Tribunes de Philosophes

"La fécondation philosophique de la psychanalyse" par le philosophe Manuel de DIEGUEZ, un des plus grands philosophes contemporain

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Freud et l'avenir de l'inconscient

Aussi longtemps qu'une culture demeure suffisamment perspicace pour construire des lanceurs capables de placer les hommes de génie sur l'orbite de leur biographie transcendantale, la question la plus cruciale qui tourmente les astrophysiciens du cerveau simiohumain est d'apprendre à tracer une frontière visible entre les boîtes osseuses que leurs mérites placent dans l'arène des siècles, d'une part, et le stérile cliquetis, d'autre part, des squelettes que chapeautent des conques cahotantes .

L'homme de génie est un profanateur des simulacres et des subterfuges de l'entendement trottinant de ses congénères. Si son encéphale n'était pas un éducateur des blasphèmes à revivifier sans relâche, son destin de pédagogue des sacrilèges se trouverait réduit aux paramètres manchots de son siècle. Par bonheur, un oubli mérité ensevelit les péripéties médiocres et sans âme de l'histoire de l'entendement.

Les controverses actuelles sur la postérité de Freud soumettent la planète à une interrogation qui conditionne l'avenir de la pensée philosophique mondiale, celle de savoir si l'Europe demeure suffisamment vivante pour interpréter les œuvres dont elle voudrait féconder l'héritage et pour porter à leur plein épanouissement des profanations de géants.

1 - L'esprit a-t-il un corps ?
2 - Les biographes de l'intelligence
3 - La psychanalyse de la physique tridimensionnelle
4 - Ma visite à la princesse Marie Bonaparte
5 - Les deux Freud
6 - Karl Gustav Jung
7 - Un songe de Panurge
8 - La psychanalyse et la vérité
9 - La psychanalyse de la France laïque
10 - Ma visite au patricien de Kusnacht
11 - Esquisse d'une psychanalyse anthropologique des deux protestantismes
12 - Le corps et les symboles de la France
13 - La psychanalyse et la vie mystique
14 - La psychanalyse de l'histoire simiohumaine
15 - Dernière heure : Claude Grégory, l'avenir d'un moine bouddhiste

***

1 - Introduction à une philosophie de la sottise 

Si l'intelligence prospective de Freud ne trouvait pas d'observateurs des virtualités dont cet iconoclaste-né est gravide, les générations à venir chercheraient en vain les lunettes appropriées à la perception des trajectoires de l'inconscient simiohumain sur l' astéroïde d'une raison semi animale.

Cette distinction renégate a été proférée par un hérétique décédé sous l'habit vert en 1946. Paul Valéry fut à la fois physicien, mathématicien, poète, prosateur et visionnaire politique. Il prit le risque de se demander jusque sous la coupole ce qu'il convient d'appeler la biographie d'un météorite; et il écrivit d'une plume académique que le biographe "compte les maîtresses, les chaussettes, les niaiseries de son sujet". Dans une biographie, ajoutait-il, on ne lit jamais que le récit minutieux de tout le fatras qu'un auteur a passé sa vie à combattre. Quelle illusion de croire que le journal de bord d'un chroniqueur expliquerait ce qu'un grand esprit a produit! Le mémorialiste entasse soigneusement un tas de broutilles et de brindilles qu'il dispose autour du soleil noir que ce mortel a mis au monde et qui livre une galaxie de la mémoire à la sotte distraction des millénaires.

L'auteur qui rendit aux Parques leur jeunesse est l'inventeur de la biographie transcendantale. Son personnage central se balade sous les traits d'un symbole: M. Teste a rédigé sa vie durant la biographie créatrice de Léonard de Vinci - mais jusque dans son éloge officiel de son prédécesseur au Quai Conti, vous trouverez la psychanalyse d'un promeneur de génie dans l'univers des livres dont le père était libraire - l'auteur de Thaïs. Question aux psychanalystes transcendantaux: "Comment le génie du fils métamorphose-t-il l'univers mental du père?" Il me plaît qu'il ait été faux-monnayeur, le père du Diogène dont la lanterne nous aide encore à distinguer les fausses pièces des vraies; il me plaît qu'il ait été un juif humilié sous les yeux son fils, le père du découvreur de la fausse monnaie de la conscience; il me plaît qu'il ait été fils de roi, l'Eveillé qui retira leur trône à tous les rois de la terre.

2 - Les biographes de l'intelligence 

Il ne suffit pas de souligner que la véritable biographie d'un grand homme est celle de l'accouchement de son univers, parce que l'œuvre devient un auteur dont la féconde descendance se risque à vivre sa vraie vie. Mais alors, il faut raconter en psychanalyste de l'humanité la postérité psychanalytique de Freud, il faut porter la vie posthume de ce mortel sur les fonts baptismaux de l'histoire cogitante de l'encéphale simiohumain. Si la biographie spirituelle des grands hommes est celle de l'esprit du monde, quelles sont les clés des biographies de ce type?

A ce compte, la véritable biographie de Socrate ne sera pas celle que nous devons à Xénophon, mais celle dans laquelle Platon nous raconte un destin d'une portée universelle. En quoi la surréalité d'une vie se révèlera-t-elle plus vraie que celle qui figure dans les Mémorables de l'auteur de l'Anabase? En ce qu'il s'agit de la biographie d'un préfigurateur de toute la philosophie du "Connais-toi" occidental, donc d'une biographie du cerveau bancal de l'humanité; et celle-là est tellement plus vraie que l'autre qu'on se demande si Freud n'occuperait pas sa véritable place dans une biographie platonicienne de l'infirmité cérébrale du genre humain. Dans ce cas, le miroir "hégélien" de la psychanalyse de l'esprit réfléchira-t-il le devenir de plus en plus réflexif d'une espèce d'évadés de la zoologie progressivement convertis aux cruautés de l'introspection, mais qui n'ont encore trouvé ni le bistouri, ni le scalpel appropriés à leur auto-vivisection et qui aiguisent tour à tour le couteau de tel ou tel chirurgien?

La notion de biographie à la fois anoblie et ensanglantée au sens valéryen et socratique du terme s'étendrait-elle à toute connaissance véritable des accoucheurs des songes sacrés, ces géniteurs des espérances et des fantasmagories les plus folles du simianthrope? Car enfin, nous n'allons pas raconter d'une plume de greffier les travaux et les jours du Bouddha, de Muhammad ou de Jésus-Christ, nous n'allons pas jouer aux notaires avec les acteurs et les vecteurs du "Connais-toi". Et pourtant, si la vraie biographie de Socrate est celle du premier découvreur d'une connaissance ironique de l'inconscient cérébral de l'humanité depuis vingt-cinq siècles, ce sera la notion même d'histoire de l'esprit qui y trouvera son tranchant, puisque le vrai Socrate ne sera pas celui qui but docilement la ciguë à Athènes en 398, mais le buveur d'un poison vengeur. Qu'en sera-t-il de la résurrection de la vie des signes et des signaux au cœur d'une histoire acérée de la pensée critique, qu'en sera-t-il des otages qui ont changé leur mort en une lanterne à jamais allumée, qu'en sera-t-il de la signalétique transcendantale du Diogène de la psychanalyse? En résumé, on demande quelle est la trajectoire du génie de Freud dans un univers des symboles si les symboles en marche sont les porteurs abyssaux d'un "Connais-toi" en devenir.

3 - La psychanalyse de la physique tridimensionnelle 

Quoi qu'il en soit, l'esquisse d'une dialectique des maïeuticiens de la conscience se révèle d'ores et déjà suffisamment anthropologique pour nous conduire à une interrogation plus accoucheuse encore de l'impensé de la science expérimentale, celle de poser à Freud la question, socratique et sauvage à souhait, de savoir à quelle date il faut situer l'apparition de la première civilisation capable d'entreprendre une exploration rationnelles de l'inconscient du simianthrope, donc de donner un sens à deux millénaires et demi de l'histoire du "Connais-toi" dévot de l'Europe. Si la conscience claire est pieuse de naissance, donc illusoire par nature et si le découpage chirurgical de l'empire du subconscient nous fournit les clés du défrichage et du décryptage des chimères dont notre espèce est malade, les philosophes ne s'attachent-ils pas depuis des siècles à dessiller les yeux d'un animal à demi aveugle, afin qu'il apprenne à porter un regard distancié sur les songeries dont il s'est fait un royaume, et d'abord sur celles dont ses devins, ses augures et ses théologiens s'alimentent? Mais si l'histoire véritable d'un "Connais-toi" occidental aux yeux crevés doit basculer tout entière dans une science vérifiable en laboratoire, les sorciers d'autrefois n'auront plus qu'à bien se tenir, parce que jamais encore la magie cérébralisée à laquelle se livrent les semi évadés de la zoologie n'avait été observée la règle et le compas à la main.

Mieux encore: s'il existait un empire abyssal de la candeur dont le territoire s'étendrait à l'infini sous la mince pellicule d'un univers illusoire par nature et si nos connaissances les plus assurées en apparence étaient donc trompeuses par définition, alors les Christophe Colomb du continent de l'inconscient auraient vocation de nous conduire à une psychanalyse des cléricatures naïves du langage dont la science expérimentale userait sans s'en douter. Du coup, l'incohérence interne dont souffrirait la raison sacerdotalisée en sous-main des modernes nous imposerait de mettre les verbes expliquer et comprendre en accusation et de les citer à comparaître devant le tribunal de Freud, parce que ces verbes-là, nous en avions fait l'enclume de l'intelligibilité en soi et évidente de la matière. Nous tromperions-nous au cœur même de toute notre physique mathématique encore naïvement adossée au temps et à l'espace euclidiens? Non seulement les Pythagore, les Aristote et les Ptolémée se seraient égarés, mais également Copernic, qui n'a pas changé les paramètres bibliques de la durée et de l'étendue du cosmos de son temps.

Du coup, les équations de la physique classique ne seraient rien de plus que des doublures calculées des mouvements aveugles de la matière, rien de plus que des copies simulées à l'école des nombres, rien de plus que des balances fictives et habilement retouchées pour une pesée chiffrée des comportements globalement constants, mais incompréhensibles de l'univers. Alors il nous faudrait conduire une psychanalyse encore infantile au plus profond des sciences de la nature; car nous ne rendons ces dernières approximativement exactes qu'à l'aide d'équations discrètement idéalisées. Ce serait seulement à ce prix que nous découvririons ce que cache la fausse précision même qui porte si fièrement sur le pavois les moules et les coquilles de notre raison schématisante. Quels décalques d'une intelligibilité de confection de l'univers de la matière! Car l'exactitude brandirait les banderoles et les oriflammes d'une signification astucieusement apprêtée sous les bannières fallacieuses du temps et de la vitesse anté-einsteiniennes.

Mais si le vrai Freud prenait le relais d'un "Connais-toi" socratique en devenir jusque dans les arcanes du vocabulaire scientifique simiohumain dont usait l'univers tridimensionnel de son temps, pourquoi personne n'ouvre-t-il toutes grandes les portes d'une postérité vivante à L'Avenir d'une illusion, alors que, depuis Darwin, nous savons que notre embryon d'encéphale est censé bénéficier d'une évolution globalement heuristique et même porter progressivement la lumière sur son inguérissable cécité?

4 - Ma visite à la princesse Marie Bonaparte 

Fort de ces inquiétudes juvéniles, je décidai de demander à la Princesse Marie Bonaparte de bien vouloir recevoir un néophyte de la psychanalyse angoissé par un géant encore incompris à ses yeux. Son Altesse royale était la personne la plus qualifiée pour tenter d'éclairer la sottise et l'ignorance d'un jeune homme de vingt-cinq ans ; non seulement elle avait traduit L'Avenir d'une illusion de son maître vénéré, mais elle avait fondé et finançait la Revue française de psychanalyse, ce qui en faisait l'autorité la plus incontestée de l'interprétation alors régnante dans le monde entier de l'œuvre du premier explorateur post kantien de l'entendement simiohumain.

Sa bienveillance m'a permis de lui expliquer tant bien que mal, mais tout à trac - les timides n'y vont pas par quatre chemins, ils vous franchissent leur Rubicon les yeux fermés - je lui expliquai, dis-je, avec une assurance empruntée que la physique classique avait construit une intelligibilité en soi des dromomanies de la matière et de tout l'univers calculable sur une métamorphose éhontée des répétitions aveugles du cosmos en une parole de la "raison expliquante" et qu'il était magique, comme les premiers nominalistes l'avaient compris, d'appliquer le verbe comprendre à une intelligibilité aveuglément projetée sur nos rendez-vous assurés et constants avec les "habitudes de la nature", donc sur des évènements prévisibles par définition et nécessairement profitables. Hume n'avait-il pas cent fois raison contre l'auteur de la Critique de la raison pure en ce que la causalité kantienne ne fait jamais que constater des régularités de comportement de l'inerte dont la fonction dans l'inconscient est de combler les attentes de nos sorciers de l'imperturbable, alors que le mutisme de l' "univers de la raison" n'est pas exorcisable pour un sou et que le vrai temple de l'intelligence ne saurait être celui des prêtres de nos idéalités mathématiques, mais celui des radiologues de nos prêtres calculateurs et des architectes aux oreilles bouchées de leur église des nombres.

5 - Les deux Freud 

En conséquence, je m'enhardis à demander, de surcroît et dans la foulée à l'illustre oracle freudien comment il fallait interpréter l'histoire oraculaire de la psychanalyse depuis près d'un demi siècle, puisqu'à l'égal de toutes les autres sciences expérimentales, Clio révèlera progressivement les potentialités seulement pressenties par le génie du premier découvreur de cette nouvelle discipline. Comment la science de l'inconscient faisait-elle ses premiers pas à ses yeux?

A ma grande surprise, la princesse me répondit, scandalisée, que la psychanalyse ne pouvait avoir une histoire, puisque ses découvertes étaient nécessairement des révélations définitives et immuables par nature. Mais Karen Horney avait déjà démontré que le complexe d'Œdipe n'existe aucunement dans les sociétés primitives et polygames, dans lesquelles la tribu a mis sur pied - et avec quelle sagesse - un rite initiatique appelé à couper le cordon ombilical virtuellement incestueux entre les mères et les jeunes mâles. Ceux-ci sont immergés dans un fleuve et censés noyés, afin de permettre aux génitrices de faire le deuil de leurs fils, lesquels ressuscitent aussitôt pour se trouver intronisés parmi les adultes et les guerriers. L'éradication précoce d'un complexe potentiel prouvait-il son enracinement dans la psycho biologie de notre espèce? Alors, la même princesse de l'inconscient qui venait de m'exposer une sorte de catéchèse de l'histoire d'une psychanalyse à recevoir au titre d'une doctrine m'a gentiment concédé qu'en réalité, le "vrai Freud" avait toujours défendu une conception strictement culturaliste et nullement biogénétique du complexe d'Œdipe.

Mais alors, comment distinguait-elle les deux Freud? Je ne l'ai compris que beaucoup plus tard. Car l'encéphale simiohumain est théologique d'instinct en ce qu'il rend ses savoirs spontanément dogmatiques. Il y a sacralisation instinctive de la parole d'un maître. A la suite de l'introduction de la physique d'Aristote dans la théologie chrétienne par saint Thomas d'Aquin au XIIe siècle, les esprits religieux de l'époque avaient aussitôt sacralisé, pétrifié et rendue oraculaire la physique de l'aréopagite, et cela sur le même modèle qu'ils avaient fossilisé la parole de leur prophète. Mais, dans le même temps, le simianthrope se plie non moins aisément aux leçons que lui assène l'expérience. Trente ans plus tard, Paul Veyne allait le démontrer avec humour. Les Dorzés, expliquait-il, croient que le léopard s'est converti au christianisme et que ce motif le fait jeûner tous les vendredis ; mais, ce jour-là, la tribu n'en veille pas moins à protéger ses troupeaux. Les théologiens thomistes mêlent la physique d'Aristote avec la doctrine de la transsubstantiation eucharistique comme la psychanalyse de l'époque confondait allègrement les deux Freud et les Dorzé les deux léopards.

6 - Karl Gustav Jung 

Je me suis donc dit à nouveau qu'il me fallait non point découvrir Freud à l'école du regard préconstruit que chaque époque porte nécessairement sur les hommes de génie de son temps, mais me mettre à l'écoute de ce que son œuvre enseigne du maïeuticien socratique qu'il est demeuré à lui-même sa vie durant. Comme les éditions du Seuil avaient lancé une collection dite des "Ecrivains par eux-mêmes", j'ai rédigé un essai sur Rabelais dans lequel j'ai tenté de regarder le monde avec les yeux de Rabelais, ce qui a paru fort insolent à l'époque - seul en ces temps reculés Raymond Queneau avait remarqué que le voyage initiatique de la flotte pantagruélique est calqué sur celui de l'Odyssée et que le héros d'Homère vogue d'une île à l'autre comme Pantagruel de l'île des Sirènes à celle des Lotophages et de celle de Circé à celle des Dipsodes.

Qu'était-ce donc qu'un "écrivain de toujours", comme disait la collection, si Rabelais était un Homère français et si l'oracle de la "dive bouteille" était socratique et chrétien? Quelle était la circumnavigation du génie de Freud si l'œuvre des grands hommes est à la fois un périple et une épopée? Car, entre temps, la pratique psychanalytique était entrée dans son histoire, donc dans son devenir permanent, à la manière dont la physique d'Aristote s'est éteinte pour se mettre perpétuellement à l'école de son devenir. Je décidai donc de demander un entretien à Karl Gustav Jung, parce que, dans mon Rabelais je décodais un même rêve à l'école de Freud, puis à celle du maître de Küsnacht.

7 - Un songe de Panurge 

Ce qui me paraissait décisif, c'était que Jung eut redonné aux songes leur nature symbolique et qu'il les eut diversifiés précisément à ce titre. C'est pourquoi tout Lacan s'inscrira, non point dans la postérité pansexualiste de Freud, mais de Jung, puisqu'il redonnera un statut symbolique au principe d'autorité. Mais si vous introduisez une symbolique dans la psychanalyse, impossible de ne pas introduire également une hiérarchie des valeurs, donc une éthique dans le décryptage de l'inconscient que charrient les symboles.

Exemple: Panurge entend se rendre aux Iles Ogygies, où Saturne est lié de belles chaînes d'or dedans une roche d'or. Mais Epistemon lui rétorque: C'est abus trop évident et fable trop fabuleuse. Je n'irai pas. Rabelais ridiculise Her Trippa qui prédit l'avenir par aéromantie, alphitomanie, lecanomantie, catopromantie, coscinomantie, alphitomantie, aleuromantie, astrogalomantie… Comment interpréter des songes placés sur une certaine échelle de l'éthique simiohumaine ? Panurge veut s'initier à une psychanalyse ascensionnelle: il restera à jeun, dit-il, parce que l'homme replet de viandes conçoit difficilement les choses spirituelles. Il existerait donc des songes bas et tout matériels et d'autres se hisseraient sur les hauteurs. Mais toutes les civilisations ne campent ni dans les mêmes plaines, ni sur les mêmes sommets.

Du coup, sur quelle balance pèserons-nous les rêves qui se voudraient inspirés et prophétiques? Certes, toute l'histoire de la psychanalyse se résume à un retour tâtonnant aux signes et aux signaux. Comment la science jungienne de l'inconscient interprèterait-elle le songe de Daniel, par exemple? Quant au décryptage du rêve de Panurge par Rabelais lui-même, c'est, point par point, celui que K.G. Jung en aurait donné s'il avait connu le géant gaulois. Souvenons-nous : le malheureux Panurge a rêvé qu'une jeune femme lui plantait des cornes; puis le songeur est transformé en tambourin et la jeune femme en chouette. Pantagruel déclare tout de go à son ami qu'il ne sera nullement métamorphosé en tambourin et que la belle ne se changera pas en chouette, mais qu'elle le battra comme un tambour de noces et qu'elle le volera, car les chouettes sont voleuses.

Quelle hiérarchie des valeurs faudra-t-il donc tenter d'introduire dans la psychanalyse freudienne? J'avais raconté dans mon Rabelais l'histoire de ce malade victime d'un cauchemar: Freud voulait lui faire avaler dans son sommeil un journal qu'il ne parvenait pas à digérer et qu'il vomissait obstinément. Le spécialiste du complexe d'Œdipe entendait démontrer au rêveur abasourdi qu'il vomissait son complexe d'Œdipe - ce qui prouve que Freud recourait évidemment au décryptage des symboles. Mais quelle était son herméneutique? Adler, qui assistait à la séance, déclara tout net que le malade vomissait symboliquement la psychanalyse que Freud voulait lui enfourner de force , mais qui lui restait sur l'estomac.

8 - La psychanalyse et la vérité 

L'auteur de L'homme à la découverte de son âme avait publié un petit essai dans lequel il observait que certains malades sont à expédier séance tenante à Adler, d'autres dare-dare à Freud et quelques-uns seulement à lui-même. Il est étrange, me disais-je, que les thérapies psychiques s'adaptent à la nature des malades qu'elles semblent concerner d'avance. Si les médecins du psychisme ne se réclament pas tous de la même science médicale, l'efficacité des remèdes de l'âme dépendra-t-elle de la philosophie des Hippocrate de la conscience qui les administreront? Et si la notion même de maladie appliquée à des déséquilibres psychiques demeurait flottante en diable, comment la philosophie se convertirait-elle jamais à enseigner une pastorale des âmes, comment se plierait-elle à introduire une raison lénifiante dans une psychanalyse asthénique et livrée à une pédagogie de la commisération? La morale de la vérité scientifique lui interdit de se montrer compatissante. Si la pitié prétend mettre la vérité à la torture, ce sera la science qu'elle rendra pitoyable. Le malade guéri à titre béatifique demeurera malade si sa pauvre boîte osseuse aura été seulement greffée avec succès sur la débilité de tels ou tels univers mentaux entre lesquels, hélas, les évadés de la zoologie se partagent. La philosophie guérit les cerveaux, non les âmes.

Mais voyez comme la guérison philosophique s'articule avec la guérison politique. L'univers soviétique avait-il raison de psychanalyser en toute bonne foi les rebelles à la vérité de l'orthodoxie marxiste? Si l'Eglise catholique du Moyen Age avait disposé de saints psychanalystes , elle aurait couché le plus dévotement du monde les hérétiques sur le divan des docteurs de la foi, et cela dans l'intention la plus pieuse du monde, celle d'assurer leur salut par la menace de les rôtir tout vifs aux enfers. Ce danger n'allait pas tarder à débarquer dans la psychanalyse, puisque depuis près de quarante ans, l'ethnopsychiatrie se fait une gloire de guérir les malades menacés de mort par la perte matérielle de leur grigri - il suffit, enseigne cette pseudo science, de le retrouver dans sa cachette. Les relations biaisées que la psychanalyse prétendra entretenir avec la rigueur de la pensée philosophique seront donc à jamais ridicules si les erreurs collectives les plus hilarantes auront voix au chapitre ou seront même autorisées à prendre le pas sur la vérité toute nue. Or, Jung s'opposait précisément à Freud en ce qu'il ne craignait pas, lui, de redonner la foi en Jahvé à une femme juive malade d'avoir perdu son idole.

9 - La psychanalyse de la France laïque 

Si la psychanalyse entend conquérir le statut d'une science, elle sera soumise au devoir absolu d'obéir à l'éthique qui définit tout savoir véritable. Comment Jung renonçait-il à faire passer la connaissance de la vérité toute nue avant toute autre considération politique ou morale, alors que, comme disait Socrate, la philosophie est l'expression du courage de l'intelligence et d'elle seule? Puisque l'ignorance peut guérir et la vérité rendre malade, toute médecine du psychisme rendra-t-elle à jamais irrationnelle la discipline des guérisseurs de l'inconscient? Pis que cela: s'il fallait redonner aux Grecs et aux Romains la foi en leurs dieux, quel psychanalyste averti que Julien l'Apostat, qui voyait l'empire romain crouler pour avoir perdu son Olympe, quel psychanalyste avisé qu'une République qui a cru pouvoir séparer l'Eglise de l'Etat sans expliquer ni à l'Eglise que Dieu n'a en rien à se mêler de la politique des peuples et des nations, ni aux enfants des écoles que seule la raison humaine pilote l'histoire du monde!

Mais pour cela, il faudrait que l'éducation nationale sût que l'ironie socratique est greffée sur la dialectique par l'étymologie elle-même: en grec, l'eirôneia signifie la feinte. L'ironie socratique fait semblant d'admettre l'opinion de l'adversaire afin de l'amener à des conclusions absurdes par le déroulement des conséquences logiques de son opinion. Si la psychanalyse de la laïcité devenait ironique, donc scientifique, elle démontrerait le ridicule de séparer l'Etat de la religion sans fonder ce divorce sur le raisonnement, ce qui, un siècle plus tard conduira la République à demander aux femmes musulmanes de découvrir leur visage dans la rue au nom des "valeurs de la République" et de se débrouiller comme elles le pourront avec la divinité qu' elles seront pourtant légitimées à conserver dans leur tête.

10 - Ma visite au patricien de Küsnacht 

Cette feinte digression était nécessaire pour donner tout son sens politique au débat sur les relations que la psychanalyse entretient avec la vérité scientifique. Jung m'a tout de suite parlé du grand Viennois en termes dévalorisants. Peut-être avait-il cru comprendre que la réfutation par Adler d'un rêve que Freud interprétait à partir du complexe d'Œdipe, comme il est rapporté ci-dessus, me conduirait fatalement à des analyses anthropologiques de la scolastique laïque et républicaine.

En effet, l'étude des raisonnements finalistes au sein de la science de l'inconscient ne peut conduire l'anthropologie critique qu'au constat suivant: le simianthrope raisonne rarement de travers en ce qu'il ferait fi des principes de la logique et qu'il s'embrouillerait par maladresse ou par faiblesse d'esprit dans la suite de ses syllogismes, mais, tout au contraire, en ce que son infirmité cérébrale détourne son attention de la vraie question et lui fait tirer des déductions impeccables et tirées au cordeau de prémisses erronées par définition et même grotesques. Exemple: si un Dieu créateur existe bel et bien, s'il est admis qu'il aurait eu un Fils unique d'une Vierge, s'il est tenu pour démontré qu'il éprouverait un besoin incoercible et légitime de se l'offrir tout sanglant sur ses offertoires, s'il est logique qu'il réclame à cor et à cri de ses fidèles le paiement d'une rançon intarissable qui lui est due en échange d'un salut sans prix, mais bien saignant, alors la scolastique de la rédemption trucidatoire développera une démonstration théologique d'une rigueur dialectique exemplaire.

De même, s'il est légitime de séparer l'Eglise et de l'Etat à partir du faux postulat selon lequel il ne sera nullement nécessaire d'éduquer les citoyens et de les informer des raisons philosophiques et scientifiques de cette décision, on se livrera à une scolastique de la laïcité fondée sur la décérébration des valeurs de la démocratie ; et un siècle plus tard, la raison et l'intelligence de la nation n'auront pas progressé d'un pouce, parce que l'intelligence moyenne de l'humanité n'a jamais avancé qu'à lui dessiller les yeux sur ses dieux.

11 - Esquisse d'une psychanalyse anthropologique des deux protestantismes 

Mais pourquoi, aux yeux de Jung, le grand Viennois n'était-il qu'une sorte de maître en scolastique et pourquoi, à ce titre, se trouvait-il relégué au rang d'un "marchand de tapis" qui tenterait de vendre le plus cher possible une dialectique de scolarque du complexe d'Œdipe? Le grand Zurichois m'a raconté qu'il avait fait cette pénible découverte au cours du premier voyage de Freud aux Etats-Unis, où il avait accompagné l'homme du complexe d'Œdipe. Le théologien protestant aurait-il été humilié par la grossièreté yankee ? L'Amérique ignore les comparses - elle n'honore que les vedettes. Mais surtout, à l'instar de Fichte, de Hegel, de Nietzsche, Jung était fils de pasteur jusqu'au bout des ongles, donc méfiant à l'égard de l'enseignement de l'inconscient dans une manière de Sorbonne de la psychanalyse pansexuelle du Freud guérisseur des névroses, mais non de l'auteur de Totem et Tabou ou de Malaise dans la civilisation.

Quelles relations la philosophie allemande entretient-elle avec la théologie protestante? On sait que la pensée moderne n'est née qu'à titre adventice de la raison cartésienne et que la dette de l'Europe de la pensée est bien plus conséquente à l'égard de l'esprit critique dont la Réforme luthérienne a néanmoins trop parcimonieusement confié la responsabilité à une intelligence simiohumaine à peine mise en marche. C'est pourquoi le protestantisme luthérien illustre une forme encore à peine démythifiée du christianisme et même fort timide en comparaison de l'audace, extraordinaire pour son époque, du calvinisme genevois, qui a osé éliminer d'un seul coup la répétition sans fin du meurtre sacré et censé rédempteur sur l'autel sanglant de la messe - ce qui, dans la foulée de l'esprit de logique de la France cartésienne partiellement retrouvée, a fait également rejeter à Genève le mythe matérialiste de la transsubstantiation eucharistique qui accompagne nécessairement la notion de "vrai et réel sacrifice", donc le refus du symbolisme sacrificiel dont témoigne l'Eglise catholique.

Aussi la liberté intellectuelle du protestant allemand est-elle demeurée strictement limitée à un évangélisme pour enfants de chœur, ce qui lui a interdit toute plongée anthropologique dans les profondeurs de l'alliance de l'immolation de l'autel avec les carnages militaires ou judiciaires dont l'histoire présente le spectacle.

Le Christ aux mains jointes censé avoir été retrouvé en toute candeur par le luthéranisme nourrit la croyance naïve des agneaux du ciel en une élection tellement séraphique qu'elle pré-sélectionnerait les justes de naissance à coup sûr et de toute éternité. Le luthérien demeure le prototype d'une sainteté flatteusement angélisée à titre chromosomique et qui passe toujours pour fort justement ciblée.

12 - Le corps et les symboles de la France 

On voit combien la spectrographie anthropologique des théologies conditionne toute connaissance rationnelle de la politique des valeurs au sein des démocraties laïques: on ne comprend rien au problème de la burqa si l'on ne se demande pas quel pont l'islam jette entre sa foi et les formes d'une prétendue substantification de l'esprit - donc entre sa spiritualité et la signalétique matérialisée d'une croyance. Aucun vrai musulman ne voit dans la burqa une substantification de la parole du Coran, alors que le chrétien croit que le Christ se trouve substantifié dans l'hostie et qu'il boirait le sang du prophète à pleines rasades, s'il était autorisé, à l'instar de son clergé, à communier "sous les deux espèces ".

Mais on voit également quelles sont les origines anthropologiques de la scolastique laïque: c'est parce que la République n'ose pas penser ses fondements spirituels qu'elle se trouve désarmée par sa scolastique des idéalités de la démocratie face à l'islam. Il est évident qu'une nation qui se réclame des droits de la raison, mais qui n'a pas de connaissance anthropologique, même au niveau universitaire, de la manière dont les mythes religieux articulent le symbolique avec des objets et les signes avec des matières ne se prive pas seulement d'une laïcité réfléchie, mais de toute véritable compréhension de l'histoire du monde, puisque la France née en 1789 tient à son tour dans ses mains les doubles rênes de ses symboles et de son corps.

13 - La psychanalyse et la vie mystique

Sur le fronton de sa villa, Jung avait fait graver en lettres majuscules l'inscription: VOCATUS ATQUE NON VOCATUS , DEUS ADERIT. (Invoqué ou non, le dieu sera là) Il y attachait une si grande importance qu'il m'a tout de suite demandé si j'en connaissais la provenance; car, pour lui, l'inconscient était l'oracle intérieur dont l'évolution construisait le sujet et le conduisait à son accomplissement spirituel. On sait que Jung voyait en outre dans l'alchimie la science qui matérialisait cette symbolique psychique - l'homme est appelé à se changer figurativement de plomb en or pur.

Mais le sens de cette inscription n'était pas vraiment religieux aux yeux des Anciens. Erasme s'en explique au tome II de ses œuvres complètes dans l'édition Le Clerc de 1712 -tome tout entier consacré aux vertigineux commentaires de six mille dictons, locutions proverbiales et proverbes - les célèbres Adages. On y lit que cet oracle lacédémonien était devenu une tournure latine d'usage courant. On en usait pour signifier des évènements qui se produisent fatalement tels la vieillesse, la mort ou le "châtiment des péchés". Erasme cite Horace et Térence à l'appui de ce sens. Mais Jung interprétait en théologien de l'âme protestante les rêves relatifs au sort inévitable des mortels.

C'est que tous les mystiques font de la "parole de Dieu" leur "pain du ciel". Selon saint Jean de la Croix, leur âme est appelée à se changer en "bûche incandescente", donc confusible à la divinité "en personne", de sorte que les ecclésiarques romains sont parvenus à retarder la canonisation du "roi des poètes espagnols" de plus de trois siècles, alors que Thérèse de Lisieux, madone des poilus de la première guerre mondiale, a bénéficié d'une canonisation sans doute précipitée par l'intercession du dieu Mars. Tel est également le sens mystique de la seconde inscription que l'oracle a fait graver sur sa tombe: PRIMUS HOMO DE TERRA, SECUNDUS DE CAELO (Le premier homme est terrestre, le second est céleste). C'est pourquoi Jung est également le premier psychanalyste des grandes âmes, donc de "l'ascension du Mont Carmel" des mystiques, qui ait tenté d'interpréter le Zarathoustra de Nietzsche à la lumière du décryptage de la logique interne qui commande les étapes, de livre en livre, d'un devenir spirituel; il s'agit de l'évangile de la sanctification progressive de l'esprit humain.

Mais Nietzsche est aussi un redoutable visiteur de l'abîme. Si Freud et Jung s'étaient accordés pour descendre ensemble aux enfers et pour en remonter côte à côte, peut-être ces Orphée de la psychanalyse transcendantale trouveraient-ils un certain père Bro sur leur chemin - ce moine athlétique que l'Eglise de France a laissé, dans son prêche de carême à Notre-Dame en 1949, proclamer à propos des camps de concentration nazis: "Si vous ne savez pas que chacun de vous est capable de ça, vous n'avez rien compris au christianisme". La même année, un dominicain défroqué, Michel Mourre se hissait à son tour sur la chaire de Notre-Dame de Paris pour y annoncer la mort de Dieu. Soixante ans plus tard, c'est les bras croisés et sans sourciller que le monde entier contemple le camp de concentration de Gaza, les tortures de Guantanamo, de Bagram, d'Abou Graib, parce que la psychanalyse de Freud et celle de Jung ont toutes deux refusé de descendre dans l'enfer de l'inconscient simiohumain. Mais leur biographie posthume a rendez-vous avec ce gouffre-là.

14 - La psychanalyse de l'histoire simiohumaine

Pourquoi la psychanalyse tout entière s'est-elle bien gardée d'entrer dans la cruelle postérité de Darwin? Pourquoi a-t-elle refusé de se demander ce qu'il y a d'animal dans une espèce censée en cours d'évasion de la zoologie, et cela par la voie, dite sanctificatrice, du meurtre répété d'un innocent sur ses autels? Pourquoi la psychanalyse anthropologique des théologies en est-elle aux balbutiements, alors que les cosmologies sacrées sont les clés ensanglantées de l'inconscient de la politique et de l'histoire? Ne pas coucher Dieu sur le divan, c'est refuser d'avance sa véritable postérité à Freud, mais également à Jung qui, le premier a écrit que le génocidaire du Déluge mériterait de passer en cour d'assises s'il était tenu pour un homme. Mais L'Avenir d'une illusion passe tout autant au large de l'exploration de l'inconscient semi animal de la politique et de l'histoire que la théologie de Jung, alors que le signifiant le plus universel et le plus impérieux, notre espèce l'appelle la Vérité et que la vérité simiohumaine se cache sous le parasol des valeurs pseudo morales qu'affichent nos civilisations.

Décidément la psychanalyse anthropologique du verbe comprendre est grosse de sacrilèges. Nous allons psychanalyser l'immoralité de Dieu. Cette idole pousse aussi naturellement que les champignons après la pluie dans l'encéphale d'une humanité auto-innocentée par le clouage d'un innocent sur une potence. Et pourtant, il serait absurde de reprocher à Freud d'avoir mis au jour l'inconscient encore rudimentaire qui sous-tend un pansexualisme automatisé par le complexe d'Oedipe. L'Europe de demain tentera de fonder une anthropologie en mesure d'informatiser l'échiquier de la politique et de l'histoire. Mais le logiciel de la raison transanimale est encore à trouver: nos deux explorateurs de l'abîme ne fréquentent encore qu'inconsciemment les secrets les plus dangereux de l'inconscient.

Soucieux de laisser le lecteur souffler un peu, je remets à dimanche prochain la suite de ce modeste voyage parmi les récifs dont l'océan de l'inconscient se révèle hérissé.

15 - Dernière heure : Claude Grégory, l'avenir d'un moine bouddhiste

J'avais achevé la rédaction du texte ci-dessus quand j'ai appris le décès de Claude Gregory, l'auteur de l'Encyclopedia Universalis. Il était moine bouddhiste, de l'école du Tchan, la seule dont la fidélité au génie de l'Eveillé ridiculise les moulins à prière du Tibet et toute la dérive dans le laxisme indien du premier spiritualiste de la mort de Dieu, donc du premier fécondateur du vide et de la nuit. La presse s'est bien gardée de consacrer à ce géant les nécrologies sérieusement informées que méritait sa vocation de précurseur de la critique anthropologique de l'idolâtrie simiohumaine qu'attend le XXIe siècle. L'usage officiel est d'ensevelir les morts sous des couronnes de fleurs fanées. Il s'agit de donner tout de suite le ton aux falsificateurs scolaires du véritable message des grands hommes. Ce sera pourtant par l'entremise de Claude Grégory que, depuis 1970, la France aura pris conscience de ce qu'une encyclopédie mène un combat d'estoc et de taille contre la déraison d'une civilisation entière et que les vrais guerriers du savoir accouchent d'un entendement appelé à éclairer les siècles suivants.

Dès 1972, Claude Grégory a cru devoir me faire l'immense honneur d'associer ma modeste réflexion à son destin de croisé de la raison de demain. A peine Science et Nescience avait-il paru qu'il m'a honoré de sa visite. Il s'était chargé d'un arc de grand prix. Si le bois en était précieux, me dit-il, c'est que le philosophe est un archer et que la pensée ressortit au "tir instinctif".

Puis, il n'a pas craint de me demander de rédiger des articles-pilotes - en tout premier lieu "Philosophie des sciences", puisque le cœur des civilisations est toujours leur philosophie de la raison, donc leur méthode d'accéder à la "vérité". Je me suis scrupuleusement exécuté. Je pensais qu'il allait reculer devant les conséquences éditoriales de son imprudence, puisque ce texte comporte quarante colonnes. Puis il m'a demandé de rédiger une réflexion anthropologique sur la notion d'identité psychique, puis celui sur la sagesse alors que la découverte de l'ADN avait déjà individualisé les spécimens de notre espèce que le XVIIIe siècle avait cru pouvoir universaliser à l'école de quelques idéalités rédemptrices. Du coup, il m'a également fallu rédiger les articles progrès, savoir et violence puis Rabelais afin de me permettre d'exposer ma réflexion sur la critique littéraire.

Claude Grégory ne pouvait mourir davantage en bouddhiste testimonial qu'à l'heure même où le centre de gravité de la politique de la planète a enfin définitivement basculé du côté des peuples dits émergents, ce qui signifie que le temps de l'autre émergence, celle des canons de l'Occident, commence de faire entendre les bouches à feu des déclins. Ce sera à l'abri des regards que ce grand homme aura pris un demi siècle d'avance sur son temps ; car il a compris le premier qu'une encyclopédie n'est pas un compendium de tous les savoirs reçus, mais une refondation de la problématique entière qui sous-tendait les connaissances les plus assurées en apparence. L'évolution des cerveaux que Diderot avait comprise à l'époque où la planète passait tumultueusement de la raison théologique à la raison opérationnelle exigeait une pesée nouvelle des ressources et des recettes de la science expérimentale : car les têtes piégées par une valorisation mythologisée et rendue oraculaire de l'opérationnel perdent en chemin rien de moins que le sujet de conscience - "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme", disait Rabelais. Pour retrouver ce qu'il est convenu d'appeler "l'esprit", il faut un décorticage anthropologique des armes de la raison classique, une critique anthropologique de la sacralisation occidentale des concepts, une autopsie anthropologique au scalpel de la glorification idéologique de l'abstrait, une dissection anthropologique au bistouri des "idées pures" élevées au rang d'idoles dans la postérité de Platon.

Claude Grégory avait si bien compris le scalpel et le bistouri du Bouddha qu'il avait remplacé, dès la première réédition, la phrase convenue de l'Introduction générale: "Sa composition [celle de l'Encyclopédie] est le fait des maîtres de l'Université, auxquels se sont joints nombre de leur collègues étrangers dont le concours nous honore A eux tous, ils s'efforcent de construire ce lieu d'intelligibilité que notre époque et notre langue pouvaient tenir pour souhaitable", par une tout autre: "Elle [l'encyclopédie] fait pressentir le non-savoir et, montrant comment l'interrogation précède toute raison, fait que nos sciences sont, sans exception, humaines; sans quoi elles ne seraient pas", ce qui donnait enfin à toute son entreprise jusqu'alors occultée l'élan et le plein air d'un combat qu'il se contentait encore de qualifier de transuniversitaire, mais en ce sens qu'à ses yeux le combat d'avant-garde de Diderot était demeuré seulement trans-ecclésial, alors que l'heure avait sonné de changer le "clergé" même de la connaissance dite rationnelle et le sacerdoce de la pensée critique : l'avenir s'ouvrait à une psychanalyse philosophique de la condition humaine.

Comme toutes les guerres, celle-ci a connu force péripéties: quand les financiers de l'époque ont tenté de retirer à Claude Grégory sa qualité d'auteur de l'Encyclopedia Universalis, il m'a fait le grand honneur de me demander s'il me serait possible de rédiger une réflexion philosophique de fond qui transcenderait son cas particulier, dont il n'avait cure, mais qui démontrerait aux juristes que ce n'était pas l'ensemble des rédacteurs de "l'Encyclopédie de Diderot" - même s'il fallait y compter Voltaire - qui pouvaient se prévaloir du titre collectif "d'auteurs" d'une œuvre en tant que telle et dans sa spécificité; car un seul homme en avait conçu le plan et la finalité, donc la portée et le sens aux yeux des siècles à venir. J'ai donc explicité à l'intention des juges qu'une vraie encyclopédie bouleverse la science historique et la politique; et j'ai démontré point par point ce qui faisait de Claude Grégory l'auteur et l'inventeur de l'Encyclopedia Universalis.

Naturellement, seule la chance a permis que je ne me fusse adressé ni à Bridoison, ni à Grippeminaud, ni à Raminagrobis: le tribunal de Paris était alors présidé par un grand magistrat, Mme Rozès, qui rappelait, même en public, que l'un des principaux privilèges de Paris est de fonder une jurisprudence mondiale des droits de l'esprit, donc une philosophie de la création, ce qui est la clé des civilisations en marche et d'elles seules.

Les nécrologies sont ingrates, mais ils sont éphémères à leur tour, les reflets de l'indifférence dont toutes les époques témoignent à l'égard de l'essentiel. Le temps de la mémoire est lent et paresseux, mais cette ouvrière n'a pas à se presser, elle tient le boulier des siècles entre ses mains.

La postérité accordera une place centrale à l'Hermès qui aura vivifié la croisée des chemins entre le passé et l'avenir de l'intelligence. Je me demande même si ma timide réflexion sur Freud de dimanche prochain ne fera pas quelque peu entendre le pas du Claude Grégory de demain.

Le 23 mai 2010

VISITER le site officiel du Philosophe Manuel de DIEGUEZ:

http://www.dieguez-philosophe.com

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