La rédemption par l'assassinat (SUITE)
16 - Comment on devient chrétien
On remarquera que, pas un instant il ne vient à l'esprit de René Girard de se demander si Dieu existe ou n'existe pas. Que signifie "devenir chrétien" si l'on ne trouve pas l'ombre, chez les croyants d'aujourd'hui, d'une esquisse de démonstration de ce que la réduction du sacrifice sanglant de la croix à un exutoire social de la rivalité mimétique prouverait l'existence d'un créateur et d'un administrateur du cosmos scindé entre les tortures infernales censées bien réelles auxquels il livre les récalcitrantes et le paradis de ses récompenses gangrenées par l'ennui. Le document anthropologique capital qu'illustre le girardisme n'est autre que le spectacle ahurissant d'un troupeau immense de prétendues brebis de l'éternité qui, non seulement ne se demandent jamais si elles croient sérieusement en l'existence d'un Dieu des tortures, mais pour lesquelles cette question est devenue non seulement déplacée et de mauvais goût, mais accessoire, sinon superfétatoire. René Pommier le relève avec tout le sérieux de son humour théologique: "Notons d'abord que cette conversion dans laquelle Dieu n'intervient en rien, se contentant de se laisser dénicher par un chercheur exceptionnellement perspicace et persévérant, comme une statue antique enfouie dans le sable se laisse déterrer par un archéologue, ne devrait pas être tout à fait du goût de l'Eglise, pour qui la foi est toujours et d'abord un don de Dieu." (83-84)
Mais que ferait le chrétien s'il se torturait de ne plus croire que du bout des lèvres et si, par conséquent, il tirait vaillamment les conséquences logiques, donc tragiques de sa cosmologie délirante? Car la terre est un atome plus microscopique qu'un grain de sable perdu dans la totalité de la masse de sable répandue sur tous les océans de la terre réunis. Cette petitesse défie nécessairement tout calcul; car si l'étendue de l'univers est infinie, toute prétendue frontière ne ferait jamais que séparer ridiculement un espace en deça d'un espace au-delà de son tracé. Un démiurge quiaurait mis le temps de plusieurs girations de notre astéroïde sur son axe à fabriquer une goutte de boue n'aurait pas accompli la milliardième de la milliardième de la milliardième partie de la tâche, infinie par définition de se colleter avec l'infini.
C'est pourquoi saint Augustin reprochait aux théologiens de son temps d'évoquer seulement une création tardive du monde, alors "qu'au commencement" il lui a fallu créer l'espace et le temps afin de précipiter ensuite sa créature dans la durée. Mais que nous nous trouvions enchâssés dans l'espace tridimensionnel d'autrefois ou dans celui d'aujourd'hui, qui a réduit Chronos et l'étendue à des formes incompréhensibles de la matière, toute connaissance d'un prétendu artisan copernicien du système solaire nous demeure interdite; car si un personnage aussi absurde à nos yeux "existait" hors de l'espace et du temps qui servent d'enclume au verbe "exister" aux yeux de notre espèce et si cet acteur passait ses loisirs à égrener le temps de nos clepsydres, tout vrai chrétien devrait consacrer sa vocation de quadriplégique du cosmos à désapprendre la lettre de sa foi afin d'apprendre à se regarder dans ce miroir. M. René Pommier le relève en ces termes: "En fait, René Girard a toujours cru: il a toujours cru en René Girard et la foi en Dieu n'a été pour lui que le prolongement, l'approfondissement, l'aboutissement de sa foi en René Girard. " (83)
17 - Qu'est-ce que croire en René Girard ?
Voilà une question féconde, donc à prolonger: en quoi la croyance en l'existence de Zeus est-elle indispensable pour vaincre en soi-même la terreur de se trouver largué dans une immensité privée de sens et de toute direction? Comment apprendre à connaître les ultimes secrets psychogénétiques du besoin des paniqués de la zoologie de croire qu'il existerait un régisseur du cosmos aussi sage que prudent? Une anthropologie critique qui s'exercerait à peser le poids de l'épouvante au cœur des ténèbres saurait ce que signifie la peur d'apprendre à se connaître en logicien de l'absence de Jupiter.
Mais une enquête a démontré que quatre-vingt dix-neuf pour cent des catholiques, même relativement cultivés d'aujourd'hui, ignorent qu'ils sont réputés consommer la vraie chair au sens moléculaire et boire l'hémoglobine de Jésus-Christ, alors que ce point de doctrine a encore été fermement rappelé par l'Eglise dans son Encyclique de 1947 dirigée contre le Père de Lubac. Naturellement, si l'on ignore les dogmes centraux de l'Eglise à laquelle on prétend appartenir, on s'interdit d'avance toute intelligence du meurtre sacrificiel et toute anthropologie critique - autant dire qu'on roule devant les sciences humaines la pierre de la caverne de Polyphème.
La décérébration qui frappe l'athéisme contemporain est plus heuristique encore que la décérébration de la foi. Car enfin, si l'évidence s'imposait enfin qu'il n'existe et ne saurait exister un acteur fatalement anthromorphique de l'infini et si ce personnage vaporisé se trouvait néanmoins campé à la fois dans le néant et dans toutes les têtes de l'espèce logophore, quel essor pour la psychologie, la psychanalyse, l'anthropologie, l'ethnologie, la science historique, la réflexion politique! Imaginons ce qu'il serait advenu de l'intelligence des Grecs s'ils avaient su que leurs dieux n'existaient pas! Sans doute les plus résolus et les plus courageux d'entre eux se seraient-ils demandé de quel statut les Célestes jouissent dans tous les cerveaux de l'Hellade et comment ils y ont conquis les apanages et les prérogatives les plus ahurissants.
Il suffit d'approfondir l'audace de ces premiers questionneurs: si les trois dieux auto proclamés uniques et prétendument blottis sous un seul et même sceptre - mais leurs théologies demeurent désespérément inconciliables entre elles - si ces trois idoles se trouvaient réfutées à la suite d'un imperceptible accroissement du cubage cérébral de notre espèce, nous nous efforcerions de construire les télescopes géants et les microscopes électroniques capables d'observer de loin l'encéphale de nos malheureux ancêtres, les singes vocalisés.
18 - René Pommier le précurseur
L'essai de René Pommier fera date, parce que, depuis un demi-millénaire la guerre à la sottise s'est révélée la clé d'une civilisation mondiale ressuscitée à l'école de la Renaissance. J'ai rappelé dans des textes antérieurs que l'ouvrage pudiquement baptisé L'éloge de la folie d'un certain ironiste de Rotterdam porte en réalité le titre moqueur et provoquant de : "Stultitiae laus", Eloge du crétinisme, Eloge des billevesées, Eloge de la bêtise, Eloge de la sottise la plus noire." Mais, de la sottise des théologiens, Erasme n'osait encore écrire qu'ils étaient fous à lier. "Ces docteurs en rien débitent de si belles choses sur l'enfer! Ils en connaissent les divers appartements, la nature et les différents degrés du feu éternel, les divers emplois des diables; enfin, ils parlent de la république des damnés comme s'ils en avaient été membres pendant des années."
A la suite d'une percée mémorable, mais insuffisante de la raison au XVIIIe siècle, l'histoire de la stupidité est tombée en désuétude, tellement les premiers pas d'une intelligence subitement arrachée à quinze siècles de "sommeil dogmatique" ont été empreints de la naïveté éblouie de l'adolescence. C'est pourquoi nous nous trouvons à un tournant titubant de la postérité intellectuelle de nos retrouvailles avec l'Antiquité: l'heure a sonné de constituer les monuments de la bêtise humaine en documents mentaux décisifs. Car il se trouve que l'histoire des mythes sacrés que le temps mémorisé nous a légués est devenue tellement incompréhensible à notre pauvre science historique et à notre prétendue "anthropologie religieuse" qu'il ne nous suffira en rien de placer les encéphales du passé sous vitrine et par ordre chronologique pour apprendre à décrypter les témoins les plus spectaculaires de la pauvreté des sécrétions théologiques de nos ancêtres.
Mais, pour cela, il nous faut retirer de nos musées et revivifier la tradition ancienne de la critique de la pensée dite "rationnelle" par une pensée rationnelle mieux affutée que la précédente. C'est un ami de Descartes, le Père Mersenne, jésuite, qui a fait rédiger des critiques du Discours de la méthode aux têtes pensantes de son temps et qui a demandé à Renatus Cartesius de les réfuter - les Réponses aux objections figurent dans la "Bibliothèque de la Pléiade". Au siècle dernier encore, on a vu un Julien Benda s'en prendre à Bergson dans La France byzantine et aux faux intellectuels de l'époque dans La Trahison des clercs. Qu'est devenue cette trahison sous la plume paradigmatique de l'auteur de la "rivalité mimétique"?
René Girard va-t-il tenter de réfuter René Pommier? J'en doute, car Descartes avait à mettre à quia les théologiens scolastiques de son temps, tandis que René Pommier, armé du piolet et des crampons de l'alpiniste de la logique a fait entrer allègrement la critique de texte dans sa première vie philosophique et anthropologique, celle qui servira de pierre d'angle au "Connais-toi" de demain. Au siècle dernier, c'était encore une tradition de combattre une philosophie avec des arguments philosophiques; et maintenant, il faut réapprendre les syllogismes, et maintenant ce sont des règles mêmes de la pensée rationnelle qu'il faut enseigner, et maintenant, c'est à la cohérence interne de la parole qu'il faut reconvertir des bribes d'une raison tombée en ruines.
Le 18 avril 2010
Visiter le site Officiel du Philosophe MANUEL DE DIEGUEZ :
http://www.dieguez-philosophe.com
- "La rédemption par l'assassinat" par le Philosophe Manuel de Dieguez, un des plus grands philosophes contemporains -
- La rédemption par l'assassinat (SUITE) -