"La défaite de l'Occident" d'Emmanuel Todd - NOTE critique de Jean-Yves Autexier, vice-président de la Fondation Res Publica.
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Le nouveau livre d’Emmanuel Todd ne manque pas de décontenancer le lecteur. Il a choisi de livrer à la fois des analyses, des intuitions, des perspectives.
Ceux qui s’attendent à une étude traditionnelle de politique étrangère seront déçus ; mais ceux qui reprochent à cet essai de ne pas être un ouvrage académique fourmillant de notes de bas de page se trompent.
Ce n’est pas l’objet de l’auteur. La défaite de l’Occident est une œuvre très personnelle où Todd n’hésite pas à livrer son sentiment, laissant à vrai dire le lecteur libre de le partager ou non.
Le regard de l’anthropologue est notamment guidé par deux grilles de compréhension de l’évolution du monde actuel.
La première concerne la structure familiale : la famille communautaire où autorité et égalité prévalent, la famille souche où l’autorité se combine avec l’inégalité, et la famille nucléaire où la liberté prévaut.
Le lecteur familier de l’œuvre d’Emmanuel Todd reconnait là la permanence de ses observations.
La seconde grille touche à l’évolution du fait religieux dans les sociétés, où l’auteur nous invite à découvrir trois stades successifs : la religion active, période marquée par l’assiduité religieuse mais surtout par des taux de fécondité élevés ; la religion zombie où les traces du fait religieux demeurent mais les pratiques -et la fécondité- s’éloignent.
Il ajoute dans ce livre le stade de la religion zéro, où les sociétés s’affranchissent plus amplement des dogmes, pratiques et interdits ; l’adoption du « mariage pour tous » en est pour l’auteur la date charnière.
L’application de ces deux grilles sur les nations qui s’affirment ou s’affaiblissent invite à la réflexion.
L’ouvrage cherche ainsi à comprendre les deux surprises livrées par la guerre en Ukraine : comment la Russie s’est révélée plus solide qu’on ne le pensait et comment l’Ukraine s’est montrée plus résistante qu’on ne l’imaginait.
La stabilité russe, l’effet inverse des sanctions occidentales sur son économie, la capacité à trouver dans le reste du monde compréhension voire soutien après l’invasion d’une partie de l’Ukraine méritent en effet qu’on s’y attarde, car les prévisions d’effondrement rapide de l’économie russe se trouvent aujourd’hui amplement démenties.
De même, l’Ukraine, décrite hier comme un Etat failli et corrompu, s’est révélée capable de résistance acharnée, en mobilisant les énergies, à l’ouest du pays bien-sûr, mais également dans des régions russophones.
On trouve dans ces pages d’innombrables observations, et une conclusion qui est à rebours du discours occidental dominant : en dépit de sa crise démographique profonde, avec un PIB à peu près équivalent à celui de l’Italie, la Russie est parvenue à maintenir sa stabilité malgré une guerre meurtrière.
S’agissant de l’Ukraine, Emmanuel Todd évoque « l’alliance de l’ultra-nationalisme de l’Ouest, de l’anarcho-militarisme du Centre contre la partie russophile du pays, très affaiblie par la fuite de ses élites.
Et c’est cette nation ukrainienne nouvelle, réduite, concentrée, qui a résisté efficacement à l’attaque des Russes ».
Mais, depuis l’échec de la contre-offensive de 2023, « nous savons que la Russie ne sera pas vaincue.
Pourquoi alors s’installer dans une guerre sans fin ?
L’obstination des dirigeants européens devient fascinante ».
Et de rappeler le coût des politiques de sanctions, de soutien financier et militaire à l’Ukraine consentis par les Européens.
On comprend que le livre ait alors suscité autant de réactions hostiles ! Mais défendre le pluralisme des opinions et la liberté d’expression doit rester un impératif, surtout lorsqu’on ne veut pas laisser le monopole de ce débat à l’extrême droite.
Pour pouvoir pronostiquer une défaite de l’Occident, l’auteur s’efforce d’en cerner les faiblesses. Reprenant les thèses de Max Weber, il rappelle d’abord le lien entre le protestantisme et la réussite du capitalisme en Europe puis aux Etats-Unis. Or, selon lui, le protestantisme en est « au stade zéro ».
Ses valeurs, ses idéaux sont perdus de vue : goût du travail, rigueur morale, éducation et libre-examen.
Et selon l’auteur : « protestantisme zéro = nation zéro ».
On est surpris de l’application de ce principe au Royaume-Uni, où le vote en faveur du Brexit ressemblait fort à une affirmation de liberté nationale.
Mais il est vrai que dans l’ouvrage d’Emmanuel Todd, on ne trouvera pas d’analyse du phénomène qui perturbe les pays occidentaux : l’arrivée massive d’une immigration venue de loin, qui nourrit les craintes des couches populaires.
De fait, ce ne sont plus les valeurs traditionnelles du protestantisme qui nourrissent le fait national, ce serait plutôt la peur d’une immigration incontrôlée.
Appliquant son principe aux Etats-Unis, Emmanuel Todd nous prévient : « Je prie le lecteur d’excuser le caractère schématique des trois chapitres qui vont être consacrés aux Etats-Unis (…) Mon dessein n’est pas d’atteindre un haut niveau de perfection académique, mais de contribuer à la compréhension d’un désastre en cours. » En fait, le lecteur est décontenancé par l’affirmation d’un niveau zéro du protestantisme aux Etats-Unis, tant il a été marqué par l’influence des milieux évangélistes sur les campagnes électorales et sur les scores de Donald Trump.
Pour l’auteur, l’évangélisme est une hérésie sans vrai rapport avec le protestantisme classique, et son influence déclinerait depuis les années 1990. Au lecteur de juger.
Les faiblesses graves de la société américaine sont nommées : violences, prisons, fusillades de masse, obésité, mais aussi l’addiction de toute l’économie au dollar, l’affaiblissement de l’industrie au profit des activités financières. Tout cela entraîne le débat politique vers les abysses.
Ne reste en scène que l’affrontement du populisme et de l’élitisme.
Mais, au risque d’encourir le reproche de rester fasciné par l’Amérique des années 1950, comment ne pas souligner aussi la vitalité américaine dans les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle, l’espace, avec la fulgurante réussite de SpaceX, la reconversion anticipée dans la voiture électrique, le volontarisme de l’Inflation Reduction Act, sans compter l’énergie (on prévoit pour 2024 un record de 12,8 millions de barils par jour de pétrole et les Etats-Unis sont devenus grâce au gaz naturel liquéfié un des premiers exportateurs mondiaux), et au total une croissance trois fois plus forte qu’en Europe.
Sans doute ne faut-il pas être aveuglé par ces réussites ; sans doute faut-il rechercher les tendances lourdes du temps long.
L’Occident a cessé d’être le maitre du monde. Mais va-t-on vers sa défaite ou vers un nouvel équilibre, où « le reste du monde » devient un acteur majeur ?
Emmanuel Todd a un immense mérite : celui du courage. Il n’hésite pas à livrer au public ses convictions comme ses intuitions.
Au risque de voir s’abattre sur lui une pluie de critiques.
Mais ce courage est le meilleur service rendu à la liberté de penser. Affirmer une vision de l’avenir ne garantit pas la victoire du réel, mais le conformisme est toujours une défaite de l’esprit.
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