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SIMONE WEIL, philosophe en résistance (Suite n°1)

SUITE (...)

- C - Puis traiter de l’incidence entre : « Déracinement et nation »

 « Personne aujourd'hui ne pense à ceux de ses aïeux qui sont morts cinquante ans, ou fût-ce vingt ou dix ans, avant sa naissance, ni à ceux de ses descendants qui naîtront cinquante ans, ou fût-ce vingt ou dix ans après sa mort. Par suite, du point de vue de la collectivité et de sa fonction propre, la famille ne compte pas. »

« La profession, de ce point de vue, ne compte pas non plus. La corporation était un lien entre les morts, les vivants et les hommes non encore nés, dans le cadre d'un certain travail. Il n'y a rien aujourd'hui qui soit si peu que ce soit orienté vers une telle fonction.

Enfin le village, la ville, la contrée, la province, la région, toutes les unités géographiques plus petites que la nation, ont presque cessé de compter. »

Simone Weil ne cache pas sa honte d’avoir vu la France s’abandonner…

« L'effritement instantané de ce sentiment en juin 1940 est un souvenir chargé de tant de honte qu'on aime mieux ne pas y penser, le mettre hors de compte, ne penser qu'au redressement ultérieur. » p.132

Et cet aveu ...

« Nous avons tous succombé à cette tentation, pour cette honte publique qui a été si profonde qu'elle a blessé chacun dans le sentiment intime de son propre honneur. »

Il est vrai que …

« La nation est un fait récent. Au Moyen Âge la fidélité allait au seigneur, ou à la cité, ou aux deux, et par delà à des milieux territoriaux qui n'étaient pas très distincts. Le sentiment que nous nommons patriotisme existait bien, à un degré parfois très intense ; c'est l'objet qui n'en était pas territorialement défini. Le sentiment couvrait selon les circonstances des surfaces de terre variables. »

« À vrai dire le patriotisme a toujours existé, aussi haut que remonte l'histoire. Vercingétorix est vraiment mort pour la Gaule ; les tribus espagnoles qui ont résisté à la conquête romaine parfois jusqu'à l'extermination, mouraient pour l'Espagne, et le savaient, et le disaient ; les morts de Marathon et de Salamine sont morts pour la Grèce ; au temps où la Grèce, non encore réduite en province, était par rapport à Rome dans le même état que la France de Vichy par rapport à l'Allemagne, les enfants des villes grecques jetaient des pierres, dans la rue, aux collaborateurs, et les appelaient traîtres, avec la même indignation qui est la nôtre aujourd'hui. » p.135

Et Simone Weil de rappeler ce que fut la France de Charles VI : corruption, atrocité, cruauté…

« Le peuple français, courbé brutalement et d'un coup, n'eut plus ensuite, jusqu'au XVIIIe siècle, que des secousses d'indépendance. Pendant toute cette période, il fut regardé par les autres Européens comme le peuple esclave par excellence, le peuple qui était à la merci de son souverain comme un bétail. » p.136

Et cette conclusion sans appel contre les Rois de France …

« Quand on loue les rois de France d'avoir assimilé les pays conquis, la vérité est surtout qu'ils les ont dans une large mesure déracinés. C'est un procédé d'assimilation facile, à la portée de chacun. Des gens à qui on enlève leur culture ou bien restent sans culture ou bien reçoivent des bribes de celle qu'on veut bien leur communiquer. Dans les deux cas, ils ne font pas des taches de couleur différente, ils semblent assimilés. La vraie merveille est d'assimiler des populations qui conservent leur culture vivante, bien que modifiée. C'est une merveille rarement réalisée. » p.141

Simone Weil nous offre alors une relecture de l’histoire de France - Louis XIV, La Révolution Française, La Corse de Paoli, la commune de Paris, la IIIème République … - à la lumière de ces valeurs fondamentales.

Elle analyse également la Monarchie, l’Ancien régime ; le rôle de l’école, celui du christianisme…

Et cette interrogation toujours moderne : Peut-on encore mourir pour la France ?

« Quand on parle beaucoup de la patrie, on parle peu de la justice ; et le sentiment de la justice est si puissant chez les ouvriers, fussent-ils matérialistes, du fait qu'ils ont toujours l'impression d'être privés d'elle  (…)

« Quand – les ouvriers -  meurent pour la France, ils ont toujours besoin de sentir qu'ils meurent en même temps pour quelque chose de beaucoup plus grand, qu'ils ont part à la lutte universelle contre l'injustice. Pour eux, selon une parole devenue célèbre, la patrie ne suffit pas. » p.172

Est-ce à dire que la France entretient une relation particulière avec le sentiment patriotique ?

« La France ne peut pas écarter la raison au nom de la patrie. »

« C'est pourquoi la France se sent mal à l'aise dans son patriotisme, et cela bien qu'elle-même, au XVIIIe siècle, ait inventé le patriotisme moderne. Il ne faut pas croire que ce qu'on a nommé la vocation universelle de la France rende la conciliation entre le patriotisme et les valeurs universelles plus facile aux Français qu'à d'autres. C'est le contraire qui est vrai.» P. 187

Et ce constat déchirant :

« (…) la France a failli mourir d'une crise du patriotisme français. »

Aujourd’hui, l’Etat … « a le devoir de faire de la patrie, au degré le plus élevé possible, une réalité » p.211

Comment ?

« On a aujourd'hui d'une manière beaucoup plus continuelle et plus aiguë qu'auparavant le sentiment qu'on est Breton, Lorrain, Provençal, Parisien. Il y a dans ce sentiment une nuance d'hostilité qu'il faut essayer d'effacer ; d'ailleurs il est urgent aussi d'effacer la xénophobie. Mais ce sentiment en lui-même ne doit pas être découragé, au contraire. Il serait désastreux de le déclarer contraire au patriotisme. Dans la détresse, le désarroi, la solitude, le déracinement où se trouvent les Français, toutes les fidélités, tous les attachements sont à conserver comme des trésors trop rares et infiniment précieux, à arroser comme des plantes malades. » p.210

Il faut rendre réelle la Patrie …

« (…) la population sera d'autant plus ardente que la réalité de la patrie lui aura été rendue plus sensible. » p.213

C’est dans cet esprit que Simone Weil aura ses mots sans concession contre la France et son Empire :

« Toute autre nation avait à la rigueur le droit de se tailler un Empire, mais non pas la France ;

Quand on assume, comme a fait la France en 1789, la fonction de penser pour l'univers, de définir pour lui la justice, on ne devient pas propriétaire de chair humaine. » p. 214

Il faut retrouver l’esprit de Jeanne d’Arc ! Celui de « la compassion pour la patrie ».

« Jeanne d'Arc disait qu'elle avait pitié du royaume de France. » p.217

Autrement dit :

« La compassion pour la France est un mobile au moins aussi énergique pour l'action de résistance » p.222

« Un patriotisme inspiré par la compassion donne à la partie la plus pauvre du peuple une place morale privilégiée » p.222

Nous le comprenons alors, la rupture du lien entre Nation et Français est ancienne.

C’est de cela dont souffrent les Français.

Ce déracinement peut être mortel pour tous. 

Il faut donc réfléchir aux modalités susceptibles de nous sauver par le « ré enracinement de la France ».

*****

Dans la troisième partie – « L’enracinement » - Simone Weil va aborder le problème de la méthode : Comment insuffler une inspiration à un peuple ?

« Le problème d'une méthode pour insuffler une inspiration à un peuple est tout neuf. »

« (…)il faut avoir dans l'esprit la notion de l'action publique comme mode d'éducation du pays. » p.240

« L'éducation – qu'elle ait pour objet des enfants ou des adultes, des individus ou un peuple, ou encore soi-même – consiste à susciter des mobiles. Indiquer ce qui est avantageux, ce qui est obligatoire, ce qui est bien, incombe à l'enseignement. »

Et le rôle de « L'exemple»

Et Simone Weil va bien sûr prendre en exemple La France Libre du général de Gaulle à Londres.

« Le mouvement français de Londres a actuellement, pour peu de temps peut-être, ce privilège extraordinaire qu'étant dans une large mesure symbolique il lui est permis de faire rayonner les inspirations les plus élevées sans discrédit pour elles ni inconvenance de sa part. » p. 245

Et ce vœu supérieur :

« L'unique source de salut et de grandeur pour la France, c'est de reprendre contact avec son génie au fond de son malheur. Cela doit se faire maintenant, tout de suite ; alors que le malheur est encore écrasant ; alors que la France a devant elle, dans l'avenir, la possibilité de rendre réelle la première lueur de conscience de son génie retrouvé, en l'exprimant à travers une action guerrière. » p.271

« Il faut de plus que l'aliment de son énergie guerrière ne soit pas autre chose que son véritable génie, retrouvé dans les profondeurs du malheur, bien qu'avec un degré de conscience inévitablement faible d'abord après une pareille nuit. » p.272

« Or, nous sommes confrontés à quatre obstacles qui « nous séparent d'une forme de civilisation susceptible de valoir quelque chose. »

Lesquels ?

« Notre conception fausse de la grandeur ; la dégradation du sentiment de la justice ; notre idolâtrie de l'argent ; et l'absence en nous d'inspiration religieuse. »

Et ce conseil patriotique … « Il faut aimer la France »

« Pour aimer la France, il faut sentir qu'elle a un passé, mais il ne faut pas aimer l'enveloppe historique de ce passé. Il faut en aimer la partie muette, anonyme, disparue. » p. 293

Mais combien sont nombreux les obstacles … et Simone Weil de dénoncer :

« L’incroyable énergie des mobiles mesquins » p. 323 ;

« Nous souffrons réellement de la maladie d’idolâtrie » p.326 dit-elle

Pour un constat abyssal : les peuples aussi peuvent « être fatigué de la Raison » p. 325 ; 

Et cette sentence magistrale :

« L'esprit de vérité est aujourd'hui presque absent et de la religion et de la science et de toute la pensée. » p.328

« Le retour à la vérité ferait apparaître entre autres choses la vérité du travail physique. » p.371

« Il est facile de définir la place que doit occuper le travail physique dans une vie sociale bien ordonnée. Il doit en être le centre spirituel. » p.380

C’est ainsi que se termine « l’enracinement », texte bouleversant par sa puissance, sa spiritualité.

***

Dans ce même esprit, Simone Weil va consacrer plusieurs articles au Génie d’OC, à la civilisation occitane.

Je vous propose d’en examiner plusieurs points essentiels. C’est ma troisième partie.

***

III - L’examen de ces écrits historique et politiques consacré au Génie d’OC, à la civilisation occitane et notamment à Béziers dont elle parle à plusieurs reprises.(2)

En effet, dans ces Ecrits historiques et politiques, elle s’interroge : « En quoi consiste l’inspiration occitanienne ? » cette civilisation détruite par Rome ?

Le Génie d’Oc : Une civilisation du bonheur …

« L'impression dominante que laisse le tableau de ces populations, tel qu'on le trouve dans la Chanson de la Croisade, c'est l'impression de bonheur. Quel coup dut être pour elles le premier choc de la terreur, quand, dès la première bataille, la cité entière de Béziers fut massacrée froidement ! Ce coup les fit plier ; il avait été infligé à cet effet. Il ne leur fut pas permis de s'en relever ; les atrocités se succédèrent. Il se produisit des effets de panique très favora­bles aux agresseurs. (…)Les gens d'oc subirent défaite après défaite : tout le pays fut soumis.»  P.57

Le viol d’une population, de son esprit …

« Ce pays a souffert la force. Ce qui a été tué ne peut jamais ressusciter ; mais la piété conservée à travers les âges permet un jour d'en faire surgir l'équivalent, quand se présentent des circonstances favorables. (…) La piété commande de s'attacher aux traces, même rares, des civilisations détruites, pour essayer d'en concevoir l'esprit. L'esprit de la civilisation d'oc au XIIe siècle, tel que nous pouvons l'entrevoir, répond à des aspirations qui n'ont pas disparu et que nous ne devons pas laisser disparaître, même si nous ne pouvons pas espérer les satisfaire. » p. 58

Faut-il donc pleurer cette civilisation perdue ? Faire procès à la France ?

Bien sûr que non !

« Rien ne vaut la piété envers les patries mortes. Personne ne peut avoir l'espoir de ressusciter ce pays d'Oc. On l'a, par malheur, trop bien tué. Cette piété ne menace en rien l'unité de la France, comme certains en ont exprimé la crainte. Quand même on admettrait qu'il est permis de voiler la vérité quand elle est dangereuse pour la patrie, ce qui est au moins douteux, il n'y a pas ici de telle nécessité. Ce pays, qui est mort et qui mérite d'être pleuré, n'était pas la France. Mais l'inspiration que nous pouvons y trouver ne concerne pas le découpage territorial de l'Europe. Elle concerne notre destinée d'hommes. » p.61

Comprenons bien – c’est moi qui souligne - qu’il nous faut donc – au contraire – chercher l’inspiration de cette source pour tenter d’en capturer l’esprit. Là est une des conditions possibles de notre ressourcement actuel.

Simone Weil écrit : « L'essence de l'inspiration occitanienne est identique à celle de l'inspiration grecque.» p.63

Et de nous décrire ce qu’était l’Amour courtois, l’art roman, la poésie occitanienne … une grâce obéissant à l’Harmonie dans l’esprit le plus fidèle des Pythagoriciens. P. 65

« Dans ce pays la vie publique procédait aussi du même esprit. [Il aimait la liberté (3).] Il n'aimait pas moins l'obéissance. L'unité de ces deux contraires, c'est l'harmonie pythagoricienne dans la société. Mais il ne peut y avoir d'harmonie qu'entre choses pures. » p.65

« Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur. Comme les cathares sem­blent avoir pratiqué la liberté spirituelle jusqu'à l'absence de dogmes, ce qui n'est pas sans inconvénients, il fallait sans aucun doute qu'hors de chez eux le dogme chrétien fût conservé par l'Église, dans son intégrité, comme un dia­mant, avec une rigueur incorruptible. » p.66

Et de proposer cette voie pleine de bon sens – celle de l’inspiration :

« Nous n'avons pas à nous demander comment appliquer à nos conditions actuelles d'existence l'inspiration d'un temps si lointain. Dans la mesure où nous contemplerons la beauté de cette époque avec attention et amour, dans cette mesure son inspiration descendra en nous et rendra peu à peu impossible une partie au moins des bassesses qui constituent l'air que nous respirons » p.67

L’inspiration…

Simone Weil nous invite à nous élever à la faveur d’un ressourcement spirituel.

Tout naturellement, ce ressourcement peut apparaître comme ressourcement possible de l’Europe, de la civilisation Européenne.

C’est ce qu’écrit Albert Camus :

« Il me parait impossible (…) d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies dans L’Enracinement ».

Je vous propose de terminer cet exposé justement par un dialogue entre Albert Camus et Simone Weil.

***

IV – Pour un dialogue tenté entre Albert CAMUS et Simone WEIL (4)

Ce dialogue obéit à un parti-pris.

Il est aujourd’hui commun de procéder à l’analyse d’une pensée, de son auteur par un prisme particulier : celui des origines.

Ainsi, il eut été moderne de vous présenter Simone Weil comme intellectuelle juive, de détailler son parcours en miroir de celui d’Edith Stein (elle-aussi convertie au catholicisme)  ou de Hannah Arendt.

Il serait aussi possible de tenir sa conversion au christianisme comme essentielle, ce que font volontier certains en mettant en évidence son mysticisme chrétien et ses propos parfois vifs sur le judaïsme.

Pourquoi ne pas alors aborder sa sexualité – ou sa non-sexualité -  comme ce fut le cas pour la pensée de Michel Foucault, revisitée par sa pratique d’une homosexualité agitée sur les campus californien…

A ce type d’analyse, à cette modernité prétendue,  je me refuse de la manière la plus stricte.

Simone Weil est et reste pour moi - républicain, héritier de la pensée des Lumières- une intellectuelle française brillante dont la pensée nous permet d’accéder à l’Universel. Rien que cela. Mais tout cela.

C’est dans cet esprit que je vous propose ce dialogue improvisé entre Albert Camus et Simone Weil largement inspiré des travaux de M. Guy Samama (3).

***

« Lors de la Conférence de presse du 9 décembre 1957 qui suivit la remise du prix Nobel de Stockholm, fut posée à Camus la question : y a –t-il en France des écrivains contemporains avec lesquels il se sentait une fraternité d’âme ? Camus répondit :

« Oui, il y a beaucoup d’hommes en France avec qui je me sens une fraternité profonde. Je citerai simplement deux noms, car ils sont significatifs pour moi. L’un est une personne morte : je veux parler de Simone Weil. Et il arrive que l’on se sente aussi près d’un esprit disparu que d’un esprit vivant. L’autre écrivain cité par lui est celui qu’il considérait comme notre plus grand poète français : René Char ». p.99

Nous le comprenons, ces deux esprits Albert CAMUS et Simone WEIL ont de nombreux points communs que je vous propose d’aborder avec Guy Samama.

1er point - La Grèce : source spirituelle pour l’Europe

« C’est en juin 1946, (….) que Camus découvre le travail de Simone Weil. En juin 1949, dans le Bulletin de la NRF, il présente l’Enracinement comme l’un des livres « les plus importants qui ait paru depuis la guerre », jetant « une lumière puissante sur l’abandon où se débat l’Europe ». Il faut toujours revenir à la Grèce pour y trouver la source de la spiritualité qui manque à l’Europe. Camus partage avec elle cette inspiration.

« Nous ne voulons pas de n’importe quelle Europe. […] Notre Europe est aussi celle de la vraie culture. »

Dans une conférence du 28 mars 1946 la Crise de l’homme, Camus déclarait :

« La décadence du monde grec a commencé avec l’assassinat de Socrate. Et on a tué beaucoup de Socrate en Europe depuis quelques années. C’est une indication. C’est l’indication que seul l’esprit socratique d’indulgence envers les autres et de rigueur envers soi-même est dangereux pour les civilisations du meurtre. »

Dans la Source grecque, Simone Weil écrivait :

« La contemplation de la misère humaine dans sa vérité implique une spiritualité très haute. » (…) « Toute la civilisation grecque est une recherche de ponts à lancer entre la misère humaine et la perfection divine. » »

2ème point - La force de l’amour et la folie de vérité

« On ne peut mieux aller à l’essentiel : la force de l’amour- de Simone Weil -  qui la fait si proche du christianisme qu’elle en a mal (ses réflexions sur l’Église et le baptême révèlent un mysticisme et une foi dont elle prend peur), la fierté qui fait d’elle constamment une rebelle, la folie de vérité dont certains n’ont voulu retenir que la folie, la défense des pauvres, des humiliés, des offensés, des affamés, le refus de mentir : ces deux dernières composantes, Camus les partagea, ô combien ! avec elle.

 Il suffit de rappeler qu’il s’est toujours trouvé aux côtés des pauvres, de ceux qui sont injustement condamnés. Ces mots dans le Discours de Suède du 10 décembre 1957 lors de la remise du prix Nobel nous le rappellent :

« […] le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois du moins qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art. » » P.100 ;

3ème point - Compagnonnage avec les ouvriers et les humiliés

« (…) l’insoumission, le choix des pauvres, des chômeurs, des travailleurs, pour compagnons, lui étaient naturels. L’indignation plutôt que l’insoumission caractérisait Camus. Son hostilité aux partis politiques, son antitotalitarisme, une critique sévère du stalinisme, une expérience du malheur, des contradictions vécues, mais de tonalité et de régime différents chez les deux : par exemple, juive et antijuive bien que petite-fille de rabbin, dans le catholicisme et au dehors chez l’une (« Le nettoyage philosophique de la religion catholique n’a jamais été fait. Pour le faire, il faut être dedans et dehors »), oui et non chez l’autre, un bonheur sans espoir, l’appel du sacré et l’impossibilité de croire.

Les réunissaient leur amitié avec des anarcho-syndicalistes comme Nicolas Lazarévitch, Pierre Monatte, Alfred Rosmer, avec des libertaires, leur combat au côté des républicains espagnols, dénotant une méfiance vis-à-vis des organisations rigides, de l’ordre bourgeois, et un goût pour ce qui est populaire, pour ce qui est mesuré non par la puissance, mais par le travail pour l’une, par l’art pour l’autre. » p.101

4ème point - Au service de la vérité et de la liberté

« Camus se définissait non comme philosophe, mais comme artiste. Il se mettait au service, non de ceux qui font l’histoire, mais de ceux qui la subissent. Ce service était celui de la vérité, et celui de la liberté.

De son côté, Simone Weil ne se définissait jamais comme intellectuelle, normalienne, agrégée de philosophie. Elle y voyait une position, un statut, une hiérarchie implicite, qui l’auraient éloignée, croyait-elle, des combats et de la vie des classes populaires.

Dans une lettre, ironique, à Xavier Vallat, commissaire aux Questions juives, alors qu’elle était vendangeuse, elle écrit :

 « Je tiens à vous exprimer la reconnaissance sincère que j’éprouve envers le gouvernement pour m’avoir ôtée de la catégorie sociale des intellectuels et m’avoir donné la terre, et avec elle toute la nature. Car seuls possèdent la nature et la terre ceux à qui elles sont entrées dans le corps par la souffrance quotidienne des membres rompus de fatigue. »

Même ironique, elle révèle ainsi qu’elle ne souhaite pas être enfermée dans la catégorie de ceux qui s’imposent par leur savoir et la maîtrise du langage. » p.102

5ème point - La rebelle et le Révolté

« Simone Weil était rebelle. C’était un point de départ pour la révolte. Camus était révolté. C’était un préalable pour penser la révolte. » p.104

« Rebelle, Simone Weil l’était par rapport à tous les pouvoirs, dans l’Éducation nationale (le proviseur, l’inspecteur, le recteur), dans le christianisme, dans ses accrocs de santé, à Londres dans la Résistance, bien qu’elle eût demandé à de Gaulle de créer un Conseil suprême de la révolte, devenu, avec Jean Moulin en 1943, Conseil national de la Résistance. Son intelligence n’admettait aucune compromission, d’ordre physique, religieux, politique ou affectif. » p.103

Elle était « la vierge rouge »

« Camus était un révolté. Il en fit même théorie dans l’Homme révolté en 1951. Le livre commence ainsi : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. » »

Et cette différence alors pointée …

« Au midi de la pensée, le révolté refuse ainsi la divinité pour partager les luttes et le destin communs. Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait. »

« La révolte est bien de ce monde. La rébellion chez Simone Weil, sans négliger ses frères vivants, appellerait plutôt à une autre vie dans un autre monde. » p.107

6ème point - Ni révolution ni réformisme

« Ce refus est partagé par Camus et Simone Weil (…) Une méfiance vis-à-vis de l’idée de révolution les unit. Cette idée, en promouvant un idéal abstrait, est destructrice : elle nie l’humanité en l’homme. La protestation contre le mal qu’elle cherche à faire entendre se retourne contre elle-même en autorisant le meurtre. « La plupart des révolutions prennent leur forme et leur originalité dans un meurtre », écrit Camus. P.108

Cependant note Guy SAMAMA : « Ce qu’ils retiennent ensemble de la révolution, c’est l’esprit syndicaliste et libertaire qui la porte. »

7ème point - Expérience commune de l’exil et du déracinement

« (…) leur proximité vient de plus loin : ils sont tous deux des exilés de l’intérieur. Ils ont le sentiment chevillé au corps qu’il n’y aura jamais de Terre promise.

Dans une lettre à son frère après le 28 mars 1940, Simone Weil écrivait :

« L’âme humaine est exilée dans le temps et l’espace qui la privent  de son unité (…). Camus, divisé, n’a cessé de chercher son unité. Il a cherché à se sentir chez lui dans le lieu de son exil. L’exil est dans le royaume, le soleil dans la misère.

« J’ai toujours eu l’impression d’être en haute mer : menacé au cœur d’un bonheur royal ».

Pour Camus, ce lieu a pour nom l’Algérie : « Le matin l’Algérie m’obsède. Trop tard, trop tard… Ma terre perdue, je ne vaudrais plus rien » p.109

***

Et Guy SAMAMA de conclure ces chemins parallèles par deux remarques terminales :

Entre Albert Camus et Simone Weil …

A – il s’agit de « Deux démarches parallèles de l’intelligence » …

« Rayonnement d’une foi implicite, d’un côté ; raisonnement d’une révolte explicite face au mal, de l’autre :

Le chrétien doit crier. Nous n’avons pas besoin de son sourire : il y en a beaucoup autour de Saint-Sulpice ! Nous avons besoin de son cri.

Le chrétien doit parler clair, et fort, il n’a pas à se réfugier dans l’abstraction ou dans le langage des encycliques. (…)

D’un côté, chez Simone Weil, c’est le rapport entre la grâce et le désir, de l’autre, chez Camus, c’est le rapport entre la souffrance, l’absurde et la révolte qui qualifient le malaise de leur intelligence face au mystère de Dieu. Camus éprouve sans pouvoir la définir « une sainteté de la négation – un héroïsme sans Dieu – l’homme pur enfin. »

Ainsi « La Peste (1947) est une sorte de théologie en négatif, un combat moins contre l’irrationnel que contre l’improbabilité de comprendre. » p.112-113

B - Et Guy SAMAMA de conclure entre « L’écart et la présence » …

« Simone Weil était l’écart et la présence. Son mysticisme, sentiment de certitude de toucher quelque chose au-delà de soi-même par l’intérieur, l’élevait au-dessus des réalités contingentes de ce monde. Camus était la présence et l’écart. Il a toujours été déchiré entre le « oui » et le « non », entre son « appétit des êtres » qui le rendait ouvert à des enjeux collectifs, sur un stade ou sur une scène de théâtre, et le désir [de se] rendre égal à ces mers d’oubli à ces silences démesurés qui sont comme l’enchantement de la mort. […] »p.114

« Notre âme est une balance» écrivait Simone Weil. »

 «  Âmes en résonance », « Vibrations de deux exilés de l’intérieur » tels peuvent ainsi apparaitre Albert Camus et Simone Weil.

***

Nous voici arrivé au terme de cet exposé.

Simone Weil – philosophe en résistance – est plus que cela.

Elle nous transmet une spiritualité d’une puissance exceptionnelle.

Elle nous offre ce ressourcement nécessaire pour une possible renaissance.

Cette femme en résistance est donc aussi une porteuse d’espérance.

L’espérance d’une résurrection possible de la France, de l’Europe, qui prendrait pour fondements les plus nobles idéaux pour un ressourcement de l’âme humaine.

Sommes-nous prêts à recevoir ce message ? À l’entendre ?

Je voudrai tant le croire.

Je vous remercie.

FIN

___

SOURCES :

- « Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté » par Guy Samama (Revue Esprit 2012/8 - Simone Weil, notre contemporaine) ;

-  Site d'hommage à la philosophe française Simone Weil 

http://www.simoneweil.fr/2.html ;

- « Simone Weil » Susan Sontag – New-York Reviews of Books :

http://www.nybooks.com/articles/archives/1963/feb/01/simone-weil/?pagination=false

- « Simone Weil et le rejet des partis politiques » Chantal Delsol

http://www.chantaldelsol.fr/simone-weil-et-le-rejet-des-partis-politiques

-« Simone Weil. La quête des racines célestes » Sylvie Courtine-Denamy ;

http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article130

- « Simone Weil, le Laideron lumineux » Bruno Deniel-Laurent ;

http://www.brunodeniellaurent.com/simoneweil.htm

Des textes en ligne :

-« L’enracinement »

http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/enracinement/enracinement.html

-« Ecrits historiques et politiques »

http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/ecrits_historiques/ecrits_historiques.html

Publications :

« Dictionnaire ALBERT CAMUS », sous la direction de jeanyves Guérin – collec. Bouquins – Robert Laffont ;

« L’enracinement » Gallimard – Folio essais – avril 1993 ;


Les paginations correspondent aux éditions suivantes:

(1) « L’enracinement » Gallimard – Folio essais – avril 1993 ;

(2) « Ecrits historiques et politiques" Editions Gallimard Collection : Espoir nrf. 1960 - (document en ligne) ici:

http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/ecrits_historiques/ecrits_historiques.html

(3) Cette phrase manque dans le texte imprimé du Génie d'oc. Il a paru nécessaire de l'ajouter. (Note de l'éditeur.)

(4) « Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté » par Guy Samama (Revue Esprit 2012/8 - Simone Weil, notre contemporaine) ;

Mot clés : albert CAMUS - simone weil

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