui sont loin de former ensemble la « zone monétaire optimale » rêvée par Robert Mundell. Celle-ci requiert la fluidité des mouvements de main d’œuvre et de puissants mécanismes de transferts interrégionaux. Rien de tout cela n’existe et ne peut exister, à vue d’homme, dans la zone euro, où les inégalités de compétitivité et de développement ont, en douze ans, creusé des écarts que ne peuvent plus compenser, par définition, les anciens mécanismes de dévaluation. Ces écarts s’observent dans les balances commerciales, les taux de croissance, les taux de chômage et bien sûr, le taux d’intérêt des emprunts publics. 

Un économiste allemand très connu, Hans-Werner Sinn, considère qu’il existe des déséquilibres structurels fondamentaux indépassables. Il voit la zone euro comme un tonneau des Danaïdes : « Les plans de sauvetage nous permettront peut-être de respirer pendant cinq ans, mais après ce délai, les coffres des pays bailleurs de fonds seront vides et les nations les plus faibles connaîtront les mêmes problèmes qu’aujourd’hui ». 

Suffirait-il de modifier les règles de la zone euro, notamment en revoyant le rôle de la Banque Centrale, comme les deux principaux candidats en lice pour l’élection présidentielle en France l’ont suggéré ? Où faudra-t-il revoir la nature de l’euro pour restaurer des marges de fluctuation au sein d’un système de monnaie commune ? C’est un autre débat. 

Une vision rousseauiste du monde fait apparaître le danger qu’il y a pour les nations à déléguer leur souveraineté sur des questions aussi essentielles que la monnaie. C’était l’enjeu du traité de Maastricht. On voit que, de fil en aiguille, c’est la souveraineté budgétaire qui est aujourd’hui en question, à travers le traité européen signé le 2 mars 2012. Et c’est la souveraineté économique, sociale et en définitive politique, qui est désormais menacée dans les pays soumis à l’assaut de la spéculation. On évoque aujourd’hui le défaut de grands Etats au cœur de la zone euro, alors que la faillite d’un Etat paraissait encore, il y a quelques années, chose inimaginable. On n’a pas vu cependant qu’on puisse aussi facilement dissoudre les peuples et plus encore les nations. Rousseau évoque bien la réduction d’un peuple en servitude. Ce serait un paradoxal résultat de l’Union européenne que d’aboutir à restaurer l’idée d’une hiérarchie des peuples sur le sol européen. 

Rousseau nous rappelle que « si la force a fait les premiers esclaves seule la lâcheté les a perpétués ». Mais les peuples, d’où viennent-ils ? Qui les a institués ? Qu’est-ce qui fait qu’un peuple est un peuple ? Rousseau nous incite à revenir à l’acte initial qui fonde le contrat social. 

Un contrat social est-il donc imaginable, comme le pensent les tenants du fédéralisme, à l’échelle de l’Europe ? Pour répondre à cette question, il faudrait répondre à beaucoup d’autres : pour quel projet ? Dans quelles limites géographiques ? A travers quelles institutions ? Toutes questions qui débouchent aujourd’hui sur le vide, faute justement qu’il y ait « un peuple européen ». Or, dans les faits, il en existe une bonne trentaine. La Cour Constitutionnelle de Karlsruhe a déduit de l’inexistence d’un « peuple européen » que le Parlement européen n’est pas un Parlement et qu’aucune décision nouvelle par rapport aux traités existants ne peut être prise sans l’aval du Bundestag. Pour qu’un peuple européen existe, il faudrait l’instituer. Moult assemblées, conventions, etc. se sont réunies, qui n’y sont jusqu’ici jamais parvenues. 

Rousseau nous rappelle que « celui qui veut instituer un peuple, doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine » (Contrat social). D’aucuns me rétorqueront : « Mais qui donc a institué la nation française ? » A cette question, Claude Nicolet a fort bien répondu : « Quarante rois ont fait la France, puis la coquille se casse : l’oiseau montre la tête, c’est la République, qui n’est quand même pas française par hasard (dans Claude Nicolet, Histoire, nation, République, Editions Jacob, mai 2000). 

L’Allemagne aujourd’hui, par la voie de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe mais aussi par celle de son gouvernement, affirme avec de plus en plus de force la responsabilité des Etats. A-t-elle tort ? Je ne le crois pas, car les tenants d’une solidarité européenne indéfiniment extensible oublient que celle-ci ne représente aujourd’hui que le quarantième des solidarités nationales : le budget européen pèse 1 % du PIB européen. Or, le montant des prélèvements obligatoires en Europe atteint en moyenne 40 %. On ne peut pas multiplier rapidement le budget européen par 20, 10, 5, voire 2 ! 

On ne peut rien construire aujourd’hui en Europe sans s’appuyer sur la souveraineté des nations qui va avec la responsabilité des Etats, même si on tempère ce principe de mille politiques visant à promouvoir un « intérêt général européen » qu’on ne peut d’ailleurs définir en dehors de la volonté des peuples. D’où il résulte que si une « Europe européenne » est éminemment désirable face à la bipolarité sino-américaine du XXIe siècle, cette Europe ne peut être qu’à « géométrie variable ». Il n’y a pas d’Europe démocratique qui vaille sans l’aval des peuples qui la constituent. 

Retour à Rousseau dont je veux d’autant moins en faire un « souverainiste » que je ne me définis pas moi-même comme tel, mais simplement comme républicain. Car la démocratie est l’autre face de la souveraineté. Rousseau a entrevu l’existence d’une autre perspective qui se pare aujourd’hui des atours du fédéralisme mais signifie autre chose : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maitre, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ». 

C’est l’enjeu de la révision du traité européen du 2 mars, traité dont l’application plongerait l’Europe tout entière dans une récession prolongée et mettrait chaque Etat en position subordonnée par rapport à la Commission et à la Cour de Justice de l’Union. Je doute qu’il soit jamais ratifié. Pour rester fidèle à Rousseau, il faut penser l’Europe à partir des nations, avec les peuples existants et non pas contre eux. C’est pourquoi je suggère qu’on réfléchisse à la transformation de l’euro de monnaie unique en monnaie commune. Cette monnaie serait elle-même un « panier » de monnaies nationales reconstituées. Avec cependant deux tempéraments : les monnaies nationales verraient d’abord leurs parités négociées périodiquement à l’intérieur d’un système monétaire européen bis, pour tenir compte de l’évolution des compétitivités économiques respectives. Par ailleurs, ces monnaies nationales (euro franc, euro mark, euro lire, etc.) ne seraient convertibles qu’en euros. L’euro, monnaie commune, dont la valeur serait fixée par les marchés monétaires, serait réservée aux transactions internationales. 

Les ajustements monétaires rendus possibles par une simple monnaie commune sont infiniment moins douloureux que les déflations internes auxquelles les institutions européennes, pour maintenir la monnaie unique, entendent soumettre les pays les plus faibles. Ce retour à la responsabilité des Etats ne serait après tout qu’une application du fameux principe de subsidiarité tiré de Saint-Thomas d’Aquin, dont les institutions européennes ont fait leur credo théorique, sans l’appliquer jamais. La souveraineté ne peut jamais s’aliéner, selon Rousseau, mais il admettrait, je le crois, des délégations de compétences, pourvu qu’elles restent démocratiquement contrôlées. 

Jacques Delors définissait l’Europe comme un objet politique non identifié, un OPNI. Rousseau peut nous aider à penser de manière théorique et pragmatique à la fois, le resserrement souhaitable des solidarités entre les peuples européens et l’articulation des souverainetés nationales en vue d’un « bien commun européen » (la paix, le plein emploi, le maintien d’un tissu productif si possible autosuffisant). 

III – Rousseau, le patriotisme, l’universalisme, la guerre et la paix 

On décrit souvent Rousseau comme un grand sentimental que la Nature seule consolerait de la méchanceté des hommes. On le voit herborisant. Mais Rousseau est tout sauf un enfant de chœur. 

Il sait que le patriotisme est nécessaire à la République. Il écrit aussi que le patriotisme est naturellement « dur aux étrangers ». Ce n’est point pour autant qu’il renie l’humanité. 

Rousseau ne préfigure pas les grands totalitarismes ni même Le Pen. Certes, sa pensée prend le contrepied de celle de Montesquieu, quand celui-ci écrit : « Si je savais quelque chose qui me fut utile et qui serait préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille, mais qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime ». 

Roussseau s’inscrit, au contraire, dans la tradition du patriotisme antique, tel que l’ont formulé Platon et Ciceron. C’est une catégorie du proche et du familier qui permet d’intérioriser la notion du bien commun. Le patriotisme, au niveau de l’affect, consolide la citoyenneté. A l’inverse, la corruption moderne revient à vouloir jouir des bienfaits de l’association politique, sans accepter d’en remplir les devoirs. 

Rousseau constate encore que « le sentiment d’humanité s’éloigne et s’affaiblit, en s’étendant sur toute la terre ». Pour autant, Rousseau s’inscrit dans la théorie du droit naturel : la loi civile ne doit rien commander qui soit contraire à la loi naturelle. Les valeurs républicaines sont des valeurs universelles. Pour autant, le patriotisme et l’humanité sont des valeurs « incompatibles dans leur énergie » … « Le législateur, écrit-il, qui les voudra toutes deux, n’obtiendra ni l’une, ni l’autre » (Lettres écrites de la Montagne). Rouseau reconnaît que « l’amour de l’Humanité donne beaucoup de vertus, comme la douceur, l’équité, la modération mais il n’inspire point le courage ou la fermeté, et ne leur donne point cette énergie qu’elles reçoivent de l’amour de la patrie qui les élève jusqu’a l’héroïsme ». Tout cela est très fort et très bien vu. 

En fait, Rousseau est aussi un réaliste … Il sait ce qui est nécessaire à la conservation d’un Etat républicain : il n’y a pas de civisme sans patriotisme. Il a la sagesse de ne pas vouloir étendre à la terre entière les lois forcément bornées dans leur objet à la cité qu’on appelle aujourd’hui République. 

Montesquieu méconnaît que la catégorie du politique est restreinte à un territoire particulier. Admirons au contraire les formulation de Robespierre refusant, en 1792, de déclarer la guerre aux puissances d’Ancien Régime, comme le voulaient les Girondins, et s’élevant contre les thèses interventionnistes d’Anacharsis Cloots : « Je n’aime pas les missionnaires bottés … Paris n’est pas la capitale du monde … ». 

Si telle République interventionniste prétendait fonder un ordre européen ou mondial, on en a vu le résultat : hier, avec les guerres de la Révolution et de l’Empire, voire avec les guerres de colonisation, faites au nom de la « Civilisation » ; aujourd’hui les guerres préventives comme la guerre d’invasion de l’Irak en 2003, mais aussi en 1990-1991, avec la première guerre du Golfe. 

Celle-ci, formellement a été approuvée par le Conseil de sécurité des Nations Unies le 30 novembre 1990, moyennant un amendement au projet de résolution américain déposé par M. Chevarnadze, ministre des Affaires étrangères de l’URSS. Ce dernier obtint qu’à l’expression « autorise l’usage de la force » fut substituée une formulation plus douce : « autorise l’emploi des moyens nécessaires ». Cet amendement en disait long sur l’affaissement de l’URSS et de la bipolarité qui pendant quarante-cinq avait fondé l’équilibre du monde. 

J’ai adressé ma lettre de démission le 7 décembre à François Mitterrand au lendemain du vote de cette résolution par le CSNU. Je l’ai fait dans une complète solitude, par sentiment d’humanité certes, mais surtout, pour reprendre la terminologie de Rousseau, par patriotisme. 

Par sentiment d’humanité d’abord : cette guerre aurait pu être évitée, mais elle avait été décidée dès le départ, le 2 août 1990, par M. Reagan et Mme Thatcher alors réunis dans le Colorado, au moment où Saddam Hussein envahissait le Koweit, croyant sans doute avoir obtenu de l’Ambassadrice américaine à Bagdad une sorte de « feu vert ». Roland Dumas raconte, dans une brochure publiée par l’Institut François Mitterrand en 2011, que François Mitterrand lui demanda, dès le 3 août 1990 au matin, si la France devait se joindre à cette guerre que M. Bush père lui avait annoncée la nuit même au téléphone. Toute la suite n’a été qu’un rideau de fumée, puisqu’une issue diplomatique avait été par avance exclue. J’ai vécu cela de l’intérieur, mais cela pouvait s’observer à travers l’orchestration des médias à l’échelle mondiale. 

La proposition faite par le canal d’Evgueni Primakov par Saddam Hussein, fin octobre 1990, d’une évacuation du Koweit par les troupes irakiennes, moyennant leur remplacement par des troupes arabes (égyptiennes, séoudiennes, etc.) dite « solution arabe », n’a même pas été examinée par MM. Gorbatchev et François Mitterrand alors réunis à Fontainebleau ... de peur d’indisposer les Américains. Ceux-ci étaient résolus à positionner des forces terrestres au Moyen-Orient, région stratégique pour le contrôle du pétrole et du monde, afin de se passer désormais d’un gendarme régional (pacte de Bagdad en 1955, Chah d’Iran, après la chute de la monarchie irakienne en 1958, Saddam Hussein enfin, après l’arrivée au pouvoir de Khomeiny en Iran et l’affaire des otages américains en 1979-80). L’erreur des Etats-Unis a été de choisir pour ce pré-positionnement de leurs forces, le Royaume d’Arabie Séoudite, gardien des lieux saints de l’Islam. 

Cette guerre fut enfin disproportionnée. Il s’agissait, en théorie, de « libérer le Koweit ». Mme Thatcher assena, à l’automne 1990, qu’il s’agissait de « briser les reins de l’Irak ». J’eus beau objecter à mon collègue américain, Dick Cheney, qui avait poussé la politesse jusqu’à me consulter, qu’en « brisant les reins » du principal régime laïc dans la région, les Etats-Unis et leurs alliés ouvriraient la voie au fondamentalisme islamique (je ne prévoyais pas encore Al Quaïda) et feraient de l’Iran la puissance dominante au Moyen-Orient. Rien n’y fit. Ce parti pris de modération appuyé sur l’idée d’un usage proportionné de la force parut sans doute à Dick Cheney un signe de faiblesse. 

J’en viens maintenant à l’essentiel de ma motivation qui était le patriotisme : en cautionnant la destruction de l’Irak, la France trahissait l’orientation que le général de Gaulle, depuis 1962, avait donnée à sa diplomatie vis-à-vis du monde arabe : reconnaissance du droit à l’autodétermination des peuples, à commencer par le peuple algérien auquel les accords d’Evian ouvrirent la voie de l’indépendance, refus, en 1967, d’entériner la colonisation par Israël des territoires palestiniens ; politique de coopération avec tous les pays de la région. 

Dès la guerre du Golfe terminée, Roland Dumas, dans une interview retentissante donnée au « Monde », déclara qu’il n’y avait jamais eu de « politique arabe de la France. J’ai considéré au contraire, pour ma part, que le monde arabe, certes composé de nations distinctes, fonctionnait comme caisse de résonnance et comprendrait mal que la France, en emboîtant le pas aux Etats-Unis, cessât de faire entendre une voix indépendante. Or, celle-ci était et reste nécessaire pour qu’enfin fût reconnu le droit du peuple palestinien à un Etat, aux côtés d’Israël dont la sécurité serait ainsi mieux garantie que par la prolongation indéfinie d’un conflit qui peut conduire, un jour, à une nouvelle guerre mondiale. 

Ainsi, je puis dire que mon principal moteur a été le patriotisme au sens rousseauiste du terme, évidemment opposé au nationalisme avec lequel certains veulent le confondre. Ma motivation n’était évidemment pas pacifiste, même si, ministre de la Défense, la paix était aussi mon souci. J’observe que Rousseau lui-même n’était pas pacifiste et cherchait à définir les conditions d’une guerre « légitime ». 

Rousseau, en définissant ce qu’il appelle un « état de guerre », intermédiaire entre la guerre et la paix, nous fait voir la compétition permanente des Etats dont les relations changent par gradation. L’intérêt de la République française n ‘était pas, selon moi, de s’aligner sur les Etats-Unis dont la politique au Moyen-Orient obéit à des intérêts qui ne sont pas forcément les nôtres. 

J’aimerais vous avoir convaincus, s’il en était besoin, que la géopolitique aussi a quelque chose à apprendre de Rousseau. Si la paix est préférable à la guerre, « l’état de guerre », c’est-à-dire la rivalité incessante des Puissances doit se gérer avec doigté. L’emploi de la force doit être proportionné à son objet qui est toujours politique. L’organisation qui n’est pas dite par hasard des Nations Unies (ONU) a fixé des règles pour cela. Ainsi, le « devoir », ou le « droit d’ingérence » est aujourd’hui rejeté par l’ONU, même si le CSNU admet dans certains cas « la responsabilité de protéger » une population exposée à une répression criminelle et potentiellement génocidaire de la part de son gouvernement. L’application qui a été faite de ce concept en Lybie l’a fortement dévalorisé, comme on le constate aujourd’hui en Syrie. 

L’interprétation faite en Lybie, jusqu’au « changement de régime » (« régime change ») justifie aujourd’hui aux yeux de la Russie et de la Chine qu’on ne puisse utiliser « le droit de protéger » en Syrie. 

Rousseau ne prohibait pas la guerre. Ce qui l’intéressait c’était à l’intérieur du droit de la guerre, la manière dont on peut la circonscrire et la réglementer, s’agissant notamment du traitement des prisonniers et de la protection des civils. 

Nous pouvons, en nous inspirant de Rouseau, concevoir une diplomatie républicaine, à la fois respectueuse des souverainetés nationales et soucieuse d’instaurer une règle collective, visant à redonner tout son sens au concept de souveraineté. Celle-ci ne peut s’accomplir qu’au service du bien commun. 

Rousseau nous enseigne ainsi la distance entre le réel et l’universel mais aussi la manière de nous en accommoder. Ce génial théoricien de la souveraineté rappelle aussi aux hommes qui savent le lire qu’ils ne sont pas des dieux.

SOURCE

http://www.chevenement.fr/Rousseau-precurseur-du-fondamental-eclairages-pour-une-republique-moderne_a1392.html

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