Tribunes de Philosophes

"Discours d'outre-tombe sur l'islam" par le philosophe Manuel de DIEGUEZ, un des plus grands philosophes contemporains

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[Gravure : la fête de l'Etre Suprême au Champs de Mars (8 juin 1794)]

"Un orateur de 1797 s'adresse à l'Assemblée Nationale de la Ve République"

Le 18 avril, j'ai exposé, entre autres, les apories anthropologiques sur lesquelles le mythe de la Trinité s'est construit depuis saint Anselme.

La rédemption par l'assassinat, A propos de René Girard: Un allumé qui se prend pour un phare, par René Pommier , Ed. Kimé, 2010, 18 avril 2010

Le texte qui suit est plus terrestre; mais, par bonheur, la querelle sur la burqa nous conduit au cœur d'une autre trinité, celle dont la Révolution a fait la devise de la République. Je n'ai fait que transcrire ce qu'un député de 1797 qui aurait lu Nietzsche, Darwin, Freud et Einstein dans le royaume des morts dirait à ses collègues, s'il revenait rappeler ses racines à la France. Les orateurs de la Convention et du Directoire prendront-ils la parole dans l'enceinte de l'Assemblée Nationale afin de faire débarquer l'islam véritable dans le débat politique d'aujourd'hui?

 1 - L'islam et la résurrection des orateurs de la Liberté
 2 - Quelle est la dignité de la femme française? 
 3 - La vocation spirituelle de la République de la raison
 4 - La voix des Sirènes
 5 - De l'évolution du contenu des lois
 6 - Le retard scientifique de la laïcité française 
 7 - Le retard philosophique de l'éducation nationale
 8 - L'islam et la France
 9 - Le nouveau échiquier de la raison 
 10 - L'âme de la raison
 11 - La France et Allah 
 12 - Les richesses spirituelles de l'Islam français
 13 - La cruauté du scalpel de la raison et l'autel de " Sainte Guillotine "
 14 - Le Dieu des assassins

1 - L'islam et la résurrection des orateurs de la Liberté

J'entends un doux murmure monter des bancs de cette Assemblée, j'entends la brise des retrouvailles de la nation avec son âme et son souffle, je vois renaître dans vos rangs l'espérance d'une écoute longtemps oubliée, celle de la Justice et du Droit, je vois monter comme un soleil l'audace retrouvée de la Convention et du Directoire. Représentants du peuple de France, il n'est pas de République mieux enracinée dans la souveraineté de ses citoyens que celle dans laquelle l'éloquence parlementaire se veut le fleuron de la Démocratie, tellement, depuis vingt-cinq siècles, la Liberté a toujours emprunté la voix de ses orateurs. Souvenez-vous du 26 Messidor de l'an V: ce jour-là Royer-Collard achevait son discours sur la police des cultes par un rappel à double tranchant, celui de l'apostrophe de Danton, l'illustre décapité sous la Terreur. Ecoutez-le saluer votre esprit de justice avec des mots à demi effacés de la mémoire de la France, écoutez l'âme qui l'inspirait ; car c'est à vos oreilles que ses paroles d'hier s'adressent aujourd'hui : "Représentants du peuple, disait-il, aux cris féroces de la démagogie qui invoquait l'audace, et puis l'audace et encore l'audace, vous répondrez par le cri consolateur et victorieux qui retentira dans toute la France : la justice, et puis la justice et encore la justice".

Votre tour est venu de faire entendre l'audace de la France de la justice, celle d'un esprit des lois rénové et d'un culte régénéré du droit public auxquels ce siècle appelle la nation. En vérité, la question à laquelle vous aurez à répondre est la plus difficile de la science politique, celle de savoir s'il est légitime de fonder les Etats sur l'esprit de justice de l'humanité. Car telle est la portée du débat sur la liberté religieuse qu'a soulevé devant le peuple souverain un gouvernement désireux d'interdire désormais au sexe faible de tout âge et de toute origine de se cacher le visage et le corps sous un vêtement noir. Cette prescription n'est pas dictée à la France par la liberté de séduire que le don Juan de Molière exigerait d'une République de charmeurs, mais au détriment du culte musulman, qui autorise les femmes désireuses de se mettre hors de portée des libertins à s'affubler d'une tenue repoussante et de nature à glacer le sang des audacieux. Cet épouvantail, la langue arabe l'appelle le niqab ou la burqa.

2 - Quelle est la dignité de la femme française?

Pourquoi êtes-vous appelés à décourager galanterie française? Parce que la question posée sur tout le territoire national est rien de moins que de préciser la nature théologique ou civile de la dignité de la femme de chez nous. Quel est l'objet sur lequel l' honneur féminin doit porter? Faut-il lui loger une divinité dans la tête? Faut-il la contraindre à afficher des signes extérieurs soit de sa chasteté, soit de la disponibilité de ses appas, ou bien faut-il éduquer l'Eve moderne à l'école des sciences et de la philosophie, au risque de nous voir damer le pion dans nos assemblées et jusque dans nos académies? Laisserons-nous Aphrodite rivaliser avec nos écrivains, nos physiciens, nos chimistes, nos astronomes ? Décidément, il n'est pas à craindre que vos délibérations étalent aux yeux de tout l'univers la médiocrité et même l'insignifiance dans lesquelles la République est tombée sous ce gouvernement, et cela deux siècles seulement après le discours fameux de Royer-Collard du 26 thermidor 1797 et celui du 29 prairial de l'an V de Camille Jordan.

Ce dernier était monté à cette tribune afin de vous rendre compte des conclusions de la commission sur la liberté des cultes qu'il avait présidée et dont il avait dirigé les travaux tantôt avec douceur, tantôt d'une main de fer selon que les questions posées à la République étaient graves ou futiles. A votre tour, vous élèverez le débat au-dessus de la raison politique en bas âge dont s'inspire la République acéphale que beaucoup d'entre vous combattent avec tant de courage; et vous vous demanderez en tout premier lieu ce qu'il est advenu du cerveau de la religion catholique deux cent treize ans seulement après Camille Jordan et Pierre-Paul Royer-Collard. A-t-elle perdu la tête ou gagné en esprit pour avoir égaré la soutane en chemin? Pense-t-on mieux le corps à l'air ou encapuchonné des pieds à la tête? A quelles difficultés et à quelles fécondités nouvelles de l'âme et de l'esprit de la France la République est-elle appelée à faire face en raison de l'ascension de l'islam à l'air libre ou enturbanné sur le territoire de notre nation et dans toute l'Europe du début du IIIe millénaire?

3 - La vocation spirituelle de la République de la raison

Mais il y a plus sérieux encore. Vous devez vous demander ce qu'il adviendra des relations que l'esprit de justice de la nation entretiendra avec la liberté de la pensée rationnelle née du XVIIIe siècle et dont la Révolution entendait féconder l'héritage. Y a-t-elle échoué ou réussi à demi? Pour l'apprendre, demandez-vous quels sont les droits de la recherche anthropologique de demain, demandez-vous ce qu'il adviendra de la réflexion révolutionnaire sur la condition simiohumaine qui s'amorce au sein de nos sciences dites "de l'homme", mais qui sont demeurées si timides et sur lesquelles l'éducation nationale a pris tant de retard. En un mot, quelle est votre politique de la raison du monde et qu'adviendra-t-il du destin cérébral de notre espèce dans une civilisation qui ne saurait ni retourner aux balivernes des cosmologies mythiques de nos ancêtres, ni conjurer le nihilisme si la France devait échouer à nourrir l'ascension spirituelle et le souffle des grandes âmes. Car le génie de la France fécondait le pacte pascalien de l'angoisse avec la foi, de l'épouvante sacrée avec le silence de l'immensité, de l'alliance de l'espérance avec la connaissance rationnelle de l'univers, du traité que la science de l'époque croyait avoir conclue avec les moissons futures de l'intelligence.

Loin de vous la tentation de cacher à la République de la raison le tragique de la question de civilisation qui vous est posée ; loin de vous la tentation de soustraire aux regards d'une démocratie de la pensée le spectacle qui s'offre à la raison et à l'esprit de justice qui vous inspirent. Vous refuserez d'abaisser le débat auquel l'intelligence de la France vous appelle, vous ne convierez pas les Bridoison et les Diafoirus à débiter les rengaines d'une scolastique de la démocratie. A l'instar des orateurs de la Révolution, qui se sont bien davantage colletés avec le roi du ciel qu'avec le roi de France, vous voici appelés à en découdre dans l'arène de la République avec le ciel de demain. Si la tragédie politique qui s'annonce devait affaiblir la vaillance et l'intelligence de quelques-uns d'entre vous, nous savons tous que la France de la lucidité demeurera majoritaire dans cette assemblée et que vous ne quitterez pas les planches où l'histoire s'apprête à jouer les Eschyle et les Shakespeare de votre siècle.

4 - La voix des Sirènes

Certes, elles se pressent en grand nombre aux portes du temple de la Liberté, les voix tentées par les dérobades que la peur peut inspirer au législateur. Mais notre siècle n'est pas encore tombé dans une ignorance ou une méconnaissance telles de la nature même des religions et des critères qui en cernent la définition que nous aurions oublié de nous mettre à l'écoute des corps de doctrine que l'ambition de leurs docteurs expose aux regards du public et qui fonde leur prétention multiséculaire à des connaissance qu'elles veulent avoir reçues du ciel. Nous gardons tous en mémoire que les cosmologies mythiques fondent leurs faux savoirs sur des dogmes reçus tout d'une pièce des mains d'une divinité. Mais, à ce titre, l'étoffe de la burqa n'est pas davantage liée à la profession de foi des docteurs de l'islam que les ex-votos des chrétiens ou leurs prie-Dieu ne sont des objets sacrés par nature et ne font l'objet d'un culte en tant que tels. Aucune matière n'est sainte, serait-elle de l'or pur - la burqa et la croix, le niqab et les ciboires, les barbes et les cierges ne sont que des signes extérieurs d'une croyance dont les manières d'en user et de les manifester demeurent multiples et non contraignantes.

Mais, dira-t-on pour autant que les agenouillements et les prosternations ne sont pas l'expression de la foi chrétienne sous prétexte qu'il n'en est question ni dans les évangiles, ni dans les manuels de droit canon les plus sévères, ni dans les plus graves traités de théologie, ni dans les raisonnements les plus serrés et les mieux cadencés de l'éloquence de la chaire? Délaissez ces broutilles sacrées; elles n'ont que faire avec la réflexion de fond sur les cloches qui sonnent dans les têtes. Elles ne visent qu'à substituer des billevesées cléricales à la question de la solidité et de la fragilité de la boîte osseuse des fuyards de la nuit animale. N'escamotez pas la question de l'âme et de l'esprit de la France, ne brandissez pas les frivolités des juristes d'Allah ou des docteurs d'une scolastique de la République.

5 - De l'évolution du contenu des lois 

Représentants de la nation, il vous appartient de peser le sens exact des mots dont les premiers législateurs du peuple souverain ont usé, de préciser ce que les siècles ultérieurs font dire aux lois promulguées dans les temps anciens, de mesurer l'évolution que les temps nouveaux ont imposée à l'interprétation du contenu moral et scientifique des corps juridiques hérités du passé et de comprendre les causes et les conséquences des métamorphoses récentes de leur sens et de leur portée, afin de faire débarquer parmi les Cujas et les Bartole d'aujourd'hui les progrès continus des savoirs et les mutations de l'esprit public.

En 1797, la Constitution disait en son article 354: "Nul ne peut être empêché d'exercer, en se conformant aux lois, le culte qu'il a choisi. - Nul ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d'un culte. La République n'en reconnaît et n'en salarie aucun." Que signifie le "choix" d'un culte, que signifie "reconnaître", que signifiait le verbe salarier sous la plume du législateur bourgeois de 1797?

Vous savez que Napoléon 1er, Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe et Napoléon III ont tenté de modifier le sens des termes de cet article, mais que sa première rédaction a néanmoins été intégralement reprise par la Constitution de 1871. Et pourtant, combien ce texte de loi se révèle flou aujourd'hui! En 1797, l'expression "se conformer aux lois", signifiait que la foi catholique était dominante et que, par conséquent, il était bien impossible au législateur de ne pas accorder un monopole à l'alliance que la politique conclut avec les religions depuis le paléolithique, puisque les croyances sacrées expriment l'essentiel du politique, celle de savoir qui est le maître, quels ordres il nous donne et comment lui obéir.

Ecoutez Royer-Collard: "C'est de la législation américaine que nous avons emprunté la plupart de nos maximes, sans prévoir peut-être assez la prodigieuse différence de l'application qu'elles subissent parmi nous. Là, une multitude de sectes éparses sur un vaste territoire s'entremêle en quelque sorte dans chaque cité et jusque dans le sein des familles. Ici, trois religions à peine se partagent une population de vingt-six millions d'hommes ; et, dans ce partage excessivement inégal, la religion catholique rallie sous ses antiques bannières les sept huitièmes des Français."

Dans cet esprit, Royer-Collard alliait encore la lucidité politique la plus réaliste à la foi révolutionnaire la plus ardente: "Représentants du peuple, entre tous les moyens d'action et de salut que vous a confié sa volonté souveraine [celle du peuple], c'est à la justice que vous accorderez sa préférence. Gardiens de l'ordre social, c'est la justice que vous placerez entre les intérêts discords [discordants] et les passions rivales; hommes d'Etat, vous vous emparerez encore de la justice, comme du plus profond des artifices et de la plus savante des combinaisons politiques." [C'est moi qui souligne]

Que dit encore le Machiavel républicain de l'esprit de justice de la France? "La destruction du catholicisme ne pourrait s'opérer que de deux manières : ou par l'anéantissement de tout principe religieux, ou par l'établissement d'une nouvelle religion, qui deviendrait aussi la religion de la majorité. [C'est moi qui souligne] Or, ce n'est pas trois ans après le 9 thermidor, c'est-à-dire trois ans après l'affranchissement de la raison humaine [C'est moi qui souligne], qu'il est besoin de prouver que l'anéantissement de tout principe religieux serait l'anéantissement de l'ordre social. "

En 1797, la notion de "conformité aux lois" exprimait encore l'intérêt politique bien compris et sur le long terme d'une République immergée dans la foi catholique. Mais quelle modernité, déjà, dans le rappel des besoins anciens et pérennes des peuples auxquels la religion était chargée de répondre: "Ce n'est pas à des législateurs éclairés qu'il est besoin de redire que jamais, non jamais, ils [les philosophes] ne donneront le change au plus impérieux besoin de la multitude, le besoin de croire [C'est moi qui souligne], le besoin de s'élancer dans l'avenir, le besoin d'étendre ses espérances et ses craintes au-delà des bornes du monde physique et de la vie humaine".

6 - Le retard scientifique de la laïcité française

Qu'en est-il aujourd'hui des besoins religieux de l'humanité? Quelles modifications les nouveaux rapports des forces entre la foi et les progrès de la science et de la pensée ont-ils imposé aux Etats modernes? Deux siècles seulement ont passé; et pourtant ce court laps de temps a suffi à changer la nature même des religions, tant aux yeux des sciences dites "humaines" que du législateur d'aujourd'hui, tellement il est devenu irrationnel de soutenir que les religions seraient "choisies" par leurs fidèles, comme il est dit avec une candeur désarmante dans l'art. 354 de la Constitution de 1792. Car depuis les encyclopédistes, toute l'intelligentsia européenne d'avant-garde savait que les croyances sont un phénomène collectif par nature et qu'à ce titre elles sont nécessairement inculquées aux enfants par leurs aînés, lesquels les ont toujours reçues du groupe à leur tour, et cela non seulement de génération en génération, mais de siècle en siècle.

Mais si aucune religion n'est réfléchie par l'individu, si toutes sont vigoureusement ou doucement implantées par le pouvoir parental dans les consciences en bas âge, ce sera toujours et nécessairement par la force des choses qu'elles deviendront constitutives de l'identité intellectuelle et morale de l'adulte et de son groupe d'appartenance ; et si un enfant protestant reçoit d'autorité la vérité religieuse de la bouche des pasteurs de Luther et de Calvin et un enfant catholique de la bouche des prêtres romains, l'éducation nationale aura introduit dans le monde la révolution la plus extraordinaire, celle de laisser à chaque génération devenue adulte le soin, si elle n'en a pas perdu la capacité, de gérer à son propre compte le capital catéchétique enraciné dans des têtes sans défense par les premiers éducateurs de l'âge tendre. La pesée ultérieure des dogmes et des doctrines religieuses souverainement enracinés par des tiers médiateurs et trompeurs se trouvera donc strictement conditionnée par le degré de rigueur et de pénétration de l'esprit critique que l'enseignement des Etats laïcs aura tardivement dispensé aux générations nouvelles. Mais l'éducation nationale européenne ne reçoit jamais que des sujets préfaçonnés sept ans durant et à leur corps défendant par les officiants parentaux d'un culte.

C'est pourquoi la Première République n'était pas en mesure de répondre au vœu de Voltaire, qui demandait que l'on apprît à "penser par soi-même". Le résultat vous le connaissez tous : un siècle et demi après la parution de L'Evolution des espèces de Darwin et quatre-vingt trois ans après celle de L'Avenir de l'illusion de Freud, la loi de 1797, reprise par la IIIe République après quatre retours précipités aux trônes et aux autels, se trouve désormais aussi éloignée de l'anthropologie scientifique du XXIe siècle et de la physique à quatre dimensions que l'Eglise du XVIe siècle se voulait l'ennemie de l'astronomie de Copernic et celle du XVIIe siècle des découvertes de Galilée.

7 - Le retard philosophique de l'éducation nationale 

Mais si le législateur du XXIe siècle ne peut plus prétendre que les cultes seraient librement "choisis" par leurs fidèles - et cela au nom d'une autonomie illusoire des consciences et des volontés qui leur aurait été accordée par un décret de la providence ou par une loi de la République - faut-il donc que vous en reveniez aux philosophes du XVIIIe siècle, les d'Holbach ou les Helvetius? Vous savez que, pour le premier, la distinction entre la justice et la bonté du souverain ressortissait à l'analyse politique de l'intérêt général des Etats. Un roi juste était celui qui appliquait la peine de mort à bon escient et non celui qui, par bonté d'âme, "détachait un criminel de ses fers" et provoquait "la mort de cinquante hommes".

Quant au baron d'Holbach, écoutez ce passage de son Système de la nature: "En un mot, les hommes, soit par paresse, soit par crainte ayant renoncé au témoignage de leurs sens, n'ont plus été guidés dans toutes leurs actions et leurs entreprises que par l'imagination, l'enthousiasme, l'habitude, le préjugé et surtout par l'autorité, qui sut profiter de leur ignorance pour les tromper. Des systèmes imaginaires prirent la place de l'expérience, de la réflexion, de la raison : des âmes ébranlées par la terreur et enivrées du merveilleux ou engourdies par la paresse et guidées par la crédulité que produit l'inexpérience se créèrent des opinions ridicules ou adoptèrent sans examen toutes les chimères dont on voulut les repaître."

Représentants du peuple, voyez comme la question de la liberté des cultes a changé de nature ! Le peuple français n'est plus jeté en pâture aux croyances, mais, en contrepartie, le voici privé de connaissances réconfortantes sur l'origine et la finalité de l'univers, le voici jeté dans le vide et le silence de l'immensité, le voici privé de la connaissance scientifique de l'espace et du temps eux-mêmes dont bénéficiait l'ignorance de ses ancêtres.

Quelles sont aujourd'hui votre responsabilité et votre impuissance de législateurs, d'éducateurs et de guides de la France? Voyez à nouveau combien votre siècle s'est éloigné de l'an V de la République. En ce temps-là, des hypothèses puériles faisaient trembler le pays. On s'était accoutumé, comme le lui disait déjà Royer-Collard, à regarder comme sacrées des absurdités qu'il n'était pas permis de contester ou d'en douter un seul instant. L'ignorance n'était pas seulement la mère des chimères les plus folles, l'ignorance n'était pas seulement le refuge de la crédulité, de la fainéantise et de la peur : l'ignorance faisait le ciment même de la société. Ecoutez d'Holbach fustiger la puissance des rites, des règles et des coutumes : "C'est l'habitude qui engendre le respect scrupuleux pour l'antiquité et pour les interprétations les plus insensées de leurs pères". De là, "les craintes qui les saisissent quand on leur propose les changements les plus avantageux ou les tentatives les plus probables. Voilà pourquoi nous voyons les nations languir dans une honteuse léthargie, gémir sous des abus transmis de siècle en siècle et frémir de l'idée même de ce qui pourrait remédier à leurs maux."

8 - L'islam et la France

Mais quel abîme entre l'islam d'aujourd'hui et le christianisme de l'époque! La religion de Mohammad est parmi les moins obscurantistes de toutes, ne serait-ce que parce qu'elle est la plus tardive et qu'elle savait déjà qu'Allah n'est en rien appelé à se mêler d'astronomie ou de physique. Vous n'y trouverez aucune des grandes constructions de la scolastique du Moyen Age, aucune règlementation pointilleuse du royaume du ciel et de celui des empires infernaux. Le musulman est soumis à des Etats eux-mêmes ritualisés par une religion fondée sur l'obéissance aux pouvoirs établis et empreints d'un culte de la fatalité divine qui leur interdit à leur tour d'enseigner l'insurrection et la révolte à leur population. La fatalité, c'est la loi, la fatalité est à l'écoute d'Allah , l'histoire tout entière n'est que l'écho du destin du monde.

Royer-Collard n'était pas le seul orateur de la Révolution à insister sur l'évidence que l'esprit de soumission est commun à toutes les religions : la catholique, s'écriait-il, a beau se montrer "ennemie des raisonnements humains, elle appuie l'obéissance non sur des doctrines contestées, mais sur des décrets de la Providence qui préside à la destinée des empires." Vous n'avez donc rien à craindre d'un esprit de rébellion et d'insurrection dont l'islam serait gros, puisque tous les dieux, même ceux qui banquetaient sur l'Olympe, s'accordent à légitimer leur propre volonté, tellement ils obéissent en retour aux Etats qui ont bien voulu adopter leur cosmologie.

Mais voyez combien vous n'êtes pas à la fête pour autant: Royer-Collard pouvait encore se permettre d'insister sur les services que l'Etat et la religion se rendent l'un à l'autre . "Vous reconnaîtrez la nécessité, disait-il, de consolider la liberté religieuse , afin qu'elle consolide à son tour le gouvernement qui l'aura protégée. Vous reconnaîtrez la nécessité de l'appuyer sur des bases inébranlables, afin qu'elle rende à vous-mêmes l'appui que vous lui aurez prêté." [C'est moi qui souligne] En ce temps-là, les décrets de la providence étaient encore tenus pour si évidents et s'étalaient si bien à tous les regards que l'orateur pouvait s'écrier: "Législateurs de la France et non de l'univers, vous détournerez vos regards des hauteurs de la spéculation et vous les abaisserez sur ce qui vous environne. Législateurs positifs de la police des cultes qui existent, et non de la police abstraite des cultes qui n'existent pas, vous ne dédaignerez pas de vous informer de ce qui est et de recueillir les faits qui peuvent éclairer vos délibérations. [C'est moi qui souligne]"

Les "faits" parlaient encore si haut et si fort qu'on pouvait vous dire: "Représentants du peuple, dans la nécessité de l'alternance que j'ai présentée, si c'est la plus insensée comme la plus coupable des espérances que celle de détruire une religion généralement et depuis longtemps adoptée par le peuple, il est évident que le gouvernement qui s'obstinerait à la proscrire courrait le risque d'en être lui-même détruit, sinon par la violence insurrectionnelle, au moins par l'effet plus lent, mais plus sûr, des mécontentements populaires." Mais que sont devenues les "bases inébranlables" qui fondaient la vie politique sur la religion et réciproquement?

9 - Le nouvel échiquier de la raison

Voyez, vous n'avez plus à combattre ni le catholicisme, ni l'islam sur le front de la foi et de la doctrine de ces deux religions, mais seulement parce que le danger nouveau qui vous menace est devenu plus redoutable que celui d'hier. Quel est l'échiquier sur lequel vous avez désormais à répondre d'une situation sans exemple et que vous n'apprendrez à regarder en face que si vous élevez votre courage à la considération des derniers fondements de l'Etat et de la politique? Car dites-vous bien que nous ne sommes plus régis ni par la loi de 1797, ni par celle de 1871, mais par celle de 1905 , qui, certes, n'a porté atteinte en rien, dit-elle, à la liberté des cultes, mais qui a entraîné des conséquences politiques et sociales infinies pour avoir séparé l'Eglise de l'Etat sans qu'en contrepartie la France de la pensée se fût engagée dans une réflexion rationnelle en profondeur sur les religions dont la postérité des Diderot et des Voltaire attendait précisément d'une République de la raison qu'elle en récoltât les moissons. Car, à partir de 1958, vous avez contraint l'Eglise catholique non seulement à confier son enseignement à des pédagogues formés dans les écoles de la raison et de la lucidité, mais à ne faire usage que de manuels scolaires rédigés par des esprits pénétrés des convictions de l'esprit de raison que la République et la démocratie véhiculaient depuis le XVIIIe siècle.

Mais pourquoi, encore une fois, avez-vous immolé toute réflexion anthropologique sur la notion même de raison dans vos prétendues "écoles de la raison", pourquoi avez-vous privé la raison de sa vocation naturelle de faire progresser sans fin la raison, pourquoi avez-vous pris autant de retard sur la raison et la science de demain que la religion catholique d'autrefois sur Copernic ou Darwin?

Prenez garde: si vous renonciez à la fois à l'enseignement des religions et à celui de la raison scientifique de demain, vous ne ferez qu'ajouter l'obscurantisme républicain à l'obscurantisme théologique d'autrefois. Savez-vous que, depuis plus de deux siècles - au moins depuis Hume et Kant - la raison du monde court vers le tragique ? Allez-vous enfanter une raison aussi catéchétique que celle des Eglises ou bien profiterez-vous de l'affaiblissement politique des religions dont votre siècle fait bénéficier la pensée sur la planète pour redonner à la République sa vocation originelle d'éducatrice et de formatrice de l'intelligence de la France?

10 - L'âme de la raison

Si vous pensez que l'heure n'est plus de folâtrer, si vous pensez que l'heure a sonné de guider les peuples vers l'âge adulte, si vous croyez que l'heure de vos horloges vous demande de dire aux Français que la raison est la route de la solitude, si vous êtes convaincus que les cadrans de Clio ne distribuent pas de sucreries, si vous avez quitté l'âge folichon pour une humanité mûrie, vous devez savoir que notre espèce se trouve larguée dans un cosmos sans limites où seuls le silence et la nuit lui servent d'interlocuteurs et que ces interlocuteurs-là sont plus muets encore que les aiguilles de vos breloques. Mais si vous voulez changer le tic tac de votre semi raison en un nouvel évangile pour les ignorants et les sots, alors prenez conscience de ce que vous vous trouvez à la croisée des chemins du tragique de l'Histoire du monde où l'avenir dépendra de votre science de l'âme même de la raison et de la pensée dont vous aurez été les premiers accoucheurs.

Car seule une intelligence plus profonde que la vôtre vous conduira à la connaissance des relations toujours meurtrières que les mythes sacrés entretiennent avec la politique. Mais vous n'avez pas encore appris à connaître les secrets de l'assassin divin dont Robespierre vous a fourni les clés. Et pourtant, c'est à ce tueur évangélique que vous devez la découverte de ce que les relations étroites que son Etre Suprême entretenait avec la guillotine étaient construites sur le même modèle que le Dieu des chrétiens dont les tortures infernales alourdissent les mains du sceptre de ses châtiments éternels.

J'y reviendrai. Mais pour l'instant, voyez combien la vocation spirituelle de la République naît de la plongée du scalpel de la raison de demain dans les entrailles de la politique et de l'histoire conjointes de Dieu et de sa "créature", voyez combien la vocation de la Liberté née des échafauds vous contraindra à armer la France de demain du message spirituel de la laïcité que les Eglises ont clouée sur leurs potences.

Comment votre raison conquerrait-elle un jour le rang d'éducatrice de la France et de l'humanité si elle n'enseignait ni la Justice, ni le droit, ni la morale ? Représentants du peuple, votre raison n'a pas de catéchèse de la Fraternité, votre raison n'est pas ascensionnelle, votre raison ruine l'enseignement des élévations de la raison, votre raison ne conduit les nouvelles générations qu'au nihilisme.

Quand je vois cent mille désespérés de la fraternité républicaine s'assembler à seule fin de s'enivrer en commun, quand je vois une génération entière remplacer la drogue de l'obscurantisme par celle des stupéfiants, quand je vois la jeunesse formée dans les écoles de la République des léthargies de la raison se prosterner devant des chanteurs hurlants dont elle fait ses idoles, je me dis que vous êtes coupables de la plus grave des trahisons, celle d'avoir ignoré la vocation spirituelle de l'intelligence et le message apostolique de la raison elle-même.

Mais croyez-vous vraiment que vous ferez le poids devant l'islam, même si cette religion n' est pas théologisée au sens occidental du terme , même si elle n'est pas cérébralisée à outrance par des siècles de scolastique, même si elle n'est pas doctorale et catéchétique comme le catholicisme, croyez-vous que vous ferez le poids devant Allah si, privés à la fois du Coran et des Evangiles, vous interdisiez à l'héroïsme de la raison de se colleter avec le néant? Quelle est votre éthique de l'intelligence, quelle est votre pédagogie des cœurs si le courage adulte, celui de vous colleter avec le silence et le vide ne faisaient pas de vous les libérateurs et les saints de demain?

11 - La France et Allah

Comme nous sommes loin des babioles de la piété, comme nous sommes proches de poser à la France la question de la vie spirituelle de la raison républicaine! Représentants du peuple souverain, je vous conjure de quitter en toute hâte l'établi de vos soucis quotidiens, de déserter à toute allure vos tracas électoraux, de délaisser sans plus attendre les petits potagers de la République et d'élever vos cœurs et vos têtes à la question la plus urgente, celle de l'enseignement du ciel de la raison dont la devise de la République n'a que trop tardé à accoucher. La liberté ne serait-elle pas un sérieux sujet de réflexion, ne ferait-elle pas l'objet d'un enseignement "spirituel", l'égalité assècherait-elle vos cœurs, la fraternité n'aurait-elle pas un mot à dire à la démocratie de l'indifférence aux semailles de la raison?

Ce n'est pas l'islam qui vous menace, mais vos fausses dévotions, ce n'est pas Allah que vous avez à combattre avec les pauvres armes que vous avez trouvées dans le berceau de la laïcité de 1797. Votre véritable ennemi n'est autre que votre mépris du genre humain. Comme vous le cachez bien sous les vêtures de vos idéalités! Mais la décérébration de la laïcité, c'est le naufrage du véritable esprit républicain. Vous avez abandonné la tâche des premiers instituteurs de la IIIe République, ces hussards de la foi en l'homme et en l'avenir de la raison. Ils avaient compris, eux, que la Révolution est une religion par elle-même, une religion de l'universalité du genre humain, une religion de l'esprit de raison, une religion de la vocation ascensionnelle de la pensée, une religion libérée des clergés, des garrots et des dogmes, une religion sans théologie de la peur, sans idole de l'épouvante sacrée, sans couperets de l'orthodoxie, sans bûchers de la terreur, sans échafaud divin, mais une religion au vrai sens du terme, une religion de la dignité et de la liberté du genre humain. Non le Coran ne se présente pas dans l'arène de la culture française et de la civilisation occidentale comme un adversaire de la liberté et de la justice républicaine, mais comme une école des cœurs, non le Coran ne présente pas à Allah le cadavre d'un homme dévotement consommé sur ses autels, mais une brebis, celle-là même des premiers chrétiens.

Dans le Dictionnaire critique de la Révolution française, la tête pensante de François Furet, Mona Ozouf, écrivait: "La première religion révolutionnaire avait tout bonnement été la religion chrétienne et singulièrement la religion catholique. Les fêtes fédératives avaient incarné l'alliance de la ferveur religieuse et de la ferveur révolutionnaire. Elles avaient mêlé le Te Deum et le serment civique. Elles avaient porté les nouveau-nés sur l'autel de la patrie, sous la voûte des épées dressées par la garde nationale, accroché la cocarde tricolore à leurs langes et célébré un double baptême, catholique et révolutionnaires. Elles avaient entendu des curés prononcer des sermons qui étaient aussi des ordres du jour. L'église gallicane qui tenait dans ces cérémonies un rôle central, célébrait la parenté de la Révolution et de l'évangile, ou encore, comme l'écrivait Fauchet, l'accord de la religion et de la Liberté. " (p.605)

Mais si l'Eglise gallicane concélébrait la "parenté de la religion et de l'évangile" ou encore "l'accord de la religion et de la justice", si on évoquait un "Jésus patriote", si on allait jusqu'à "redéfinir le Royaume de Dieu", voyez comme l'islam français de demain vous dicte d'ores et déjà l'avenir de votre "police des cultes", le destin de votre intelligence des religions, la direction de votre philosophie de l'Etat et de la République, l'axe de votre pédagogie de l'âme et du cerveau de la démocratie ! Pourquoi l'Islam vous conduira-t-il à enseigner une fraternité plus haute et plus pure que celle des Eglises, pourquoi l'islam vous dit-il que tout votre effort de donner à la République son élévation et sa vie spirituelle sera un appel à ne pas laisser la France retomber dans les dogmes et les superstitions d'une religion du tribut et de la rançon?

Représentants du peuple, croyez-vous vraiment que vous légifèrerez sur la burqa dans un désert et sans que le dialogue de la France avec l'islam véritable débarque dans le débat public? L'heure est venue de vous informer des faits, comme disait Royer-Collard, l'heure est venue pour vous de compléter votre science politique d'une connaissance rationnelle de l'islam. Car la France officielle d'aujourd'hui ne connaît plus le contenu d'aucun religion, ni même du catholicisme. Mais la République vous dit qu'à vous mettre sur les yeux le bandeau de l'ignorance laïque, c'est la démocratie que vous mettez en danger. Par bonheur, Royer-Collard et d'autres députés de la première République, vous donnent l'exemple d'une lucidité hautement politique du sacré.

12 - Les richesses spirituelles de l'Islam français 

Qu'est-ce à dire ? Sachez que l'islam est la première religion qui ait compris le péril politique et spirituel que les clergés hiérarchisés et tenus d'une main de fer par leur chef font courir aux Etats, la première qui ait mis chaque fidèle face à face avec un Allah intérieur, la première qui ait tenté d'enseigner à tout un peuple les germes de la solitude réservée aux grands mystiques. Les chrétiens de haut vol, les saint Jean de la Croix, les Me Eckhardt, les Nicolas de Cues n'ont fait que retrouver la semence des âmes brûlantes du feu de leur propre incandescence. Savez-vous que saint Thomas d'Aquin a découvert sur son lit de mort l'inexistence de tout Dieu extérieur à la conscience? Savez-vous que l'islam présente les conditions de la floraison des incendiaires de la raison de demain ?

Certes, dans un premier temps, une religion privée de clergé se trouve condamnée à ritualiser les masses et à les soumettre à une piété quasi conventuelle. Dans les pays arabes, les fidèles accourent de tous côtés comme des fourmis à l'appel du muezzin. Mais en France et en Europe, l'islam ne pourra changer durablement chaque musulman en moine et en prêtre solitaire d'Allah. Il en résultera une cléricalisation passagère de cette religion. Mais cette dérive ne sera que passagère et jamais elle ne se rendra comparable à la sacerdotalisation viscérale du christianisme antérieur à la Révolution et à la Constitution civile du clergé. Quand la grégarisation impérieuse de la foi se sera éteinte dans des proportions suffisantes pour qu'une élite française de l'islam ensemence les hautes âmes de Muhammad, la France de la raison de demain découvrira les sources de la spiritualité occidentale qu'attend le IIIe millénaire, celle qui retournera le couteau de la raison dans la plaie des religions immolatoires. Depuis les temps les plus primitifs, les cultes se sont fondés sur l'offrande sanglante d'un homme ou d'une Iphigénie sur l'étal des sacrifices à une idole. Mais si vous vous donnez six mois seulement après la promulgation de votre loi sur la burqa pour éclairer l'entendement embrumé des spectres ambulants qui ne représentent en rien l'islam de l'esprit, où sont vos pédagogues? Comment enseignerez-vous autre chose qu'une laïcité acéphale, sans feu et livrée à des idoles que la raison elle-même aura sécrétées?

Vous voyez des ombres funèbres croiser votre chemin et vous n'avez pas de science de la conscience, vous voyez des sépulcres vivants promener la faux des Parques dans une France tombale et vous n'avez pas de vie de l'esprit à leur offrir, vous voyez la mort même habiller de vêtements funèbres une religion pourtant fondée sur l'immortalité de l'esprit et vous ne savez que dire à ces spectres, parce que votre humanisme n'a pas de regard sur les fondements de la dignité humaine. Vous êtes responsables de la grandeur spirituelle de la France et vous avez perdu les armes de l'âme qui vous permettraient de vous porter à la hauteur de votre mission.

L'islam de demain ne vous dira pas seulement que la charité chrétienne n'était qu'un marché de dupes, que la charité chrétienne conduisait à un commerce du salut et de l'immortalité, qu'elle vendait aux guichets des cieux des titres de crédit sur l'éternité. Mais vous êtes les précurseurs de l'avenir cérébral d'une religion qui se libèrera rapidement de chaînes d'ores et déjà moins lourdes que celles du christianisme. Si vous apprenez une laïcité plus haute et plus pure que celle des hommes d'un gibet, vous guérirez la République et l'Etat de la désespérance qui les guette - sinon, craignez de précipiter derechef la civilisation mondiale dans les ténèbres.

Voyez comme votre apostolat est à l'école des leçons que vous tirerez du meurtre sacré des chrétiens, voyez comme votre noblesse spirituelle s'ouvrira aux intelligences et aux cœurs riches de l'attente de leur feu. Ce sera du silence et du vide que vous recevez les secours, ce sera du néant que vous nourrirez la vie spirituelle de la raison. Mais mon propos n'est pas de vous entretenir davantage de la science des âmes qu'attend la République. En revanche, si vous entendez sonner le pas d'un humanisme plus profond, vous comprendrez que la pensée française doit se mettre à l'avant-garde de la réflexion de ce siècle sur le dieu tueur. Quelle sera la piété de votre intelligence?

13 - La cruauté du scalpel de la raison et l'autel de " Sainte Guillotine "

En vérité, la première République avait fait de vous bien davantage que les représentants du peuple souverain: vous étiez les dignitaires et les prêtres de la Liberté et votre vocation spirituelle répondait à un appel. La France était votre royaume d'ici-bas et de là-haut. Mais pour dépasser l'idole du tribut à la mort, il vous faudra recourir à des ressources encore inconnues de la pensée rationnelle elle-même, il vous faudra apprendre à faire battre le cœur d'un clergé de l'âme et de l'esprit digne de la République, il vous faudra mettre la France à l'écoute de sa propre devise. Comment y parviendriez-vous si vous n'aiguisiez le couteau de la raison de demain, si vous ne perciez le secret de l'échafaud de Dieu, si vous n'appreniez à autopsier le sacrifice que les chrétiens offrent à leur trépas, si vous ne vous éleviez au rang des chirurgiens de la fureur et de la sauvagerie de leur Dieu?

Qu'était-il au plus secret de vous-même, le Jupiter du gibet et de la potence, le Dieu de la guillotine qui s'appelle l'Histoire? Par bonheur, vous serez aidés dans votre exploit chirurgical par des autopsies de la religion de la Croix dont le culte de l'Etre Suprême vous aura fourni un paradigme anthropologique presque parfait. Pourquoi Robespierre a-t-il pu s'écrier devant la Convention: "Je ne connais que deux partis, celui des bons et celui des mauvais citoyens". Pourquoi a-t-il pu demander à la République d' "écraser toutes les factions du poids de l'autorité nationale pour élever sur leur ruine la puissance de la Justice et de la Liberté"? Pourquoi les accusations devant le Tribunal révolutionnaire portaient-elles leur arrêt de mort imprimé d'avance à la suite de la formule usitée, afin qu'il n'y eût plus qu'à y inscrire le nom du condamné ? Pourquoi les crieurs chrétiens d'une République chrétienne criaient-ils en riant: "Achetez la liste de ceux qui ont gagné à la loterie de "sainte guillotine"?

14 - Le Dieu des assassins

Pour l'apprendre vous vous demanderez quelles relations la religion entretient avec la terreur de l'autel. Je crois que seule Mona Ozouf a pressenti, il y a plus de deux décennies, la parenté profonde du culte de l'Etre Suprême avec l'échafaud du sacrifice. Voyez comme son génie a pressenti, dès 1988, les découvertes ultérieures de la psychanalyse anthropologique de l'immolation chrétienne ! Citant le rapport de Floréal sur la "religion révolutionnaire", elle rapporte ce passage: "Asseyez-vous sur les bases immuables de la justice et ravivez la morale publique (c'est-à-dire ayez une religion d'Etat). "Tonnez sur la tête des coupables et lancez la foudre sur vos ennemis" (c'est-à-dire ayez la guerre et la Terreur). On sent ce qui raccorde les deux séries d'impératifs. Il n'est pas facile de faire accepter la Terreur à des hommes qui croiraient qu'une force aveugle frappe au hasard le crime et la vertu, qu'il n'y a aucune réparation à attendre de la postérité, bref, qui souscriraient aux "désolantes doctrines de Chaumette". Il est encore moins facile de signer personnellement l'œuvre de la Terreur. Pour faire tolérer cette nécessité et en gommer toute marque personnelle, quelle meilleure caution et quel meilleur abri que la Providence ? L'Etre Suprême n'est nullement alors une fantaisie incongrue, mais le moyen adapté d'accoter la Terreur à une orthodoxie. " (p. 609-610)

Vous avez bien lu: "Accoter la Terreur à une orthodoxie"! La "marque personnelle" de l'innocence de Dieu serait-elle le gibet saintement rançonneur, le tribut de la potence, le prix du sang récompensé par le guichetier de l'immortalité ? Représentants du peuple, si vous entendez armer la République de la vie spirituelle dont sa devise est grosse, si vous entendez redonner son élan ascensionnel à une laïcité que vous avez rendue acéphale, si vous entendez que l'homo democraticus retrouve le souffle ascensionnel de l'inexistence de Dieu dont l'ombre prolongée est celle de son idole, si vous entendez faire monter le pain des sacrilèges dans le four des incendiaires de leur déréliction, il vous faudra apprendre à autopsier le saint boucher des sacrifices, le souverain de la terreur sacrée, le tortionnaire des trépassés dont Robespierre a retrouvé le sceptre et le tribut, la "caution" et l'"abri", lui qui a accoté le dieu des enfers au couteau effilé de la sainte guillotine. Mais pour cela, ce sera l'âme cachée de la dévotion qu'il vous faudra apprendre à l'écoute de la sainteté de vos blasphèmes.

Représentants d'un peuple de profanateurs, prenez conscience de ce que l'intelligentsia mondiale d'aujourd'hui demeure aussi éloignée de connaître les arcanes de l'univers physique de son temps que le siècle de saint Augustin avait oublié le principe d'Archimède. Savez-vous que le mystère est de retour au cœur de la matière, savez-vous qu'il s'est logé parmi les atomes, savez-vous que la vitesse de la lumière court comme un furet dans une durée qu'elle ratatine, savez-vous qu'un corps en mouvement est plus court qu'un corps à l'arrêt, savez-vous que les particules élémentaires tombent dans le temps, puis retournent au néant, savez-vous qu'un corps en mouvement se rend plus court qu'un corps appesanti par son immobilité, savez-vous que l'univers n'a pas quatre dimensions seulement, mais des centaines qui nous demeurent inconnues, savez-vous que la géométrie d'Euclide et la logique d'Aristote ont trépassé il y a cent six ans de cela, un jour de 1904 et que nous ne leur avons pas trouvé de tombeau, savez-vous que l'infini fait de vous des insectes voués à poser des clôtures ridicules autour de leurs lopins?

Voilà de quoi donner à l'islam vivant de demain et à la France de la raison un autre pain du vertige que celui du culte d'une idole à nourrir de chair et de sang; voilà le nouveau royaume de l'intelligence qui vous attend par delà les gibets que le dieu des chrétiens dressait dans vos têtes. Puisse la République apprendre d'un Dieu absent le regard de sa raison sur le meurtrier d'un innocent et sur les pieux assassins agenouillés devant ses autels.

Le 9 mai 2010

VISITER le site Officiel du Philosophe MANUEL DE DIEGUEZ

http://www.dieguez-philosophe.com

(Tableau : La fête de l'Etre Suprême au Champs de Mars (8 juin 1794) par Pierre-Antoine Demachy, Musée Carnavalet)

Commentaires

de JLP
Très grand texte de Manuel de Dieguez qui nous invite à dépasser la querelle actuelle sur l’interdiction du port de la burqua par un questionnement plus sérieux sur le rapport entre République et Islam, et plus généralement entre République et Religion.

Manuel de Diéguez, invite « la France de la raison de demain à découvrir les sources de la spiritualité occidentale qu'attend le IIIe millénaire ». Il nous dit que l'islam est une chance pour la République, car il « présente les conditions de la floraison des incendiaires de la raison de demain »

Il prévient qu’à sous-estimer le rôle de la religion chez l’Homme, la France de la raison inaccomplie – « Votre raison n'a pas de catéchèse de la Fraternité, votre raison n'est pas ascensionnelle, votre raison ruine l'enseignement des élévations de la raison, votre raison ne conduit les nouvelles générations qu'au nihilisme » - prend un risque sérieux, celui d’un recul intellectuel et politique aux graves conséquences : « si vous voulez changer le tic tac de votre semi raison en un nouvel évangile pour les ignorants et les sots, alors prenez conscience de ce que vous vous trouvez à la croisée des chemins du tragique de l'Histoire du monde »

Au passage, Manuel de Dieguez, délivre un message positif sur un islam aujourd’hui stigmatisé : « Sachez que l'islam est la première religion qui ait compris le péril politique et spirituel que les clergés hiérarchisés et tenus d'une main de fer par leur chef font courir aux Etats, la première qui ait mis chaque fidèle face à face avec un Allah intérieur, la première qui ait tenté d'enseigner à tout un peuple les germes de la solitude réservée aux grands mystiques. Les chrétiens de haut vol, les saint Jean de la Croix, les Me Eckhardt, les Nicolas de Cues n'ont fait que retrouver la semence des âmes brûlantes du feu de leur propre incandescence. Savez-vous que saint Thomas d'Aquin a découvert sur son lit de mort l'inexistence de tout Dieu extérieur à la conscience ? »

Par ce texte exceptionnel, Manuel de Diéguez nous invite - une fois de plus - à une réflexion sur l’Homme, sur la religion et sur l’inachèvement de cette construction particulière : la république.

Il s’agit de comprendre que « la Révolution est une religion par elle-même, une religion de l'universalité du genre humain, une religion de l'esprit de raison, une religion de la vocation ascensionnelle de la pensée, une religion libérée des clergés, des garrots et des dogmes, une religion sans théologie de la peur, sans idole de l'épouvante sacrée, sans couperets de l'orthodoxie, sans bûchers de la terreur, sans échafaud divin, mais une religion au vrai sens du terme, une religion de la dignité et de la liberté du genre humain. »

Réflexion éminemment républicaine à laquelle ne peuvent que souscrire les militants de l’hyper république qui veulent travailler à l’achèvement de ce processus libératoire lancé par la France de 1789.

Rien ne dispense la lecture entière de ce texte autrement plus subtil que ces quelques lignes.
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09 May - 16h12

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