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Présidentielle 2012 : "Les paradoxes d’une élection" - Marcel GAUCHET et Roland HUREAUX - Revue Le Débat -octobre 2012

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Marcel Gauchet, Roland Hureaux :

un échange sur l’actualité politique française

Publié dans la revue Le Débat, septembre-octobre 2012

***

Le Débat. – Il nous faut partir de l’événement majeur de l’année: l’élection présidentielle qui a vu la défaite de Nicolas Sarkozy dont on a beau­coup parlé mais qui n’a pas été analysée en profondeur, et la victoire concomitante de Fran­çois Hollande avec son lot d’inconnues.

Roland Hureaux.– Je soulignerai, pour commencer, l’immense paradoxe de cette élec­tion présidentielle dont on n’a pas encore mesuré toutes les conséquences: le fait que l’élection de François Hollande, complétée par celle d’une Assemblée qui lui est largement acquise, qui s’ajoute au contrôle préexistant du Sénat et de la majorité des collectivités locales, est le corollaire non pas d’un glissement de l’opinion vers la gauche, mais d’un glissement de l’opinion vers la droite, ce qui est assez extraordinaire. Ce glis­sement à droite se lit dans les chiffres du premier tour: l’UMP plus le Front national plus Debout la République, Chasse-pêche et d’autres sont passés, de 2007 à 2012, de 45,29 % à 47,12 %; ce n’est pas un immense progrès mais c’est significatif. Le Front national, à lui seul, a gagné 7,5 %. Non seulement il y a un renforcement de la droite mais il y a, en plus, une droitisation de cette droite.

Et puis, aux élections législatives, on a vu ce qui paraissait encore il y a peu impensable: l’élection au suffrage uninominal de deux députés du Front national. Il est vrai que cela est compensé, aux présidentielles, par la hausse du parti socialiste, mais celle-ci s’est faite surtout au détriment de Bayrou qui a perdu plus de la moitié de son électorat.

Bien entendu, ce paradoxe s’explique d’abord par le rejet de la personne de Nicolas Sarkozy. Mais s’il n’y avait eu que cela, le résultat aurait dû être, à en juger par l’état de l’opinion au commencement de la campagne, de l’ordre de 60/40. Or, dans la dernière phase de la campagne, le Président sortant a fait une remontée tout à fait inattendue puisque le résultat final est étonnamment serré: 51,6 % contre 48,4 %. Pourquoi? Non pas pour des motifs économi­ques et sociaux, mais pour des motifs identi­taires. C’est le problème de l’identité et des frontières qui s’est trouvé au cœur de la dernière phase de la campagne: les derniers discours de Sarkozy, inspirés par Henri Guaino et orientés dans ce sens, sont des morceaux d’anthologie. Ce n’est pas la question des impôts qui a suscité l’ultime mobilisation de la droite, ce n’est pas la peur pour les patrimoines que l’on considère généralement comme le mobile principal des votes de droite. C’est principalement, si ce n’est uniquement, l’inquiétude identitaire.

Nous sommes donc dans une situation extrê­mement paradoxale, dont personne ne sait ce qui peut sortir. Ajoutons, pour aller jusqu’au bout de cette analyse, les 2,1 millions de votes blancs ou nuls du second tour. Il ne s’agit aucu­nement d’abstentionnistes qui ne s’intéresse­raient pas aux élections et seraient allés à la pêche. Les gens qui déposent un bulletin blanc laissent entendre qu’ils sont mécontents du choix qui leur est offert, qu’ils rejettent les deux candidats. Or, il est clair qu’il s’agissait majori­tairement d’électeurs de droite. Et leur nombre est à rapporter à une différence Sarkozy/Hollande qui n’est que de 1,1 million de voix. C’est donc bien une défaillance de la droite et non un virage à gauche qui a causé l’élection de Fran­çois Hollande.

Certains critiquent la droitisation de la campagne et affirment que c’est elle qui aurait provoqué la défaite du Président sortant. Je ne le crois pas. Le problème de cette droitisation, c’est qu’elle n’était pas crédible. Elle était en contradiction avec une grande partie de ce que Nicolas Sarkozy avait fait (ou n’avait pas fait) pendant cinq ans.

Nous sommes donc dans une situation inédite. En 1981, François Mitterrand était élu sur un mouvement certes limité de l’opinion, mais tout de même un mouvement vers la gauche. Et puis, on n’abordait pas alors les questions aussi existentielles que les questions d’identité. N’en déplaise au marxisme dont j’ai, comme tout le monde, subi en son temps l’influence, les guerres civiles sont moins des guerres de classe que des guerres d’identité; on le voit aujourd’hui en Syrie et dans bien d’autres endroits dans le monde. Ce sont les questions d’identité qui alimentent puissamment les passions, surtout quand elles sont surdéterminées par les ques­tions religieuses.

Ajoutons à cela que le nouveau quinquennat aura à affronter d’énormes difficultés. La première, c’est le programme économique et social de François Hollande. Son Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, assure qu’il ne transigera sur aucune de ces promesses: emplois jeunes, créa­tion de nouveaux postes d’enseignants, de poli­ciers et de gendarmes, cessation de la réduction des effectifs de l’État que Sarkozy avait esquissée mais qui n’a été effective qu’au cours de la dernière année. Si vous considérez cela en tenant compte de la contrainte européenne, de la volonté de rester dans l’euro et de l’obligation de réduire la dette, vous avez une équation impossible à résoudre. Mettez toutes ces données dans un calculateur et il vous dira qu’il n’y a pas de solution!

J’ajoute que ce qui diminue encore la marge de manœuvre, déjà réduite par l’euro et l’Eu­rope, c’est que la France, avec 56 % du PIB de dépenses publiques, a atteint, sous le gouverne­ment libéral de M. Sarkozy, un record non seulement dans l’histoire de France mais dans le monde, puisque nous avons désormais dépassé la Suède, et que notre pays n’a plus raisonnable­ment la possibilité d’aller au-delà, de porter la part de la dépense publique à 59 % ou à 60 %. Si un gouvernement socialiste vient après des années de politique libérale ayant réduit la dépense publique, il peut l’augmenter un peu, ce qui permet de réaliser une politique sociale-démocrate; c’est ce qu’a pu faire peu ou prou Tony Blair, même si la dépense publique n’avait pas été aussi diminuée par Margaret Thatcher qu’on l’a prétendu. Aucune perspective de cette sorte pour François Hollande.

Et n’oublions pas l’euro dont l’avenir, après dix-neuf sommets européens, est incertain: on ne sait pas s’il va survivre, ni combien de temps tout cela va durer. François Hollande est, par toute sa culture, attaché à l’euro et n’a pas du tout envie qu’il disparaisse. Il devrait néanmoins envisager une telle hypothèse. Or, on a l’impres­sion que personne dans son entourage ne se pose la question: que faire si l’euro explose? Et que se passerait-il si les marchés étaient pris d’une frénésie telle que la défense de l’euro ne serait plus possible?

Le Débat.– Revenons encore sur le rejet de Sarkozy et sur la profondeur de ce rejet qui a fait que, malgré sa remontée dans l’opinion, il a perdu en fin de compte l’élection.

Marcel Gauchet.– Le rejet de Sarkozy est un phénomène pas ordinaire qui mérite qu’on s’y arrête. Il est plus complexe qu’il n’en a l’air. Je ne crois pas que l’on puisse dire qu’il s’agit simplement d’un rejet de sa personne, même si c’est un élément dont il faut tenir compte. Cela va beaucoup plus loin et engage l’avenir de la droite française.

La composante personnelle du rejet de Sarkozy a cristallisé tardivement, en fait seule­ment, me semble-t‑il, au moment où s’est ouverte la primaire socialiste. L’année dernière, dans l’entretien avec Claude Imbert, j’avais soulevé cette question. On sentait déjà la force de ce rejet, mais il n’était pas irrévocable. Et, surtout, le point crucial restait en suspens: est-ce que cette appréciation négative du person­nage allait emporter la décision politique, ce qui n’est pas nécessairement le cas, puisqu’on a toujours affaire à une comparaison entre les avantages du challenger et les inconvénients du champion. C’est ce qui s’est finalement passé et il faut essayer de comprendre pourquoi.

Il y a, en effet, un élément personnel assez spécifique à la base de ce rejet. Il tient moins à l’individu Sarkozy dans sa singularité qu’au type de personnalité dont il relève et qui avait tout pour heurter un principe non écrit, mais central, dans la tradition politique française et particulièrement important dans le cadre des institu­tions de la Ve République. On parle volontiers de «monarchie républicaine» à propos de celle-ci. L’expression ne me paraît pas très adéquate mais acceptons-la par commodité. Elle permet de bien faire ressortir le problème. Sarkozy est une personnalité autoritaire, certes, mais cela ne suffit pas à lui donner la personnalité d’un monarque et surtout pas celle d’un monarque républicain. Ce qui lui était le plus impossible, c’était de représenter cette impersonnalité de l’État qui est l’âme de la république. Il y a eu à cet égard un malentendu prodigieux. Il avait fait naître beaucoup d’espoir, au-delà même de son camp, en créant l’impression, par son énergie et sa détermination, d’être l’homme capable de redonner une direction ferme au pays. Bref, les Français attendaient un homme d’État, et ils ont vu surgir à la place un personnage typique de son temps, c’est-à-dire un homme avant tout privé ayant une difficulté considérable à conce­voir et à assumer la dimension publique de sa charge. C’est ce qui m’a fait parler d’une person­nalité exemplairement post-moderne. Nicolas Sarkozy nous a offert de ce point de vue un échantillon sur lequel il y aurait beaucoup à dire. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans cette analyse.

Pour ce qui nous intéresse ici, il suffit d’insister sur ce fait, le plus lourd de conséquences pour l’exercice de sa fonction: l’impossibilité de prendre distance avec un moi envahissant. Sarkozy avait excellé à créer des apparences politiques que l’omniprésence de ce facteur psychologique n’a cessé de miner par différents canaux. La désillusion a été sévère. C’est un premier élément qui a puissamment compté: une partie des Français a développé une véri­table allergie vis-à-vis d’un Président transgressif par rapport à une règle fondamentale de la vie publique française et spécialement française, liée à l’idée de l’État constitutive de l’idée répu­blicaine française.

Il y a évidemment derrière ce rejet un élément politique lié à la manière dont Sarkozy a exercé sa fonction. Il s’est noyé dans une communica­tion abusive et erratique. On l’a beaucoup dit mais il faut le répéter. Cette omniprésence médiatique mêlant les annonces en rafale, souvent contradictoires ou sans suite, et l’accompa­gnement des émotions collectives, au rythme de l’actualité, a fini par rendre sa politique illisible. Cette foi démesurée dans les pouvoirs de la communication a culminé dans une campagne de 2012 conçue pour répéter celle de 2007 et qui manquait singulièrement de crédibilité de ce fait. Car, entre-temps, le Président avait oublié en route les promesses grâce auxquelles le candidat était parvenu à séduire en particulier une partie des électeurs du Front national. Comment pouvait-il espérer les ramener dans son giron après avoir fait montre d’une parfaite indifférence sur le fond à la plainte qu’ils expri­maient et à laquelle il avait semblé une première fois donner écho? Il y avait quelque chose de très artificiel dans cette campagne placée sous le signe d’un reniement éhonté.

Ajoutons un point crucial – tout le monde le voyait: le citoyen le plus dépolitisé ne pouvait pas ignorer le cynisme d’un discours reprenant sans vergogne des promesses destinées à ne pas être plus suivies d’effets la seconde fois que la première. Cette dimension de cynisme du personnage me paraît avoir joué un rôle décisif dans la campagne. Elle le privait de vraie crédibilité.

Et il y a, enfin, un troisième élément, d’ordre plus structurel, qui tient à l’évolution de la droite française, dont Sarkozy a été un accélérateur. Une évolution qui débouche sur un problème qui va durer. Sans entrer dans le détail de l’ana­lyse historique, on peut dire, en gros, que la droite française depuis de Gaulle unissait une forte composante conservatrice, plaçant au sommet la nation et les valeurs d’ordre et d’auto­rité, avec une vision libérale de la conduite de l’économie. Même si, dans l’épure gaullienne, cette économie était fortement encadrée, le principe libéral était avoué. Toute l’évolution idéologique qui commence dès Pompidou, qui s’affirme chez Giscard, puis qui s’amplifie encore chez Chirac, a consisté en une prise de distance avec la synthèse gaullienne, tout en continuant à se réclamer d’elle. Une prise de distance de plus en plus caractérisée qui fait que la composante libé­rale a pris progressivement le dessus sur la composante conservatrice.

De ce point de vue, Sarkozy a radicalisé le débarquement du gaullisme déjà largement entamé par Chirac mais tempéré par le maintien des apparences, notamment en politique étran­gère – une donnée extrêmement importante sur le plan symbolique. Sarkozy a largué ses dernières amarres pour faire résolument entrer la France dans le giron atlantique sous leadership américain, en même temps qu’il a épousé, au moins verbalement, le discours libéral et «moderne» sur le plan intérieur. Le cas est un peu compliqué, d’abord par l’écart entre les paroles et les actes – à beaucoup d’égards, Sarkozy est resté un chiraquien dans la pratique –, et ensuite par le caractère du person­nage, son autoritarisme en particulier, qui me semble avoir beaucoup trompé les observateurs. L’autorité selon Sarkozy, c’était la sienne, pas celle de l’État. C’est pourquoi je n’ai jamais beaucoup cru à son présumé «bonapartisme». Il était de forme, pas de substance. Toujours est-il qu’à l’arrivée son discours et son action ont eu pour effet de disjoindre profondément les deux éléments, conservateur et libéral, que le moule gaullien permettait de tenir ensemble. Ils sont aujourd’hui dissociés. Il est permis de penser que les deux millions de votes blancs du second tour sont pour une bonne part, à côté des irré­ductibles du Front national, le fait d’électeurs d’une sensibilité conservatrice classique, se refu­sant de voter à gauche, mais ne pouvant pas se reconnaître dans Sarkozy. Cette fracture identi­taire au sein de la droite républicaine s’ajoute à la concurrence du Front national comme l’un des problèmes épineux que les successeurs de Sarkozy, si tant est qu’il y en ait – car, après tout, il peut vouloir revenir dans le jeu –, auront à régler.

Qu’avec de tels handicaps Sarkozy ait réussi à remonter à plus de 48 % au second tour en dit long sur le climat de scepticisme inquiet dans lequel s’est jouée la victoire de Hollande.

R. H.– Je suis d’accord avec Marcel Gauchet. Je pense que Sarkozy a désacralisé la fonction présidentielle comme aucun de ses prédéces­seurs ne l’avait fait, mais beaucoup de ceux qui le lui ont reproché le lui ont sans doute pardonné dans la dernière ligne droite face à la perspective d’avoir Hollande pour Président. Et puis, aujourd’hui, avec le tweet de Mme Trierweiler, cela est visiblement entré dans l’air du temps. Même si j’ai été très sévère à l’égard de Nicolas Sarkozy dans certains de mes écrits, je serai sur un point plus indulgent que Marcel Gauchet. Je ne pense pas qu’il s’agisse de cynisme. Je crois plutôt qu’il y a eu, dans son comportement, une très forte dose d’incompétence. Ainsi, en matière de sécurité, une loi capitale a annulé à peu près tout ce qu’il avait fait auparavant. C’est la loi du 24 novembre 2009 qui ordonne de remettre en liberté, sous différentes formes, tous ceux qui avaient été condamnés à moins de deux ans de prison ferme. Par les temps qui courent, pour récolter deux ans fermes, il faut avoir un palmarès déjà important! Cela fait beaucoup de monde qui s’est retrouvé en rééducation, en liberté surveillée, etc. J’ai essayé de savoir pour­quoi on avait pris une telle décision et j’ai inter­rogé les gens qui avaient suivi la chose de près. On m’a dit d’abord que les prisons débordaient, ce qui est vrai. Mais il y avait aussi la position du ministère de la Justice qui a aujourd’hui une culture assez à gauche, adepte de la prévention plutôt que de la répression, et qui a fait remonter le projet. Rachida Dati l’a transmis à l’Élysée et il ne s’est trouvé personne pour l’arrêter.

On pourrait donner d’autres exemples. On a ainsi imputé à Sarkozy la «culture du chiffre», transposition dans le secteur public des méthodes supposées du secteur privé, jugée logique de la part d’un gouvernement libéral. Or, il s’agit en fait de l’application de la loi appelée «LOLF» par les initiés: loi organique relative aux lois de finances, votée à l’unanimité le 1er août 2001, par la droite et la gauche donc, sous le gouver­nement Jospin, laquelle prévoit, entre autres, une évaluation permanente et généralisée de tous les services de l’État, de haut en bas. Elle devait entrer en application en 2005, mais il y eut des retards et cela ne s’est fait qu’en 2007. Les enseignants, avec juste raison, ont protesté contre l’évaluation généralisée, parfaitement infantilisante, à laquelle ils ont été soumis à partir de 2010. Ils croyaient protester contre la politique libérale de Sarkozy. Ils ne savaient pas que l’éva­luation n’était que l’application d’une politique introduite par le gouvernement Jospin et déjà préconisée par Rocard quand il était Premier ministre! C’est une idée qui circulait depuis vingt ans, particulièrement dans la mouvance de la deuxième gauche, des technocrates socialistes et démocrates-chrétiens. Je suis sûr que Sarkozy ne s’en est jamais rendu compte. Au fond, il est un de ceux qui ont apporté le moins de plus-value politique aux impulsions de la techno­cratie. Lui qui a voulu mettre à l’écart les énarques s’est avéré le Président le plus «techno-dépendant» de la VeRépublique! Ayant un gouvernement globalement faible, et désireux de multiplier les réformes, il a laissé remonter tout ce que lui proposaient les services, ce qui était «dans les tuyaux» comme on dit. Et comme, pour lui, ce n’était pas la qualité des réformes qui importait mais la quantité – il lui fallait une réforme par semaine –, plus on lui en proposait de bonnes ou de mauvaises, en général de mauvaises, plus il en prenait.

On lui a beaucoup reproché la RGPP (révision générale des politiques publiques) qui fut aussi une accélération des tendances antérieures: ce n’était pas en soi une mauvaise idée que de vouloir réduire les effectifs de la fonction publique mais appliquer le même ratio partout était un peu simpliste. D’autant que ce processus s’est télescopé avec l’évaluation chiffrée systématique, une refonte désordonnée des organigrammes et… une complication toujours croissante des procédures. C’était trop: les gens ont craqué.

C’est ainsi que l’ancien Président s’est mis à dos diverses catégories sociales qui votaient plutôt à droite. Il s’est mis à dos les gendarmes, il s’est  mis à dos l’armée, il s’est mis à dos les ensei­gnants de droite qui représentent un bon tiers du total mais que l’on a bafoués et humiliés et qui ont donc voté Bayrou au premier tour et blanc au second, et ainsi de suite. Je crois que c’est de l’incompétence, à la rigueur de l’impul­sivité. Toujours est-il que la réforme de la gendarmerie a eu pour effet de pousser à voter à gauche une partie de ce corps qui vote habituel­lement à droite. Inversement, là où il y avait un bon ministre – et il n’y en avait qu’un seul de vraiment bon, Bruno Le Maire –, la position de Sarkozy s’est plutôt améliorée, dans le monde agricole en l’occurrence. Mais c’est une exception.

Le Débat.– Passons à l’élection de François Hollande et au rôle qu’y a tenu l’anti-sarko­zysme qui semble avoir été plus important pour les électeurs que le programme positif du candidat.

R. H.– L’élection de François Hollande a marqué une certaine normalisation du processus de l’alternance. Depuis que la crise a éclaté, tous les gouvernements sortants en Europe ont été battus, ce qui relativise la victoire socialiste. Mais on pouvait penser qu’à cause de la crise idéologique considérable de la social-démocratie le PS courait le risque de ne jamais revenir au pouvoir. Or, l’effet de balancier a joué à son profit. Il peut demain jouer au profit de la droite et le problème de celle-ci, c’est qu’il y a, en son sein, des gens qui se disent que, sans avoir besoin de s’améliorer ou de se remettre en ques­tion, ils ont toutes leurs chances en 2017 parce que la gauche perdra forcément les élections.

Je ne suis pas en mesure d’analyser le processus qui a fait que c’est François Hollande qui a percé au sein du parti socialiste et non quelqu’un d’autre. En revanche, il est clair qu’il a bénéficié, au sein de l’ensemble de la gauche, d’une conjoncture politique favorable: l’essoufflement de Bayrou qui n’a été capable de percer ni à droite ni à gauche et qui a d’ailleurs mené une campagne tellement terne qu’elle était inau­dible. À mon avis, Bayrou n’avait de chance de percer qu’à droite à partir du moment où les socialistes avaient un candidat «normal» et où Sarkozy se trouvait au contraire, en février-mars, très affaibli dans son camp. Bayrou pouvait alors devenir le chef de file du centre droit et la situa­tion de Hollande serait devenue difficile. Il a fait le choix inverse et l’a payé. Imaginons, par ailleurs, que les écologistes aient eu un candidat percutant, très médiatique; Hollande aurait été immédiatement affaiblie. Eva Joly a été pour lui une chance considérable. La candidature de celle-ci, soit dite en passant, relativise l’intérêt des primaires. Au parti socialiste, elles ont désigné un bon candidat; chez les écologistes, le résultat fut au contraire désastreux. Bref, Eva Joly n’étant pas très séduisante et Jean-Paul Mélen­chon ayant un électorat particulier, tous ceux qui voulaient voter à gauche, soit parce qu’ils l’avaient toujours fait, soit parce qu’ils voulaient sanctionner Sarkozy de manière efficace, ne pouvaient que se reporter sur Hollande, qu’il leur plût ou pas. Il avait un large créneau, il l’a occupé. Le créneau, c’est ce qui rapproche la politique de la dynamique des gaz: pour léger qu’il soit, un gaz occupe tout l’espace qui lui est imparti. C’est donc un concours de circons­tances qui a placé Hollande en pole position d’abord au sein de la gauche, puis au plan national. A-t‑il les qualités nécessaires pour être un bon président de la République par temps de crise? C’est une autre question.

M. G.– Je voudrais juste insister sur deux points à propos de la victoire de Hollande. Il faut souligner en premier lieu qu’elle est le fruit de la primaire, dont la procédure a révélé son efficacité en la circonstance. Dans un parti tradi­tionnellement divisé en courants, travaillé par des ambitions traduites en écuries présidentielles rivales, on pouvait craindre qu’un tel processus de désignation du candidat n’entraîne des divi­sions laissant des séquelles durables; or c’est le contraire qui s’est produit. C’est là directement le résultat de l’intervention du peuple de gauche qui s’est révélé être un peuple de centre gauche. Dans une procédure interne au parti socialiste, François Hollande n’aurait jamais été désigné, pour cause de «droitisme». Les militants et l’ap­pareil du parti auraient massivement porté leurs suffrages sur Martine Aubry. Le succès popu­laire de ces élections primaires a fait apparaître que la sensibilité majoritaire des électeurs du parti socialiste était bien plus modérée que celle des militants du parti socialiste. C’est un élec­torat du centre gauche qui a mis Hollande en selle, avec un effet d’image qui a été détermi­nant pour la suite de la campagne. Les condi­tions de cette désignation ont fait de Hollande non seulement l’adversaire numéro un de Sarkozy mais aussi, en forçant le trait, un bouclier contre le parti socialiste et ses caciques qui n’ont pas franchement bonne presse dans l’opinion. D’avoir été de la sorte désigné contre le gros de la machine de son parti a donné à Hollande une image d’indépendance qui n’a pas peu contribué à lui forger une stature présidentielle. Beaucoup de son crédit en tant que Président dépendra de sa capacité à entretenir cette indépendance. L’alchimie politicienne qui a guidé la formation du gouvernement Ayrault ne va pas précisément dans ce sens. Admettons qu’elle constituait sans doute un point de passage obligé et attendons la suite.

En second lieu, cette élection est à replacer dans la continuité d’un processus: elle est l’aboutissement d’une longue marche qui a vu la conquête de tous les pouvoirs par le parti socia­liste. Une situation qui nous ramène, pour ainsi dire, aux débuts de la Ve République et à l’hégé­monie gaulliste, à ceci près qu’alors l’opposition gardait le Sénat et détenait plusieurs collectivités territoriales. Ce processus est parti d’en bas, de la conquête des municipalités, des départements, des régions. Il s’est créé une culture de gestion locale qui s’est implantée petit à petit dans l’électorat: c’est particulièrement frappant dans l’ouest de la France qui, a priori, n’était pas la terre d’accueil la plus favorable pour les idées socialistes et où cette implantation s’est confirmée d’élection en élection. Pendant longtemps, on a pu croire qu’il existait une sorte de division du travail entre les familles politiques: la droite dominait la politique nationale au nom du réalisme économique et des impératifs de la compétition internationale, tandis que la gauche représentait le parti de la dépense publique à l’échelon local. Et puis ce style politique construit autour de la gestion territoriale a fini par donner le ton à la société politique française. Il demanderait une analyse en profondeur pour éclaircir la consonance qui s’est établie entre le renouvellement des aspirations des couches moyennes urbaines, les fameux bobos, et le mode d’exercice de ce pouvoir de proximité qui a supplanté l’ancienne figure du notable. À beau­coup d’égards, Hollande en est une incarnation parfaite. Un maire, un président de conseil général, un président de région ne sont pas des idéologues. Ce sont des hommes de compromis, attentifs aux préoccupations et aux besoins de leurs administrés, soucieux de ménager les équi­libres, très désireux en général d’activer la vita­lité économique de leur territoire – et portés à la dépense même quand ils sont de droite. L’élec­tion de Hollande, de ce point de vue, couronne un édifice solidement ancré et consacre un style. Et puis ce style politique construit autour de la gestion territoriale a fini par donner le ton à la société politique française. Il demanderait une analyse en profondeur pour éclaircir la consonance qui s’est établie entre le renouvellement des aspirations des couches moyennes urbaines, les fameux bobos, et le mode d’exercice de ce pouvoir de proximité qui a supplanté l’ancienne figure du notable. À beau­coup d’égards, Hollande en est une incarnation parfaite. Un maire, un président de conseil général, un président de région ne sont pas des idéologues. Ce sont des hommes de compromis, attentifs aux préoccupations et aux besoins de leurs administrés, soucieux de ménager les équi­libres, très désireux en général d’activer la vita­lité économique de leur territoire – et portés à la dépense même quand ils sont de droite. L’élec­tion de Hollande, de ce point de vue, couronne un édifice solidement ancré et consacre un style de direction politique qui s’est imposé comme une référence auprès des citoyens. La question qui se pose maintenant étant de savoir si cette façon de faire et la vision de la politique qui l’ac­compagne sont adaptées au gouvernement du pays, aux urgences de la crise et aux défis de la mondialisation.

Au total, ce qui me frappe dans cette élec­tion, c’est ce qu’elle révèle des transformations profondes en cours à gauche, chez les électeurs comme chez les élus. La candidature de Fran­çois Hollande a favorisé leur expression par le flou prudent où il s’est tenu, en dessinant son programme en creux, par contraste avec l’action du «candidat sortant», selon sa formule bizarre. À la faveur de cette attitude minimaliste, il a opéré un recentrage républicain de l’idée socia­liste, en même temps qu’une réactualisation de cette république. Il a ainsi transformé en force la faiblesse programmatique de son parti – consciemment ou sous la simple pression des circons­tances, la suite le dira. En tout cas, il est digne de remarque que le gros de la troupe socialiste a suivi sans trop rechigner. Bien sûr, les vieux clivages sont toujours là, et ils ne manqueront pas de se manifester à la première occasion. Mais sont-ils encore véritablement significatifs? Ils me semblent en train de s’estomper au profit d’une redéfinition encore passablement inchoa­tive, il est vrai, mêlant retours à la tradition et ouverture à la nouveauté. Étatisme et décentra­lisation, égalité républicaine et diversité multi­culturelle, solidarité sociale et libéralisme moral sont loin d’avoir trouvé leur point d’équilibre. Cette redéfinition se solde pour le moment par beaucoup de confusion, dont l’ahurissant accord électoral avec Europe Écologie Les Verts a été l’illustration la plus spectaculaire. Mais il se pourrait que l’exercice du pouvoir précipite la décantation.

 Le mouvement de recentrage va loin. Il ne s’arrête pas à la gauche classique, il s’étend jusqu’à l’extrême gauche. On crédite Mélenchon d’avoir redonné vie à celle-ci et d’avoir réinventé avec son Front de gauche l’ancienne fonction tribunitienne du parti communiste. C’est ne pas voir que cette réinvention est toute verbale, l’in­cantation historique tenant lieu dans le discours mélenchonien de colonne vertébrale idéologique. La géographie de son électorat en témoigne: elle correspond, notamment dans le Sud, aux anciennes zones de force du radical-socialisme, comme l’a fait remarquer Hervé Le Bras. Il résume cela d’une formule: «La gauche de la gauche “se socialise”» (Le Monde, 25 avril 2012). En réalité, Mélenchon a ramené dans le giron d’une extrême gauche républicaine un électorat protestataire auparavant acquis, au moins rhétorique ment, à la rupture révolutionnaire, avec pour effet de marginaliser complètement les candidats trotskistes. Un électorat qui s’est reporté sans états d’âme sur le candidat socialiste. En un mot, Mélenchon a contribué à l’assèchement du parti de la révolution. Comme quoi le glisse­ment vers la droite diagnostiqué par Roland Hureaux pourrait être d’application très géné­rale. Le «sinistrisme» qui a fait figure pendant longtemps de loi de l’histoire électorale française – le glissement continu vers la gauche amené par le surgissement de nouvelles forma­tions renvoyant les anciennes vers la droite, les socialistes après les républicains, les commu­nistes après les socialistes –, ce sinistrisme serait-il en train de s’inverser?

Le Débat.– Nous en arrivons ainsi aux trans­formations en profondeur de la vie politique française, à gauche avec Mélenchon et à droite avec Marine Le Pen, les deux événements de l’année.

R. H.– La droite est en train de s’enliser dans les discussions sur le point de savoir s’il faut s’entendre ou non avec le Front national. Le vrai problème n’est pas là. La vérité, c’est que la droite française est la seule en Europe, et même dans le monde occidental, à avoir vu émerger sur sa propre droite une formation poli­tique telle que le Front national. J’y vois la marque d’une insigne faiblesse. On peut dire qu’il y eut à l’origine de cette émergence une manipulation du système électoral par François Mitterrand, mais cela ne me paraît pas décisif. Je pense que le Front national est d’abord le signe extérieur de l’incapacité de ce que l’on appelle aujourd’hui l’UMP à rassembler tout l’éventail conservateur français. Et par-derrière, à affronter les vrais problèmes politiques de la France, car je reste persuadé qu’à la plupart des problèmes les plus intensément ressentis aujourd’hui par les gens de la base (sentiment que le système de solidarité est désordonné et injuste, problèmes de la justice et de l’éducation, excès de pression fiscale, de bureau­cratie, immigration/intégration, etc.), ceux-ci attendent la solution plutôt de la droite que de la gauche. Une exception de taille: les inégalités croissantes, mais qu’y peut une gauche qui accepte la mondialisation, hors la gesticulation fiscale?

Un mot à propos du Front national. Certains disent que tôt ou tard on aura Marine Le Pen comme Présidente, surtout si la prestation des socialistes est catastrophique. J’en doute. Ce parti est très largement une apparence qui ne sort de son néant qu’au moment des élections. À cet égard, il est le contraire de ce qu’étaient autrefois les partis fascistes, lesquels méprisaient le processus électoral mais investissaient très fortement la rue ou les forces sociales (mouve­ments de jeunesse, syndicats, etc.). Or le Front national, lui, n’existe pas en dehors des élec­tions: il a très peu de militants et du mal à trouver des candidats. Surtout, à la différence de l’UMP  et du PS, le FN ne s’appuie sur aucun des deux massifs fondamentaux de la vie poli­tique française que sont l’État d’un côté et les collectivités locales de l’autre. Marine Le Pen, c’est 18 % du corps électoral mais ce doit être 2 % à 3 % des anciens de l’ENA  et de Polytech­nique et 2 % à 3 % des 36 791 maires de France. Il y a là une faiblesse congénitale qui ne sera pas surmontée de sitôt.

Il n’en reste pas moins que l’UMP  devrait se poser des questions. Ce parti a eu deux chefs, Chirac et Sarkozy, dont le bilan réformateur est, il faut bien le dire, extrêmement mince. Et cela sur trente ans. Pourquoi? On peut analyser la question de différentes manières. Il y a, peut-être, un certain appauvrissement des talents. Je pense que Hollande est mieux entouré que Sarkozy.

On peut aussi se demander si, en tournant au fil des ans le dos à l’héritage gaulliste, le RPR, puis l’UMP, toujours hégémoniques à droite, n’en ont pas gardé l’aspect le plus contestable: le culte du chef. Il leur faut à tout prix un chef et, quand il n’y a pas de chef, ils se précipitent sur le premier venu. C’était la situation du  RPR en 1976 et celle de l’UMP en 2004. En 1976, le RPR s’était trouvé orphelin et il avait adoubé celui qui s’était présenté le premier en disant «c’est moi le chef», et qui est resté ensuite à sa tête pendant presque trente ans. Ce chef est devenu Premier ministre puis Président grâce au méca­nisme de l’alternance qui permet à une opposi­tion, pour médiocre qu’elle soit, de prendre le pouvoir. On a assisté au même scénario avec Sarkozy qui, pour moi, est le vrai fils spirituel de Chirac. C’est un Chirac en accéléré avec les mêmes réformes creuses, généralement plus nuisibles qu’utiles – à l’exception de la réforme des retraites imposée par la dégradation des comptes et l’évolution démographique –, qui ne contribuent nullement, pour la plupart, à adapter la France à la mondialisation, à libéraliser le pays, mais sont l’expression presque accomplie de ce que Guy Debord a appelé «la société du spectacle».

Aujourd’hui, on est de nouveau dans le même cas de figure: l’UMP est à la recherche d’un chef et c’est à qui sera le plus culotté, le plus auda­cieux pour s’imposer, sans que l’on puisse aucu­nement préjuger de sa capacité et surtout de sa volonté de résoudre enfin les vrais problèmes de la France. Je n’en tire pas la conclusion qu’il faut changer le système: le général de Gaulle disait que, quand les hommes sont mauvais, les institutions ne fonctionnent jamais de manière satisfaisante, mais qu’elles doivent en revanche préserver la chance des bons, quand il s’en trou­vera, pour qu’ils aient alors les moyens d’agir. Mais il faut bien reconnaître que l’élection présidentielle est devenue le point faible de la VeRépublique. Les campagnes électorales sont désormais tellement compliquées que c’est une profession en soi que de les gagner! Chirac fut un excellentcampaigner, comme on dit en anglais; Sarkozy aussi. Mais c’est un métier à temps complet. Et le métier de gouverner le pays, c’est un autre métier. Il n’est pas sûr qu’il soit dans la capacité d’un même homme de bien faire les deux! C’est la raison pour laquelle je m’inquiète de l’avenir de l’UMP. Dans cinq ans, les gens voudront probablement chasser les socialistes. Mais y aura-t‑il alors en face des hommes et un programme pour prendre à bras-le-corps les problèmes de la France, ceux que j’évoquais tout à l’heure, et d’autres? Je n’en suis pas sûr. Je crains que l’on ne continue encore pendant longtemps dans la politique de l’apparence.

M. G. – J’ai parlé de la mue idéologique à gauche. Elle me semble avoir son équivalent à droite et, là aussi, elle touche autant l’extrême droite que la droite de gouvernement. Ce qui est frappant dans le phénomène Marine Le Pen, c’est bien sûr le resurgissement du Front national que Sarkozy s’était vanté un peu trop vite d’avoir tué, mais ce sont aussi ses évolutions. Les dépla­cements de son électorat, dans les campagnes, dans les zones péri-urbaines, dessinent une carte de la société française où le sentiment d’abandon est l’élément fédérateur. Mais il ne faut pas négliger la manière dont Marine Le Pen a repo­sitionné son parti pour comprendre l’écho dont elle a bénéficié. Tout en maintenant la théma­tique essentiellement nationale et xénophobe, hostile aux immigrés, qui constitue le fonds de commerce principal sur lequel son père avait construit son parti, elle a opéré un double glisse­ment pour l’inscrire dans l’orbite républicaine. D’une part, elle a déplacé l’accent du rejet vers l’exigence de respect de la loi commune, compo­sante de l’idée républicaine très sensible dans l’électorat populaire. D’autre part, elle s’est posée en championne de la laïcité, conçue de la manière tout à fait classique comme la sépara­tion entre les croyances personnelles et l’espace public qui doit être neutre par définition. Elle a en ce sens modifié profondément l’angle d’at­taque sous lequel son père abordait les problèmes de l’immigration, ce qui donne à son discours une audience potentielle beaucoup plus large. Et, par ailleurs, elle a intégré une dimension sociale aux antipodes du discours de son père dont les conceptions économiques relevaient d’un folklore ultralibéral à l’américaine pour le moins surprenant dans la bouche d’un nationa­liste. D’une certaine manière, Marine Le Pen se montre beaucoup plus conséquente sur ce plan en liant une forte préoccupation sociale à la recherche de la cohésion nationale. Là aussi, c’est un facteur qui contribue à la rendre davan­tage audible, en la faisant échapper au seul discours de la dénonciation et de la protestation.

Enfin, elle a mis au centre de son dispositif idéologique un élément qui n’était pas absent du discours antérieur du Front national, mais qui n’y faisait pas office de marqueur: le rejet de l’Europe de Bruxelles. Sur ce point, elle a bénéficié du concours de l’actualité. La crise de la construction européenne est devenue une donnée clef du paysage politique. Elle n’a pas réussi, toutefois, à capitaliser sur ce thème. Elle a même dû plus ou moins battre en retraite, faute de réponse crédible aux inquiétudes suscitées jusque dans son public par la perspective de la sortie de l’euro.

R. H.– Marine Le Pen a emprunté son programme économique et certains de ses conseillers à la mouvance gaulliste et chevènementiste mais, même justifiable sur le fond, la sortie de l’euro n’était pas électoralement une bonne idée dans la mesure où elle est apparue anxiogène.

M. G. – C’est juste. L’euro n’a plus beau­coup d’arguments positifs pour lui mais il en garde un décisif, à savoir qu’il est très difficile d’en sortir. Ce recentrage opéré par Marine Le Pen n’est certainement pas étranger à la perméabilité croissante de son électorat avec l’électorat de l’UMP. La droitisation du discours sarkozyen n’explique pas tout. Cela dit, le Front national n’est pas devenu pour autant un parti de gouvernement, loin s’en faut. Il reste un parti d’opinion protestataire destiné à se manifester essentiellement lors des élections présidentielles, et plus modestement, malgré quelques scores importants, lors des élections législatives. Le chemin vers le pouvoir et même la transforma­tion en force d’influence politique permanente ne sont pas à l’ordre du jour.

R. H.– Le Front national n’est pas sorti de son paradoxe: il pose certains vrais problèmes tels qu’ils sont ressentis par la population à la base, tout en demeurant marqué par un héritage idéologique sulfureux. Les sondages le montrent: l’adhésion à certaines idées de Marine Le Pen va au-delà non seulement de son électorat, mais même de celui de la droite. Vous trouverez au fond de nos campagnes ou de nos banlieues tel retraité des chemins de fer qui a voté Hollande et qui n’imaginait même pas de voter pour quelqu’un d’autre, lequel, quand vous lui parlez, ne sort de ses gonds que pour déplorer une immigration excessive. Mais, en même temps, les origines équivoques du Front national, je veux parler de Vichy, voire de la collaboration, restent présentes. Les historiens nous ont montré toute l’importance de la composante de gauche du vichysme. L’accent mis par Marine Le Pen sur la dimension sociale peut être interprété à cet égard comme une sorte de retour aux sources. Je pense que si le Front national a remonté, ce n’est pas à cause du recentrage de Marine Le Pen mais des faiblesses de Nicolas Sarkozy. Si Sarkozy avait été meilleur, elle ne serait pas arrivée à 18 %.

M. G. – J’aimerais avoir votre sentiment, Roland Hureaux, en ce qui concerne l’évolution globale de la droite et, plus particulièrement, en ce qui concerne l’effacement de la fameuse divi­sion tripartite identifiée par René Rémond. Celle-ci ne paraît plus fonctionner. En 2006, alors que la présidentielle de 2007 se profilait, René Rémond, dans le dernier entretien qu’il nous a accordé, constatait lui-même la difficulté qu’il avait à situer Sarkozy dans sa grille de lecture de la droite classique. Mais je tendrais à penser que le phénomène dépasse la personne de Sarkozy. Il tient à une véritable transforma­tion de la droite française dont les caractéristiques ont beaucoup bougé. C’est, par exemple, ce que me semble révéler l’effacement de Bayrou. En 2007 encore, il était possible de prêter une consistance identifiable à un centrisme dont on discernait assez bien la provenance «orléaniste», dans les termes de René Rémond, et, en tout cas, démo-chrétienne. Cette identité-là n’a plus le moindre ancrage dans le pays. Aujourd’hui un centriste comme Borloo n’a plus de liens repérables avec l’orléanisme ou la démocratie chrétienne. Il y avait chez Sarkozy une compo­sante autoritaire qui pouvait passer pour gaul­lienne, aux yeux de certains, le verbe d’Henri Guaino aidant, et le rattacher à la filiation bona­partiste. J’ai dit mes doutes sur le sujet. Mais ce qui est sûr, c’est que ces patronages illustres ont perdu leur portée d’inspiration politique. Je ne reviens pas sur la fracture entre la sensibilité conservatrice et la sensibilité libérale que j’ai pointée plus haut. Tous ces facteurs s’addition­nent pour dessiner un paysage politique en profond renouvellement par rapport aux repères traditionnels. Qu’en pensez-vous?

R. H.– D’abord, je n’ai jamais beaucoup cru à la classification de René Rémond issue du XIXe siècle. Un homme comme le général de Gaulle transcendait largement ces catégories. Elles ne prennent guère en compte des clivages autrement importants, apparus au XXe siècle, comme le clivage résistance/collaboration ou, aujourd’hui, le clivage européen, qui d’ailleurs tous les deux existent aussi à gauche. Avec Nicolas Sarkozy, il se peut que même ces derniers clivages soient à réviser et que nous ayons affaire à une subversion plus en profondeur de la poli­tique, qui ne touche pas que la France, et dont on trouvera davantage les clefs chez Philippe Muray, une subversion où les mots remplacent les choses, la communication l’action, et qui peut-être témoigne de l’impuissance croissante du politique. Le parti socialiste, dont les projets sont de plus en plus des «marqueurs idéologiques» et non, comme au temps de Guy Mollet, des solutions à des problèmes réels, n’évolue sans doute pas différemment.

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