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Littérature & Politique : "Ce qui manque c’est la culture, où se ressource l’audace !" - Entretien Chevènement pour ERNEST

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Vendredi 11 décembre 2020

Entretien à Ernest : "La lecture a toujours été pour moi une évasion géographique et sociale"

Entretien de Jean-Pierre Chevènement au média littéraire "Ernest", propos retranscrits par David Medioni, vendredi 11 décembre 2020.

Ernest : Pourquoi avoir ressenti le besoin de publier ce livre maintenant ?

Jean-Pierre Chevènement : Jean-Pierre Chevènement : C’est un livre d’histoire et de mémoire. J’espère que le récit de ce qu’est devenue la Gauche servira à une jeune génération pour qu’elle en fasse quelque chose quand je ne le pourrai plus.

Ernest : Dans cet ouvrage, au-delà de votre parcours, il y a deux personnages qui sont présents, De Gaulle et Mitterrand. Je me suis demandé si dans le rapport que vous entretenez avec l’un comme avec l’autre une dimension liée aux côté littéraires des deux personnages avait pu vous guider. Mitterrand disait à Georges-Marc Benamou : « Après moi, il n’y aura plus que des petits présidents. » De Gaulle défendait la certaine idée de la France. La dimension littéraire de ces présidents a-t-elle accentué la relation que vous avez avec chacun d’entre eux.

Jean-Pierre Chevènement : Je pense que la dimension littéraire est plus présente chez De Gaulle que chez Mitterrand. Mitterrand aimait la littérature pour elle-même mais il n’a pas écrit de grands livres. Il a écrit des essais, des pamphlets, une correspondance. Ses mémoires s’appellent « Mémoires interrompus ». Mais incontestablement François Mitterrand avait un tempérament littéraire et il avait une plume qu’il mettait au service de son talent de polémiste. Le côté littéraire était aussi le moyen d’échapper au conformisme du « politique » mais cela ne doit pas faire oublier qu’il restera surtout comme un maître de la stratégie politique, dans l’art de conquérir et de conserver le Pouvoir. De Gaulle, lui, a fait Mémoires de guerre. J’ai découvert ce livre en 1957 au moment de sa parution, mais je n’en ai mesuré que plus tard la portée historique. Pour m’être beaucoup intéressé à de Gaulle, je considère qu’un livre comme La discorde chez l’ennemi est superbe dans sa concision, de même Le fil de l’épée qui est une autre œuvre de jeunesse. Ces livres qui portent la marque d’une pensée et en même temps participent à la création d’une œuvre littéraire.

Ernest : C’est quoi pour vous, une œuvre littéraire ?

Jean-Pierre Chevènement : C’est une œuvre qui se suffit à elle-même et qu’on admire non seulement pour son unité mais aussi parce que c’est beau. Dans Le fil de l’épée, par exemple. « L’autorité ne va pas sans prestige ni le prestige sans éloignement », il y a là une maxime digne de Chamfort ou de La Rochefoucauld. Elle dit tellement bien les choses au sujet de l’autorité. Mitterrand avait des goûts littéraires extraordinaires. Il m’a fait découvrir Marguerite Duras, et bien d’autres, Paul Guimard par exemple, dont j’ai apprécié Le mauvais temps. François Mitterrand avait une plume c’est incontestable, mais ce n’était pas un créateur du point de vue littéraire. Si on veut comparer de Gaulle et Mitterrand. Il faut les comparer à l’aune de ce à quoi ils voulaient être jugés. de Gaulle, la France. Mitterrand, en définitive, l’Europe. Avez-vous lu le livre de Michel Onfray sur ces deux personnages qui dominent, à coup sûr, la Ve République ?

Ernest: … Pas encore malheureusement.

Jean-Pierre Chevènement : Il y a beaucoup de talent, comme toujours chez Onfray, mais une injustice, c’est qu’il ne juge pas Mitterrand à l’aune du projet européen qui à ses yeux justifiait tous ses choix en périmant les autres. Mais « la chose européenne » existe, même si François Mitterrand a oublié de nous laisser le mode d’emploi… J’ajoute, pour venir au renfort de Michel Onfray que le « projet européen » de François Mitterrand était en totale rupture avec le projet qu’il avait fait approuver par les électeurs en 1981. Il n’en va pas de même pour la « lettre » aux Français de 1988, qui a été son programme pour son second septennat. Mais qui s’en souvient ?

Ernest : Pour vous, ce projet européen et la façon dont Mitterrand l’a mené était un abandon de ce que vous pensiez bon pour la France…

Jean-Pierre Chevènement : À coup sûr, car ce que je pensais bon pour la France avec la majorité des électeurs de 1981, n’était pas le néolibéralisme réel dissimulé dans un supranationalisme de pacotille. François Mitterrand a pensé que l’on ne pouvait faire progresser l’Europe qu’à travers un alignement sur le néolibéralisme qui avait triomphé en 1979-80 dans les pays anglo-saxons. Je ne suis pas du tout contre l’idée d’une Europe qui existerait par elle-même. Je suis pour la solidarité entre tous les grands peuples européens car c’est le seul moyen qu’ils ont de survivre dans l’Histoire. Parmi les grands peuples, je ne mets pas seulement la France, l’Allemagne, l’Angleterre, mais aussi l’Italie, l’Espagne, la Russie et la Pologne et beaucoup d’autres. Je pense donc que l’on peut être pour l’Europe des nations, une Europe confédérale et même pour une Europe qui accepte la délégation de certaines compétences dès lors que leur exercice pourrait être contrôlé par des instances démocratiques reconnues. Et qu’on le veuille ou non, pour cela, le sentiment d’appartenance n’est suffisamment puissant qu’au niveau des nations. Mais ce ne fut pas la direction choisie. Aujourd’hui nous sommes prisonniers du choix purement néo-libéral qui était celui des années 1983-1992, avec un zeste de supranationalité. Nous n’avons plus la clé de notre destin. Nous sommes partis en direction d’un port que l’on ne distingue toujours pas dans la brume qui est à l’horizon. C’est le vice de construction de la « chose européenne » dont nous avons hérité.

Ernest : Dans le livre, vous racontez également votre formation intellectuelle et la construction de l’homme que vous êtes devenu. Quels ont été les romans, les fictions qui ont participé à celle-ci ?

Jean-Pierre Chevènement : Je suis fils d’instituteurs. Ma mère m’a élevé seule pendant les six premières années de ma vie car mon père était prisonnier de guerre. Plutôt que de me confier aux petites bonnes du village, ma mère a décidé de me prendre avec elle en classe. J’étais assis au fond et j’assistais aux cours qu’elle donnait aux différents niveaux puisque c’était une classe unique. Très vite, à quatre ans, j’ai su lire et écrire. Ma mère disait que j’étais trop en avance sur mon âge par rapport aux canons de la pédagogie.

Les premiers livres qui ont compté pour moi sont ceux de la bibliothèque rose. Je me rappelle des Malheurs de Sophie, mais très vite ils ont été remplacés par ceux de la bibliothèque verte. Ensuite, très vite, il y a eu comme tout le monde, Alexandre Dumas et les classiques.

Ernest : Vous aimez quoi chez Dumas ?

Jean-Pierre Chevènement : Il y a tellement de choses : la vie, l’aventure, les voyages, l’Histoire. Alexandre Dumas ce n’est pas seulement D’Artagnan, Le vicomte de Bragelonne, ou Le Comte de Monte-Cristo, c’est le souffle intense de l’histoire. Dans la bibliothèque de ma mère, il y avait aussi La fille du capitaine de Pouchkine que j’ai lu très jeune. Je me souviens d’un livre que j’ai beaucoup aimé à cette époque-là. C’est Grands Cœurs, de l’italien Edmundo De Amincis. C’est l’histoire de jeunes adolescents italiens au moment des guerres d’indépendance de l’Italie. Ils s’immolent en montant au sommet des arbres pour guider les troupes italiennes face aux troupes autrichiennes. Il faut replacer cela dans le contexte d’un petit village occupé en 1944…

Il y a aussi naturellement de nombreux romans sur l’histoire de France ou de son Empire : La Chatelaine du Liban, L’Escadron rouge, etc. J’ai également lu beaucoup de récits de voyage. Robinson Crusoé, aussi. (Comment cela se dit-il en anglais, m’interpelle alors Jean-Pierre Chevènement avant de se lancer dans une prononciation souriante de Daniel Defoe). L’île au Trésor ou les livres de Jack London sur le grand Nord ont aussi contribué à me faire entrer dans le bain de la lecture et à me donner le goût des voyages.

Je pillais allègrement et consciencieusement la bibliothèque de ma mère. C’était une mine.

Ernest : Il y avait quoi dans cette bibliothèque ?

Jean-Pierre Chevènement : Il y avait des ouvrages totalement indécents. Par exemple, un livre de Léon Blum qui s’appelait Du mariage où il conseillait aux jeunes filles de faire des expériences préalables. C’était un livre pornographique pour les années 40. Je me l’étais approprié en contravention avec les recommandations de ma mère qui ne pensait pas que je pouvais atteindre le haut de son étagère. Il y avait aussi tous les romans d’avant-guerre, et les classiques de la littérature française : Hugo, Balzac, Flaubert.

Je me rappelle aussi d’un professeur de lettres, en seconde, qui nous a initiés pleinement à Montaigne. Il avait un programme très large à traiter, mais il ne faisait que Montaigne car il le considérait comme indépassable. Résultat : j’aime Les Essais que je connais très bien et sur lesquels je reviens très souvent.

La lecture a toujours été pour moi une évasion géographique et sociale. Je sortais de mon Heimat de neige et de sapins. J’ai alors rencontré Stendhal et Dostoïevski. Dix ans plus tard, j’ai aussi découvert Kerouac qui m’a ouvert à la compréhension de l’Amérique.

Ernest : C’est ça l’avantage majeur de la lecture ?

Jean-Pierre Chevènement : La lecture permet de dialoguer avec des hommes de tous les continents et de tous les temps.

Ernest : Vous disiez que Jack Kerouac était l’un de vos auteurs favoris… Comment avez-vous rencontré Kerouac et qu’aimez-vous chez lui ?

Jean-Pierre Chevènement : J’ai découvert Kerouac en allant aux États-Unis, en 1967. Au hasard d’une conversation avec mon guide d’abord. Puis j’ai acheté quelques livres de lui en anglais et en français, parce qu’il ne faut pas oublier que la langue maternelle de Kerouac est le français. Il a écrit de beaux textes dans la langue de son enfance. Ces livres m’ont séduit. Kerouac est « sur la route » mais n’a pas oublié ses racines…

Ernest : C’est cela qui vous plaît chez lui ?

Jean-Pierre Chevènement : Kerouac est une histoire américaine. On comprend mieux l’Amérique avec lui. Il est né dans une localité proche du Canada français. Il s’exprime en français. Il est fasciné par les États-Unis et le Mexique.

Ernest : Vous aimez son écriture ou ce qu’il raconte ?

Jean-Pierre Chevènement : Les deux : le style et le fond. Les mouvements de la jeunesse américaine et la transformation de ce pays. J’ai rencontré Joan Baez à la même époque sur le campus de Berkeley. J’ai vécu cette Amérique fiévreuse de la guerre du Vietnam et bien que je ne sois pas tourné vers la culture anglo-saxonne cela a contribué à ma formation. Naturellement, j’ai transposé… c’était l’époque où j’avais, avec d’autres, créé le CERES... Philip Roth m’a aussi beaucoup parlé quand j’ai lu ses livres. J’ai beaucoup aimé La tâche. La conversation nous emmène vers la littérature américaine mais ma formation me tourne plus naturellement vers la littérature allemande. Comme je suis originaire d’une terre frontalière, Belfort, le grand Est j’ai appris l’allemand en première langue, et je le lis. C’est ainsi que je me suis plongé avec passion dans les livres de Thomas Mann, Les Buddenbrooks, La Montagne magique. Ses écrits politiques aussi. Rilke est un immense poète. Parmi les contemporains, j’apprécie Gunther Grass ou parmi les essayistes Peter Sloterdijk. Cet attrait pour l’Allemagne n’a cessé de se fortifier depuis mon époque de rat de bibliothèque à Sciences Po.

Ernest : C’est-à-dire ?

Jean-Pierre Chevènement : J’y ai passé dans les sous-sols de cette très belle bibliothèque des semaines entières, certainement le plus clair de mon temps à Sciences Po. Je faisais alors un mémoire sur le nationalisme français et l’Allemagne de 1870 à 1960. J’ai alors découvert tout une kyrielle d’auteurs allemands que plus personne ou presque ne lit : aujourd’hui, Ernst Von Salomon, Ernst Jünger…

Ernest : Nous avons parlé des auteurs. Y a-t-il des personnages de fiction qui vous ont guidé et à qui vous auriez aimé ressembler ?

Jean-Pierre Chevènement : Je crois qu’il faut distinguer la bonne littérature qu’on aime pour elle-même et les personnages auxquels on pourrait s’identifier. J’ai beaucoup aimé Stendhal quand j’étais élève officier, puis officier en Algérie. J’ai découvert avec Le rouge et le noir le personnage de Julien Sorel, natif du Haut-Doubs et « monté à Paris » avec lequel j’aurais pu me découvrir des affinités… D’ailleurs tous les personnages de Stendhal – je pense à Lucien Leuwen – sont passionnants dans leur époque. J’ai eu un débat amical avec Régis Debray qui pousse Hugo contre Stendhal (Debray a publié un livre sur la question, nous vous en parlions ici : https://www.ernestmag.fr/2019/09/17/hugo-stendhal-la-france-et-nous/ )

Debray a choisi Hugo contre Stendhal pour représenter la littérature française. À mes yeux, ils ne sont pas dans la même catégorie. Hugo c’est une bible, Stendhal ce sont des personnages aux traits acérés et qui sont révélateurs d’une époque que Stendhal conteste vigoureusement. Car évidemment Stendhal rejette le conformisme qui suit les guerres napoléoniennes. Il est contre la Restauration c’est un libéral au sens originel du terme. Certes, c’est un individualiste mais l’individualisme n’a pas le même sens aujourd’hui que sous la Restauration. Julien Sorel me plaît énormément. De même Fabrice Del Dongo dans la Chartreuse de Parme. Il ne voit rien de la bataille de Waterloo, c’est souvent ce qui arrive aux gens qui racontent leur guerre. C’est aussi le souvenir que je garde de ma guerre d’Algérie. Je me rappelle précisément le plafond de la chambre, à la Préfecture d’Oran attaquée à la mitrailleuse en juin 1962, qui me tombe dessus, ou le canon d’une mitraillette appuyée sur mon estomac le 5 juillet 1962 à Oran. Enfin j’exagère un peu ; le sens général de l’Histoire ne m’échappait pas…

Ernest : Quel rapport entretenez-vous avec la lecture ? Lisez-vous tous les jours ? Et quand vous étiez en fonction preniez-vous le temps de lire ?

Jean-Pierre Chevènement : J’ai toujours beaucoup lu. Même en fonction. Cela épatait le directeur général de la Police. Je lisais toujours un peu la nuit. Des rapports, des essais sociologiques mais aussi de la littérature. Pour irriguer l’esprit. La fiction permet aussi d’envisager l’histoire au travers de ses grandes enjambées et les liens entre des personnages et des événements lointains qui entrent en résonance avec le présent.

Ernest : Dans le livre, il y a aussi cette part donnée au risque, aux paris que l’on fait dans la vie. Cela rappelle la fameuse phrase de René Char « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. » Elle dit aussi la solitude. Est-ce que les risques pris, les positionnements défendus qui vous ont parfois amenés à être seuls ont été embaumés par la littérature ?

Jean-Pierre Chevènement : Ma vie politique est une suite de paris sur la République qui m’ont rendu la vie assez difficile. Évidemment, après chacune de mes démissions ou après 2002 j’étais très seul. Cela me laissait du temps pour la lecture. Il faut du temps pour s’isoler avec un bon livre. Cela m’a permis aussi de retrouver le goût et la force de l’action qui parfois aurait pu m’abandonner.

Le titre de mon livre Qui veut risquer sa vie la perdra est la deuxième partie d’une pensée de Saint-Mathieu qui démarre par « Qui veut sauver sa vie la perdra ». Je n’ai gardé que la seconde partie de cette maxime car je pense qu’il faut prendre des risques pour donner sens à sa vie. En rentrant de la guerre d’Algérie, j’ai fait le pari de l’union de la gauche, avant même de connaître François Mitterrand, en pensant que l’énergie mobilisatrice née de la résorption d’une fracture vieille de cinquante ans permettrait qui naîtrait de la jeunesse au sein de la gauche pour un nouveau rebond de la France. Ce n’était pas un pari gagné d’avance.

Ernest : L’idéal républicain que vous avez toujours défendu est aussi nourri par un récit et un imaginaire. Que manque-t-il aujourd’hui pour revivifier ce discours ? Comment en refaire une bonne histoire ?

Jean-Pierre Chevènement : Ce qui manque c’est la culture, où se ressource l’audace.

Ernest : C’est-à-dire ?

Jean-Pierre Chevènement : La culture, c’est d’abord pour moi la culture historique. Les gens ne savent plus d’où ils viennent. Or la démocratie ne peut s’épanouir que dans des identités historiquement constituées qui jusqu’à nouvel ordre restent les nations. Or ceux qui ne connaissent pas l’histoire de France ne peuvent pas non plus la continuer. C’est le maillon manquant de la « chose européenne ». Elle a oublié la nation en route. Je m’intéresse à toutes les périodes de l’histoire de France. Deux ont retenu particulièrement mon attention. D’abord la période révolutionnaire. Comme Michelet l’a dit : « Les hommes de la Révolution ont fait descendre le Ciel sur la terre ». C’est une Révolution métaphysique. Au droit divin, on substitue les Droits de l’Homme et du Citoyen et la souveraineté nationale. « Il n’y a pas de souveraineté qui n’émane de la nation », dit la Déclaration de 1789. C’est une Révolution spirituelle. Pourquoi ne plus l’enseigner ainsi ? C’est aussi une révolution sociale. Il faut lire le livre de Jaurès « Histoire socialiste de la Révolution Française ». Je le conseille vivement aux jeunes générations. La Révolution française continue, Elle n’est pas terminée. Elle a des virtualités immenses. Encore faut-il les voir. L’autre période qui me passionne, est essentielle et nourrit la littérature, c’est la période de la Résistance. Elle éclaire les caractères, elle pousse à bout les hommes dans le bien comme dans le mal. J’ai emporté avec moi pendant les vacances le livre de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, en deux tomes. C’est très remarquable. Je conseille évidemment Alias Caracalla de Daniel Cordier. Tout ce qui touche à l’histoire de la décolonisation de l’Orient me concerne aussi. Jacques Berque qui était mon ami a aussi été mon maître… De même que la littérature russe, admirable, et les livres sur l’histoire russe que les Européens ne connaissent pas.

Ernest : Tout au long du livre, il y a aussi le rapport avec la gauche, à son récit à son histoire. En vous lisant, je me suis demandé si les bonnes idées politiques n’avaient pas les mêmes caractéristiques qu’un bon roman ?

Jean-Pierre Chevènement : Je crois qu’il faut tout mélanger. Il n’y a pas la politique d’un côté et la littérature de l’autre. On peut aimer Marx et Nietzsche à la fois. Le problème c’est la synthèse. Je trouve que Régis Debray illustre bien dans ses livres cet aspect littéraire de la politique ou l’aspect politique de la littérature.

Ernest : Quel sont les romanciers contemporains qui vous interpellent le plus ?

Jean-Pierre Chevènement : Je vois évidemment Houellebecq. C’est une description ironique de la société française qui me ravit et m’attriste à la fois. Mais il faut juger du point de vue de la littérature et non pas du point de vue du fond. C’est l’erreur à ne pas commettre. Houellebecq est incontestablement un très grand. J’en connais d’autres moins connus ou même largement inconnus, mais intéressants et même profonde : Morgan Sportes par exemple. Alain Gerber aussi est un écrivain que j’aime particulièrement.

Je me délecte aussi de Sylvain Tesson et de ses pérégrinations qu’il sait nous rendre si poétiques.

Ernest : Vous avez, parmi les premiers, tiré la sonnette d’alarme sur la laïcité et les oublis républicains. Comment regardez-vous le débat actuel ? Ne manque-t-il pas d’intellectuels ou de romanciers qui pourraient y apporter de l’imaginaire ?

Jean-Pierre Chevènement : C’est tout à fait vrai. Il est dommage qu’il faille aller en Algérie pour trouver des intellectuels ou romanciers de talent qui ont fait de l’idéal universaliste la toile de fond de leurs romans et de leurs interventions. Je pense à Boualem Sansal ou à Kamel Daoud qui éclairent aujourd’hui notre monde. Vous touchez du doigt un phénomène central. Les gens ne savent plus et ne comprennent plus ce qu’est la laïcité. La laïcité découle de la reconnaissance de la liberté des opinions, « même religieuses » reconnue par la Déclaration des droits de 1789. « Même religieuses ». Je cite la formule de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. À partir de là, la Constituante élabore la constitution civile du clergé de 1790. Certains prêtres signent d’autres soutenus par le Pape refusent. C’est le début de la guerre de Vendée et la collision avec les forces coalisées de l’Ancien régime. Ce ne fut pas une partie de plaisir. La laïcité a été pensée par Condorcet et mise en forme ensuite par les fondateurs de la IIIe République avec les lois scolaires de Jules Ferry notamment. La laïcité est le résultat de la révolution métaphysique qu’a constitué la Révolution Française. On doit séparer la sphère du religieux où toutes les transcendances peuvent s’épanouir de la sphère du « commun », celle de l’intérêt public où les citoyens doivent décider, à la lumière de la raison, d’une manière argumentée de ce qu’est l’intérêt général. Si ces distinctions étaient faites, il n’y aurait pas autant de confusion aujourd’hui où les gens pensent et disent, même quand ils sont directeurs de recherche au CNRS – je tairai son nom – que la laïcité c’est l’équivalent de l’athéisme ou de l’agnosticisme. C’est faux !

La laïcité permet aux religions de s’épanouir. Quand de telles confusions sont possibles cela veut dire qu’il reste du chemin à faire en France même.

Aujourd’hui, la laïcité est combattue en sourdine par ceux qui historiquement étaient contre. Ils l’appellent « ouverte ». Ils parlent « d’accommodements raisonnables » pour cacher les démissions de la République. D’où cette complaisance de la presse anglosaxonne à l’égard de l’islamisme et sa francophobie ordinaire. 1789 n’est pas passé !

Ernest : Je vois Don Quichotte sur votre bureau… Une passion pour Cervantes ?

Jean-Pierre Chevènement : Certainement. Cervantès est l’homme qui fait le premier grand roman moderne. Don Quichotte part des romans de chevalerie et il aboutit à un vrai roman où les personnages prennent vie et corps. C’est fantastique. C’est le premier roman moderne, sans doute le plus grand. Je voue aussi une passion à la littérature d’Amérique latine. J’ai bien connu Carlos Fuentes avec lequel j’ai même fait des parties de poker.

Ernest : Racontez-nous…

Jean-Pierre Chevènement : C’était sur le bateau d’un ami grec, Georges Embiricos, un homme de très grande culture, par ailleurs amateur de poker. Successivement Carlos a emporté la caisse, puis ce fut mon tour. Certainement Georges nous avait laissé gagner. Je me souviens de fous rires absolument extraordinaires.

Ernest : D’autres auteurs ?

Jean-Pierre Chevènement : Il y a évidemment Gabriel Garcia Márquez. Et un autre, moins connu, Alejo Carpentier qui a écrit un roman intitulé Le Siècle des Lumières. C’est l’histoire de Victor Hugues représentant en mission de Robespierre qui fait voile vers la Guadeloupe. A la proue du navire, la guillotine. L’océan est déchaîné. La guillotine bouge en permanence. Spectacle onirique. Hugues réprime les Békés alliés aux Anglais et donne la main à ceux qui veulent abolir l’esclavage. On retrouvera Victor Hugues dix années plus tard en Guyane, rétablissant l’esclavage... C’est un livre extraordinaire sur les hauts et les bas de l’histoire humaine. C’est un romancier cubain, j’avais oublié de le dire.

Ernest : C’est quoi un bon roman ?

Jean-Pierre Chevènement : C’est un livre qu’on ne peut plus lâcher. C’est quand on a envie de quitter la table pour aller terminer le chapitre.

Ernest : Le livre que vous offririez à votre meilleur ennemi ?

Jean-Pierre Chevènement : Question à laquelle je ne peux pas répondre car au fond de moi, je ne me connais pas d’ennemi, encore moins de « meilleur ennemi »...

Ernest : Le livre du premier rencard ?

Jean-Pierre Chevènement : J’ai beaucoup offert Tolstoï.

Ernest : Pourquoi ?

Jean-Pierre Chevènement : Le personnage d’Anna Karénine est tellement touchant. J’aime la pureté de son amour et puis le tragique de sa situation avec ce grand chambellan du Tsar qui est son mari et ne la comprend pas…

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SOURCE:

https://www.chevenement.fr/Entretien-a-Ernest-La-lecture-a-toujours-ete-pour-moi-une-evasion-geographique-et-sociale_a2141.html

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