« HAÏTI : Précurseur et paria » par Régis DEBRAY
Régis Debray : ”C’est en étant précurseur qu’Haïti est devenu paria“ - Interview par François Bonnet (Mediapart)
En 2003, Jacques Chirac charge Régis Debray d’animer une commission franco-haïtienne. Elle auditionne des dizaines de personnalités, intellectuels, chercheurs, historiens, économistes, écrivains, poètes, responsables politiques. Son rapport est rendu à Dominique de Villepin en janvier 2004. Les travaux de cette commission s’inscrivent dans un moment de crise. Jean-Bertrand Aristide, dont le pouvoir présidentiel vacille à Port-au-Prince, demande à la France le remboursement des 90 millions de francs or (évalués en 2003 à 21 milliards de dollars) versés par Haïti de 1825 à 1885, pour prix de son indépendance proclamée en 1804. Aristide, sur fond de révoltes populaires et estudiantines, quitte le pouvoir en février 2004. Il vit depuis en Afrique du Sud.
Vous écrivez que, pour la France , Haïti est une histoire oubliée, un grand refoulé. Pourquoi ?
Oui, ce n’est pas une lacune, c’est une rature. Ce n’est même pas une mauvaise conscience, c’est pas de conscience du tout. Haïti, c’est la face noire du siècle des Lumières, et cela, les Français n’aiment pas qu’on le leur rappelle. Nos intellectuels ignorent Haïti et nos politiques aussi. Ils ignorent, par exemple, que l’armateur d’un brick négrier de Nantes, vers 1780, avait appelé son bateau «Le Contrat social». C’était un rousseauiste esclavagiste…
Donc il y a ce refoulement, refoulement du code noir, refoulement de l’esclavage, refoulement de la défaite militaire des troupes napoléoniennes qui conduit à la proclamation de l’indépendance d’Haïti en 1804. Ensuite, il y a le refoulement de ce qui est une extorsion de fonds, même si elle peut s’expliquer dans le cadre juridique de l’époque: on a fait payer pendant soixante ans aux Haïtiens leur soulèvement et leur indépendance.
90 millions de francs or versés de 1825 à 1885 : il n’y a pas d’autre exemple dans le monde !
Oui, mais l’histoire n’est pas manichéenne, ce sont les présidents haïtiens Boyer et Pétion qui ont proposé cela. Il y avait un blocus d’Haïti, une non-reconnaissance de sa souveraineté et ils ont dit: « Bon, il faut qu’on paie ». C’était l’idée que quand un esclave s’enfuit, le propriétaire est spolié… donc il faut l’indemniser. Cela nous semble fou mais ce sont les cadres mentaux de l’époque. Ce paiement est évidemment monstrueux. Et voilà pourquoi l’oubli a été aussi puissant.
Avec ce symbole que jamais un président de la République française n’est allé en Haïti !
C’est incroyable. D’autant que deux présidents américains sont allés en Haïti. D’autant que nous avons tout de même sauvé Aristide contre les putschistes (coup d’Etat du général Cédras en 1991, un an après l’élection de Jean-Bertrand Aristide à la présidence). On dit pour expliquer cette carence, cette ignorance, ce mépris officiel: « Oui, mais on ne pouvait pas aller voir Duvalier, Bébé Doc… » Oui, mais enfin, il y a eu tout de même Aristide, le premier Aristide, qui était tout à fait décent.
Mais je dois rappeler que c’est Dominique de Villepin qui a orchestré le travail de la commission franco-haïtienne de 2003. Nous pensions alors à un voyage de Chirac. Et Villepin avait planifié un voyage là-bas, assez provoquant vis-à-vis des Etats-Unis, quand il a été nommé abruptement ministre de l’intérieur. Je me suis alors retrouvé le bec dans l’eau.
Pourquoi provoquant vis-à-vis des Etats-Unis?
Les Américains nous ont toujours fait en Haïti de mauvaises manières. De facto, Haïti est dans l’arrière-cour américaine, sous le même fuseau horaire. Le département d’Etat et la Maison Blanche peuvent suivre en temps réel tout ce qui se passe. Nous, nous avons six heures de décalage… Chaque fois que l’ambassadeur demande des instructions, il arrive après la bataille. Ensuite, les Etats-Unis ont une phobie: voir débarquer deux millions de boat people en Floride. Donc, quand ils s’occupent d’Haïti, ils ont ce qu’on appelle au département d’Etat un « intérêt pour agir », un intérêt préventif. Ajoutez à cela la grande communauté haïtienne aux Etats-Unis et cette sorte de tutelle de facto qu’ils exercent depuis le début du XXe et l’occupation du pays de 1914 à 1935, dont ils sont par ailleurs repartis en emportant les réserves d’or de la banque haïtienne. Depuis le tremblement de terre, on le voit bien, ce sont les Etats-Unis qui sont aux commandes. On retombe dans un cercle vicieux, c’est le blanc qui décide. Moi, je crois urgent de mettre sur pied un gouvernement national haïtien qui soit un interlocuteur fort. Et je pense, en particulier, à Michelle Pierre Louis.
Elle vient justement, il y a quatre mois, d’être poussée à la démission de son poste de premier ministre par la classe politique haïtienne…
Oui, mais il faut le faire, il faut construire un interlocuteur haïtien. Sinon, nous retomberons dans le cycle infernal d’une aide impériale qui arrive de l’extérieur et qui est à la fois désirée et rejetée profondément.
On entend beaucoup de généralités sur Haïti, dont celles-ci: un pays condamné au malheur, la «marmite du diable», une sorte de métaphysique de la catastrophe. Pourquoi ? «Le crayon de Dieu n’a pas de gomme» : c’est un proverbe haïtien que me rappelait l’écrivain René Depestre. C’est une interprétation fataliste de la providence. Comment expliquer cela… Haïti est un pays très complexe, c’est un cercle carré.
Il y a aussi ce que vous écrivez: un trop-plein de mémoire en Haïti bloquerait ce pays.
Oui, il n’y a pas assez de mémoire chez nous, trop chez eux. Les Haïtiens vivent 1804 comme si c’était hier. Toussaint Louverture n’appartient pas à l’histoire mais à la politique. La première république noire, le premier Etat indépendant d’Amérique latine. Il y a cette mythologie patriotique qui peut devenir asphyxiante. C’est un pays totalement paradoxal. Vous avez là l’intelligentsia la plus brillante d’Amérique latine et 80% d’analphabètes. Vous avez cette coupure entre créolophones et francophones et, surtout, cette coupure entre « le pays du dehors », dont parlait si bien l’anthropologue Gérard Barthélemy, c’est-à-dire une paysannerie qui a toujours vu l’Etat comme son ennemi, et puis de l’autre côté, les « grands mangeurs », 2% de la population en cheville avec les Américains. Donc il n’y a pas de nation. On a bricolé un Etat mais il n’y a pas d’état civil et il n’y a pas de cadastre !
Dans le même temps, il y a un Etat qui est vécu comme oppresseur ou relais de l’oppression sociale…
Bien sûr, c’est un Etat d’import-export, un Etat de ponction de la plus-value et de ponction de l’aide internationale. C’est un Etat parasitaire, qui n’a pas de racines dans le pays et ses profondeurs. Mais je voulais parler d’un Etat au sens administratif. D’où le rôle de l’Eglise comme substitut. C’est l’Eglise qui a pris en charge l’éducation, la santé, l’état civil, un peu comme dans la France de l’Ancien Régime. Cette Eglise, après Vatican II, a développé des milieux très progressistes en son sein. Puis elle a été déstabilisée par l’arrivée des sectes américaines. On a maintenant 1.400 Eglises, la plupart sont des sectes d’origine anglo-saxonne.
Cette mythologie nationale, ce poids de l’histoire ne servent-ils pas à évacuer des choses plus simples, une analyse plus politique, à savoir qu’Haïti est un pays confisqué et pillé par des élites prédatrices ? C’est ce que disent beaucoup d’intellectuels haïtiens.
Bien sûr, mais ça, c’est une évidence, c’est la donnée de base. La question est de savoir pourquoi une alternative n’a jamais pu se construire, pourquoi une bourgeoisie nationale ou un front progressiste n’ont-ils pas pu prendre corps ? Voilà la question, l’étonnement. Pourquoi, dans un pays où il y a tellement d’individualités brillantes et capables, cela ne change-t-il pas? Pourquoi y a-t-il plus de médecins haïtiens à Montréal ou New York que dans tout Haïti ? Il y a eu cette Plateforme des 184 qui a participé à la chute d’Aristide en 2004. Ce mouvement regroupait beaucoup de gens, il est alors apparu comme pouvant être une vraie alternative. Et puis Aristide s’en va, et ce mouvement s’évapore. Plus rien ! Voilà le problème.
Pourquoi la république de Saint-Domingue, de l’autre côté de l’île, est-elle si riche par rapport à la misère haïtienne ? Faut-il revenir à l’histoire pour comprendre cela ?
Une réponse très politiquement incorrecte, c’est que Saint-Domingue est restée colonie très tard. Saint-Domingue est arrivée à l’histoire beaucoup plus tard, n’a pas connu les grandes révoltes d’esclaves totalement solitaires de 1791 et 1804. Autrement dit, c’est en étant précurseur qu’Haïti est devenu paria. Etre héroïque avant l’heure ne paie pas. Car il faut comprendre que ce pays a été dans la solitude la plus complète pendant cinquante ans. Ce pays a détruit ses bases productives, son système de plantations en se libérant de l’esclavage. Ce pays a dû vivre sur lui-même jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il n’a pas procédé à l’accumulation primitive du capital. Bref, il a été trop visionnaire avec Toussaint Louverture, il a assumé un trop grand rôle – la troisième grande révolution après l’Amérique et la France ! –, sa vision politique était trop en avance. Il faudrait comparer la dictature de Trujillo à Saint-Domingue et celle de Duvalier en Haïti. Duvalier a instauré un racisme, il faut l’appeler ainsi, le « noirisme ». Duvalier au départ vient de la gauche, il prend le parti des noirs contre les mulâtres, des petits contre les grands, etc. Et il devient ce qu’il devient avec l’aide des Américains… Alors que Trujillo a favorisé l’émergence et la consolidation d’une bourgeoisie nationale.
Dès 2004, vous faisiez le constat des incohérences ou incompétences du Grand Barnum de l’humanitaire. Comment expliquer, durant toutes ces années, l’absence de stratégie coordonnée de reconstruction d’une puissance publique, de services publics, etc. ?
C’est le problème classique de l’humanitaire. Il se substitue à un Etat autochtone avec cette ambiguïté : il comble une carence, un vide, mais il entretient cette carence. Ensuite, vous vous heurtez à des discontinuités de régime, à la fuite des élites. L’essentiel aujourd’hui, c’est une task force, qui sera nécessairement conduite par les Etats-Unis car ils ont les plus gros moyens. Mais la France devrait être le pays qui rappelle le fait haïtien aux Américains. Et puis il y a aussi le Canada, premier bénéficaire de la fuite des élites haïtiennes et dont le gouverneur est d’ailleurs une Haïtienne.
La France n’est peut-être pas le pays le mieux placé pour rappeler le fait national haïtien…
Oui, je suis d’accord, c’est un peu paradoxal… Mais les Etats-Unis ont trop tendance à considérer ce pays comme une zone arriérée pouvant être prise en charge directement.
PHOTO : Haiti's Presidential Palace after the earthquake in Port-au-Prince, 12 Jan 2010/Reuters