«La société comporte nombre d’adultes "mal finis", de bébés narcissiques» Jean-Pierre Le Goff
Interview de Jean-Pierre Le Goff, sociologue
Faut-il comprendre le fiasco des Bleus comme un révélateur des tensions ethniques au sein de la société française ?
Non, il ne s’agit en rien d’un problème de couleur de peau. La crise et le psychodrame de l’équipe de France me paraissent symptomatiques d’un bouleversement des conditions de passage à l’âge adulte, affectant l’ensemble de la population française, et que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres sociétés européennes. En trente ans, l’éducation des enfants, dans la famille, à l’école, dans l’ensemble de la société - le service militaire a été supprimé sans mettre rien d’autre à la place - a été bouleversée, et nous voyons maintenant apparaître de nouveaux types d’individus, qui ont un rapport beaucoup plus problématique que par le passé à l’autorité et au collectif, une grande difficulté à s’oublier, à se transcender, à intérioriser l’idée qu’ils incarnent plus qu’eux-mêmes. Nous payons le prix de ce bouleversement et la société comporte aujourd’hui un grand nombre d’adultes «mal finis», de bébés narcissiques fascinés par le modèle de la performance sans faille en même temps qu’instables et fragiles sur le plan affectif.
Aujourd’hui, les joueurs demandent pardon et présentent leurs excuses…
Dans la société actuelle, l’inconscience concernant certains actes («je ne l’ai pas fait exprès») peut s’accompagner ensuite d’un sentiment de culpabilité qui demeure enfermé dans la psychologie individuelle. A partir du moment où l’individu n’intériorise plus vraiment le collectif, les rapports sont interprétés uniquement sous le prisme psychologique, d’où la propension au psychodrame constant. La psychologisation des rapports sociaux est un fait massif qui s’accompagne de la multiplication des cellules d’aide psychologique dans tous les domaines. Pour le «coach» comme pour les joueurs, l’explication à donner au public se réduit à l’expression de sa propre subjectivité et des relations interindividuelles débarrassées de leur dimension institutionnelle : ce que chacun a ressenti, son «vécu», ses états d’âme. Quand l’espace public se remplit du déballage des émotions privées, quand la séparation privé-public s’effondre, il est alors logique que tout s’entremêle : les résultats, les états d’âme, voire les demandes en mariage en direct…
Le foot n’est-il pas aussi victime de sa marchandisation radicale ?
C’est le deuxième aspect, plus conjoncturel : nous vivons encore sous le règne du look, de l’image, de l’argent, tout au moins pour des catégories restreintes qui ont continué de vivre dans un monde coupé des contraintes quotidiennes. C’est le modèle de la réussite apparu dans les années 80, avec la figure emblématique du battant qu’était Bernard Tapie à l’époque, ou encore le numéro «Vive la crise» de Libération. La victoire de Sarkozy première manière traduit à sa façon le paroxysme de ce processus, celui du manager qui n’a pas peur d’étaler sa réussite dans un monde où les anciens modèles collectifs sont en crise. Mais aujourd’hui, ce modèle éclate de toutes parts et on arrive à la fin du cycle. De ce point de vue, la crise constitue une sorte d’épreuve du réel : avec cet étalage de «look» et de richesses, un seuil a été franchi, qui heurte de plein fouet le vieil ethos français hérité du christianisme et de la République, qui valorise l’humilité et le mérite.
Le «va te faire enculer…» d’Anelka doit-il être placé en regard du «casse-toi pauvre con…» présidentiel ?
Par-delà leur grossièreté, de tels propos, dans les vestiaires ou dans d’autres collectifs, sont légion. Avant, ils restaient cantonnés à la sphère privée. Qu’ils soient affichés dans l’espace public me paraît révélateur de la fin du primat de l’institution sur la subjectivité individuelle, de l’érosion de la barrière privé-public. Le sarkozysme première manière a lui-même reflété cette difficulté à se penser comme incarnant une dimension collective et institutionnelle qui dépasse sa propre individualité avec sa psychologie propre.
Et maintenant ?
Il me semble que nous sommes désormais confrontés à ce que nous avons refusé de regarder en face depuis des années. Le football est l’un des derniers lieux où s’investit la passion nationale, où la nation peut se retrouver. En ce sens, ce qui vaut pour l’équipe de la France vaut pour la France : il s’agit de reconstruire.
Jean-Pierre Le Goff est sociologue au CNRS, au laboratoire Georges Friedmann de l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. En 2008, il a publié la France morcelée (éditions Gallimard).
[Merci à Etienne]