"La République n'a pas de concessions à faire à l'ethnicisme" CHEVENEMENT - Le Figaro
Entretien de Jean-Pierre Chevènement au Figaro, samedi 9 décembre 2017, propos recueillis par Alexandre Devecchio.
Le Figaro: Les nationalistes corses sont arrivés largement en tête lors du premier tour des élections territoriales sur l'Ile de Beauté. Comment expliquez-vous ce résultat?
Jean-Pierre Chevènement: Je ne suis nullement surpris par le résultat des élections en Corse. La montée du nationalisme corse est le résultat de démissions successives de tous les gouvernements de droite et de gauche depuis une quarantaine d'années. C'est Valéry Giscard d'Estaing qui a créé l'université de Corte qui est devenue la matrice et le fief du nationalisme corse. La gauche a accordé à la Corse son premier statut et si ce n'avait été l'intervention du conseil constitutionnel, elle aurait reconnu la notion de «peuple corse». J'ai moi-même quitté le gouvernement pour ne pas entériner un transfert de pouvoir législatif à l'Assemblée de Corse. C'était en l'an 2000 et pourtant j'avais accepté que, contre tous les engagements antérieurs, le gouvernement abandonne la renonciation préalable à la violence qu'il exigeait des nationalistes. C'est ainsi que s'est ouvert le processus dit de «Matignon». Je fais également observer que l'Etat français s'est assis sur le référendum de 2003. Les Corses avaient pourtant rejeté la fusion des deux départements. Ils voulaient garder un découpage territorial qui les rapprochait de la France continentale et n'acceptaient pas d'être transformés en territoire d'Outre-mer bis avec une collectivité unique. Le législateur, sous le précédent Président de la République, a fait fi des résultats de ce référendum. En 2003, toutes les forces politiques de droite et de gauche, ainsi que les nationalistes, voulaient la collectivité unique. Ne s'y opposaient que les radicaux de gauche, le PCF et moi-même. Les électeurs corses nous ont alors donné raison mais, en 2014, le Parlement leur a imposé la collectivité unique. Beau déni de démocratie!
Marine Le Pen, avec un programme qui se revendiquait souverainiste, est arrivée en tête au premier tour des présidentielles en Corse. Le vote nationaliste est-il un vote anti-France ou au contraire un signal d'alarme civilisationnel envoyé au continent?
Il s'agit d'abord d'un rejet des clans qu'ils soient de gauche ou de droite. La gauche dominait le Nord avec la dynastie Giacobbi et Paul Giacobbi sur le destin duquel je ne vais pas épiloguer (ndlr: il a été condamné à trois ans de prison ferme pour détournement de fonds publics). Au Sud et à droite, c'est le clan Rocca Serra qui régnait depuis 1962. Ces clans ont fait l'objet d'un réflexe «dégagiste» qui s'est traduit aux présidentielles par un vote Marine Le Pen. Il faut observer que moins d'un quart des électeurs corses inscrits ont voté pour les listes nationalistes. Le taux d'abstention, qui s'élève à près de 50%, est massif. Nous allons voir ce que nous verrons, mais moi qui connait les oiseaux, je conseille au gouvernement une grande vigilance. Je ne pense pas qu'on puisse satisfaire la revendication de la co-officialité de la langue corse. Cela voudrait dire une politique d'exclusion à l'égard de tous les continentaux. Je l'ai observé quand j'étais ministre de l'Education nationale lorsque tous les agrégés et certifiés d'origine continentale ont été renvoyés dans leur «douar» d'origine. Je pense qu'on a accordé aux nationalistes tout ce qu'ils demandaient en matière d'aménagement du territoire. Les Corses se plaignent de la spéculation, mais ce sont les élus locaux, soumis aux pressions que nous savons, qui octroient les permis de construire. En Corse, on n'est pas libre de s'exprimer. Déroger à la doxa ou aux oukases nationalistes, c'est prendre le risque de passer un mauvais quart d'heure. Il faut maintenant tenir compte du résultat de l'élection. Je suis un démocrate, mais je n'augure rien de bon de ce qui suivra. C'est pourquoi j'attends du gouvernement de la République française qu'il reste ferme sur ses principes: la République n'a pas de concessions à faire à l' «ethnicisme». D'autant que ce type de revendication peut se révéler contagieux.
La situation est-elle comparable à celle de la Catalogne?
Ce qui se passe en Corse, on l'observe ailleurs en Europe. C'est un mouvement de fond qui vient de loin. Après la réunification allemande, il y a eu la dissociation sanglante de la Yougoslavie et celle plus pacifique de la Tchécoslovaquie. Celle aussi de l'ancienne Union soviétique avec l'avènement d'une quinzaine de Républiques indépendantes. Cela a produit quantité de problèmes nés du découpage arbitraire des frontières. Il y a désormais en Europe occidentale le cas de la Catalogne qui est le plus emblématique, mais qui est assez comparable à ce qu'on observe en Belgique avec le mouvement flamand ou en Italie du Nord avec les Lombards. Ce sont des revendications qui rejettent l'idée de citoyenneté. Les Flamands ne veulent pas de la citoyenneté belge, les Catalans ne veulent pas de la citoyenneté espagnole, les Corses ne veulent pas de la citoyenneté française. Ces mouvements sont aussi en général des mouvements de revendications de riches qui considèrent que, favorisés par la géographie, la démographie et l'économie, ils paient trop d'impôt à l'Etat. Ce n'est pas le cas de la Corse où les transferts se font dans le sens inverse. Il y a des sommes massives transférées chaque année de la France continentale vers la Corse: environ deux milliards d'euros. C'est la limite de la revendication nationaliste. Ils en sont conscients. C'est pourquoi, ils ne réclament pas l'indépendance immédiate.
S'agit-il également d'un réflexe identitaire lié à la globalisation et son corollaire, le multiculturalisme?
La nation à la française a toujours été multiethnique et pluri-religieuse depuis l'édit de Nantes et la Révolution française. Elle n'a jamais été multiculturelle. Il y a une culture française encore très largement diffusée par l'école de la République. L'idée de «charia zone» qui prévaut en Grande-Bretagne n'a rien d'équivalent en France, malgré la dérive de certains quartiers que la République a le devoir de combattre. Le communautarisme n'est pas reconnu en France car il s'oppose à la conception de l'Etat républicain où la loi est la même pour tous. Il n'y a pas de mariage sous l'empire d'une religion qui prévaudrait sur le mariage civil. Cela on peut l'observer en Grande-Bretagne où les chiffres donnés par le rapport Casey, notamment sur le nombre de femmes excisées, sont absolument terrifiants. Madame May a pris conscience de cette dérive comme l'avait fait Madame Merkel qui a imposé, en Allemagne, le concept de «culture dominante (Leitkultur)»: on exige désormais que les migrants qui viennent s'installer apprennent préalablement l'allemand avant de recevoir leur titre de séjour.
En suite à votre démission du gouvernement sur la question Corse, vous aviez fait une campagne centrée sur la défense du modèle français centralisé, universaliste et laïque. Pressentiez les fractures françaises et européennes?
C'est clair, je défendais l'Etat républicain. Ma campagne était une critique de la mondialisation financière incontrôlée. Je critiquais aussi les modalités de la construction européenne. Je suis toujours sur la même ligne critique par rapport à la manière dont les décisions se prennent. Le président Macron veut redresser tout cela et construire une «Europe qui protège». Mais il mesure déjà toutes les difficultés qui se présentent notamment en Allemagne où il y a eu tout de même une incontestable poussée réactionnaire avec l'AfD, avec les libéraux qui sont des ultras et avec le poids que représente la CSU au sein même de la CDU. Il faudra tenir compte de ces réalités.
L'Union européenne a-t-elle encouragé les revendications régionalistes?
Le concept d'«Europe des régions» a flatté les régionalismes et par conséquent les tendances séparatistes. Aujourd'hui, l'Union européenne fait marche arrière car les traités sont clairs. L'article 4 qui est commun aux deux traités dit que l'Union européenne est constituée par les États membres et qu'elle garantit à ces derniers leur intégrité territoriale. La promotion inconsidérée de l' «Europe des régions» est sans doute derrière nous. Cependant, en France, la réforme des régions s'est faite, en 2014, pour faire plaisir à Bruxelles qui demandait des «réformes structurelles». Lesquelles? On ne savait pas très bien. Le gouvernement Valls a donc fait des grandes régions qui sont beaucoup trop grandes et difficiles à administrer avec des préfets de région qui ne savent plus où donner de la tête, qui ont une multitude de dossiers qui s'empilent sur leur bureau. Les administrations de l'Etat sont désormais éclatées: ici vous avez le préfet de région, là le conseil régional, ailleurs le rectorat, un peu plus loin la direction de l'équipement et de l'environnement. Tout cela n'est tout de même pas très sain du point de vue de la cohérence qui doit faire prévaloir l'administration de l'Etat!
Source : Le Figaro