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"Un historien dans la Cité - Hommage à Claude Nicolet" par Jean-Pierre CHEVENEMENT

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Intervention de Jean-Pierre Chevènement lors de la Journée d’hommage à Claude Nicolet organisée sous le patronage de la Sorbonne (Paris I), de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, de l’Ecole française de Rome et de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, samedi 28 mai 2011

Claude Nicolet nous a quittés le 24 décembre 2010. À travers toute son œuvre d’historien et en particulier à travers ce livre majeur qu’a été, en 1982, « l’Idée républicaine en France », écrit, en fait, dès la fin des années soixante-dix, Claude Nicolet restera comme l’un des rares penseurs qui, enjambant les siècles, réussira, j’en suis convaincu, à éclairer ce XXIe siècle commençant, à proportion de l’exigence républicaine que fait naître la crise du néolibéralisme. L’Humanité a besoin de repères. Ceux que fournit la République sont pour les hommes que nous sommes des repères plus sûrs que la confiance naïve dans la main invisible de marchés devenus fous ou l’espérance messianique d’un monde délivré des classes. 

I – Il a fait revivre l’idée républicaine à l’orée du XXe siècle 

Devançant d’une décennie la chute de l’URSS, Claude Nicolet, en formulant, selon son expression, « une histoire critique de l’idéologie républicaine » dans une période qui va de 1789 à 1924, a su faire briller d’un éclat renouvelé l’idée même de la République, alors même que la gauche française, en 1981, venait de parvenir au pouvoir. 

Claude Nicolet rappelait, au moment où les dès roulaient encore, l’exigence de la raison républicaine s’exerçant collectivement. C’est pourquoi son livre a eu l’écho profond et toujours plus puissant que nous lui connaissons. Je ne voudrais par faire de Claude Nicolet le portrait d’un penseur qui se serait voulu prémonitoire. Il l’était, mais presque à son insu. Il croyait à la République comme à un système logique et cohérent, certes, mais ouvert au débat et donc à l’invention collective. Cette foi républicaine, il est juste de le dire, a été immensément fortifiée dans ses débuts par la grande figure tutélaire de Pierre Mendès-France au cabinet duquel Claude Nicolet a participé. Il n’a pas été non plus par hasard le rédacteur en chef des « Cahiers de la République ». Curieusement, Pierre Mendès-France est mort l’année même où paraissait « l’Idée républicaine en France », témoignage de l’empreinte durable que son action et sa pensée avaient laissée, comme pour un passage de relais.


C’est peu dire que la gauche, en 1981, n’était pas encore vraiment mûre pour relever l’idée républicaine. Certes le marxisme avait cessé d’être « l’horizon indépassable de notre temps » qu’il était encore pour Jean-Paul Sartre, dans les années cinquante. Le rapport Krouchtchev était passé par là. Mais la gauche française n’était pas encore prête pour une conversion au républicanisme civique, au sens où Claude Nicolet l’entendait, en opposant au modèle libéral et utilitariste forgé dans le monde anglo-saxon dès le XVIIIe siècle, l’idéal d’un gouvernement du peuple par le peuple fondé sur la participation active des citoyens. Face au néolibéralisme triomphant dans le monde anglo-saxon, la gauche française n’était pas idéologiquement déterminée. 

Claude Nicolet, en évoquant « la République athénienne » de Gambetta et plus généralement le lien entre la Cité Antique, la République romaine et la République française, avait su marquer, au sein même des sociétés démocratiques issues des Lumières, ce qui sépare la tradition française et la tradition anglo-saxonne. La liberté en France a besoin de la République pour des raisons historiques qui tiennent à notre passé monarchique et catholique. C’est particulièrement le rôle de l’Ecole républicaine et laïque que de créer les conditions de l’épanouissement de la liberté de conscience. L’individu, pour les républicains, n’est pas une donnée de la Nature ni un produit de l’Histoire. Il n’existe que par l’exercice collectif de la Raison. L’individu, dans la République française, porte le beau nom de citoyen. Or, face au néolibéralisme triomphant dans le monde anglo-saxon au début des années 1980, la gauche française n’a pas su opposer un projet mûri collectivement. Elle a abandonné, sans jamais le dire, celui qu’elle avait forgé dans l’opposition, qui valait ce qu’il valait, mais qui fournissait des clés pour apporter au néolibéralisme anglo-saxon une autre réponse que sa transposition à l’Europe continentale, à travers ce programme de dérégulation qu’était l’Acte Unique signé à Luxembourg en 1985. On se réfèrera utilement à la deuxième partie du Projet socialiste intitulée « Vouloir pour comprendre » que celui-ci comportait aussi la virtualité d’une « conversion républicaine ». 

Claude Nicolet, à travers son immense érudition, a ressuscité la République comme projet philosophique, montrant qu’elle s’insérait dans un mouvement général, celui des « progrès de l’Esprit humain » pour reprendre l’expression de Condorcet. Il y a un lien entre la République et la science qui ira jusqu’à la recherche d’une « science morale ». Édouard Herriot, en 1932, définira le radicalisme comme « l’application du rationalisme en politique ». 

Claude Nicolet a montré le lien entre Condorcet, fondateur de l’Instruction publique, Auguste Comte, Littré, Ferdinand Buisson et bien sûr Emile Durkheim, l’inventeur de la « sociologie » et le concepteur d’une « pédagogie scientifique ». Alain a lui aussi défini le projet républicain comme « une éducation de masse fondée sur une pédagogie scientifique ». C’est dire le lien étroit de la République issue des Lumières et son Ecole. Les républicains ont toujours porté haut les valeurs de la connaissance et la République a aussi partie liée avec la science. Il n’est pas jusqu’à Pierre Mendès-France qui n’ait cherché avec Gabriel Ardant, à établir un lien entre l’action politique et la science économique. 

Claude Nicolet connaissait le principe d’interdemination d’Heisenberg. Il savait que l’obscurantisme moderne se paraît des prestiges frelatés de la « complexité » pour nier la capacité des hommes à améliorer collectivement leur sort. L’épithète méprisante de « scientiste » ne le faisait pas dévier de sa route parce qu’il était tout le contraire d’un dogmatique et qu’en bon épistémologue, il savait que la science est perpétuelle remise en cause. Rien donc ne pouvait le faire dévier de la route qu’il avait choisie. 

Claude Nicolet, s’il n’a pas influé dans l’immédiat sur le cours des choses, a préparé la voie d’une reconquête républicaine à venir. Il a su faire revivre grâce à son immense érudition la philosophie républicaine française de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe, avant l’éclipse que lui a fait subir le marxisme pendant « le court XXe siècle » dont a parlé Hobsbawm, c’est-à-dire le temps de l’URSS. Claude Nicolet nous a fait redécouvrir les penseurs républicains, les concepts qu’ils ont forgés et leur articulation à travers une histoire mouvementée et contradictoire. L’idée républicaine, des Idéologues de 1795 aux grands fondateurs de la IIIe République, Gambetta et Ferry notamment, n’a en fait jamais cessé de s’approfondir. 

De cette philosophie politique française injustement dépréciée voire occultée, Claude Nicolet a su restituer la tension et l’exigence qui la sous-tendent et la cohérence des concepts qui la fondent. Claude Nicolet a ainsi dépoussiéré une tradition de pensée qui ne méritait pas le sort qui lui a été fait par les idéologies qu’Hannah Arendt a appelé « totalitaires ». Cette période marque aussi pour la France, dès les lendemains de la première guerre mondiale, le début d’une crise nationale de longue durée. Cette crise de la France a aussi été celle de la République. Claude Nicolet ne cache rien des apories de l’idée républicaine. Mais c’est le propre de la République de se chercher et de s’inventer toujours. 

Claude Nicolet nous a fait redécouvrir non seulement les Idéologues de 1795 : Volney, Daunou, Destut de Tracy, mais aussi Renouvier en 1848, les premiers socialistes, les positivistes, les grands fondateurs, ceux de l’Ecole républicaine, les solidaristes, conscients que la République n’est pas que la juxtaposition des individus, et enfin les artisans de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Il a surtout su faire revivre la République comme exigence, tension spirituelle et, au-delà des institutions et des péripéties politiques, comme un grand tout cohérent où les citoyens interagissent les uns avec les autres, à la recherche d’un projet qui les dépasse et les élève tous, au service de l’intérêt général. Après que l’URSS eût disparu et que se furent dissipées les illusions d’une fin de l’Histoire coïncidant avec la victoire du néolibéralisme, on peut dire que Claude Nicolet a donné une nouvelle chance à l’idée républicaine, pour peu que les hommes du XXIe siècle sachent la saisir comme ils ont, semble-t-il, commencé de le faire dans le monde arabe. 

II – Un savant trop modeste, un citoyen engagé. 

Claude Nicolet était un immense savant. Il mettait son érudition qui aurait pu être écrasante au service d’une recherche scrupuleuse qui ne reculait jamais à formuler, par une sorte d’ironique modestie ses hésitations mêmes. Il aimait à dire : « Ce n’est pas mon métier … je ne sais pas répondre … je ne suis qu’un historien de Rome, et du XIXe siècle que je n’ai d’ailleurs fait qu’effleurer … Je ne fréquente les archives que pour m’amuser, etc. ». Il commence son livre sur « l’Idée républicaine en France » par une phrase qui respire le doute méthodique appliqué à l’objet même de sa recherche : « Je me propose de rechercher si, en français, le mot République a un sens ». 

En réalité, il a exploré tous les sujets dans leurs moindres recoins et ayant étudié les fondements des idées républicaines et leur articulation, il n’hésite pas à écrire que si elles recèlent quelques faiblesses, « dans cette faiblesse réside leur honneur ». Claude Nicolet haïssait par-dessus tout le dogmatisme, qu’il fût celui de la religion ou celui de l’Internationale communiste. Il mettait l’universalité des valeurs au-dessus de tout, s’avouant français par le refus de ce qu’il appelait « l’ultramontanisme », c’est-à-dire la renonciation à penser par soi-même, au nom d’une foi ou d’une idéologie définie par une autorité extérieure. Il révérait l’esprit critique et il admirait dans la République un régime qui s’était donné la liberté comme fin mais aussi comme moyen. Le souci de la vérité était, à ses yeux, primordial. Le juste milieu était pour lui le contraire de la tiédeur. Il exprimait seulement la retenue nécessaire à quiconque veut examiner tous les arguments. Cet esprit de libre examen était sa morale.

Claude Nicolet n’a pas été seulement un grand Historien. Il était un citoyen engagé. La politique l’a toujours tenté. L’action politique a été bizarrement chez lui un regret constant, très difficile à comprendre pour tous ceux qui l’admiraient, car il a marqué son temps et il marquera les temps à venir d’une empreinte durable par le rayonnement de son œuvre intellectuelle. 

Celle-ci sera encore longtemps féconde, j’en suis sûr, plus que ne l’eût été l’exercice d’un mandat électif, fût-il celui de député, puisqu’il a été une fois candidat, en 1973, dans une circonscription perdue d’avance. En réalité, Claude Nicolet ne séparait pas le concept républicain de « l’agir politique ». La République était pour lui une « praxis », comme disent les marxistes. Il éprouvait donc le sentiment d’un manque qui était tout à fait injustifié, car les vrais théoriciens ont rarement été des hommes d’action ou alors, on l’a vu avec Lénine, leur action a contredit leur théorie. Quant aux hommes d’action qui ont cherché à théoriser, cette tentative leur a rarement réussi. Ce fut le cas du grand homme d’Etat dont l’action a inspiré Claude Nicolet, je veux dire Pierre Mendès-France, le seul qui eût pu sauver la IVe République, s’il avait été appelé à former le gouvernement du Front républicain, en janvier 1956. Pierre Mendès-France était peut-être trop rationnel et peut-être touchons-nous là à une limite de la République radicale et rationaliste qu’il a pourtant illustrée à travers la pédagogie convaincante de ses « causeries au coin du feu », en tout cas pour moi-même qui n’avais alors que quinze ans. Je reviendrai tout à l’heure sur les conditions de possibilité d’une « République moderne » dont Claude Nicolet, à la tête des Cahiers de la République, s’était fait le chantre. 

Dans un colloque tenu le 26 avril 2004 au sein d’un club que j’avais créé en 1983, justement intitulé « République moderne » en hommage à Pierre Mendès-France, Claude Nicolet déclarait : « Il ne devrait y avoir que des hommes politiques qui disent la vérité. J’en ai connu un (pour ne pas parler d’un autre) à qui le fait de dire la vérité n’a pas porté chance. Mais néanmoins il faut la dire ». C’est cela l’idéal républicain : il fait mieux ressortir la misère du mensonge triomphant. Il faut y croire. Car cela seul autorise l’espoir d’un réveil. 

Claude Nicolet s’est dressé contre la tentation de renvoyer la Révolution, et avec elle la République, au musée, comme nous y incitaient, au moment du bicentenaire de la Révolution de 1789, François Furet et Mona Ozouf dans leur « Dictionnaire critique de la Révolution française », et sur le mode anthropologique, Pierre Nora, dans ses « Lieux de Mémoire ». Il y discernait l’abolition de cette tension juridique et spirituelle que la République avait héritée de la Révolution, pour rallier la « société occidentale », comme nous y invite aussi Alain Touraine, bref à « nous fondre dans une République américano-atlantiste où la liberté est celle des individualistes et où le peuple est une juxtaposition de communautés coexistant harmonieusement dans une neutralité bienveillante » (1) . 

Claude Nicolet souligne que la République en France « marque une origine et non pas la récupération d’un passé idéal », qu’elle « naît de la Révolution » et qu’elle reste – pacifiquement bien sûr – « révolutionnaire ». « La Révolution est un bloc » parce qu’on ne peut en disjoindre aucune pièce si on veut en comprendre la logique entière : c’est pour éviter le renouvellement de la Terreur que « la République doit former des républicains par une éducation à la fois publique, religieusement neutre et fondée sur les seules Lumières ». À côté de la « désolante fadeur » du libéralisme même éclairé, Claude Nicolet nous fait voir « les éclairs sur l’avenir » et les élans du républicanisme français. 


Claude Nicolet a exercé sur mon esprit une influence déterminante quand la gauche, parvenue au pouvoir, a eu le choix entre une conversion libérale qui répondait à l’air du temps et une conversion républicaine qui lui aurait donné la chance de former des citoyens. J’ai eu la chance, ensuite, de pouvoir bénéficier à trois reprises de son concours. 

La première fois, je me tournai vers lui fut pour solliciter, en 1984, ses conseils quant au rétablissement de l’éducation civique dans les écoles et les collèges, discipline qui avait été supprimée en 1968 par le ministre de l’Education Nationale de l’époque, Edgar Faure. Claude Nicolet me proposa, par souci de neutralité, une conception aussi proche que possible du droit positif. Il fut surpris, comme il le rapporte lui-même, de l’hostilité qu’il rencontra sur le terrain : « les responsables … balançant entre une conception consumériste conforme à la vague libérale qui montait et une méditation limitée aux droits de l’homme pavée de bonnes intentions mais crispée sur l’idée de droits dividendes » (2). Ce parti pris de l’Establishment scolaire et pédagogique en dit long sur l’hégémonie de l’idéologie libéral-libertaire que la volonté de reconstruire l’Ecole de la République heurtait de plein fouet. Plus qu’aux programmes, c’est à cette résistance, je crois, qu’il faut imputer les médiocres résultats obtenus. 

Claude Nicolet, que François Fillon avait missionné en 1995 sur le même sujet, proposa en 1997 à Claude Allègre l’extension de l’enseignement de l’éducation civique aux lycées, et une attention prioritaire à accorder à la formation des formateurs, et pour ce faire, une incitation donnée à la recherche dans l’enseignement supérieur. 

En 1988, j’avais eu l’occasion de demander à Claude Nicolet de faire un état des lieux de la formation civique dans les armées. Celles-ci étaient demandeuses, mais le service national vivait alors ses dernières années. Cette mission fut l’occasion de prendre la mesure de l’extrême dénuement civique d’une forte proportion des appelés. Mais inversement, il y avait dans la masse de ceux-ci la possibilité de recruter sans trop de peine les formateurs nécessaires à une instruction civique adaptée aux missions que la République confiait aux armées. La suppression du service militaire, intervenue en 1996, n’était certes pas la solution. 

La troisième et dernière occasion qui me fut donnée de solliciter Claude Nicolet fut en 1999 : en tant que ministre de l’Intérieur, je lui confiai la charge de préparer une brochure à destination des 800 000 jeunes inscrits d’office chaque année sur les listes électorales. Ce fut un petit chef d’œuvre de simplicité et de sobriété républicaine. Le texte « Pour faire votre métier de citoyen » tenait sur trois pages. Il commençait ainsi : 

« Vous avez dix-huit ans. Vous êtes Français. Vous accédez à votre majorité. Vous êtes désormais responsable de vos actes pour le bien comme pour le mal. » Suivait un énoncé des droits puis des devoirs du citoyen et une description des institutions de la République. Le livret se concluait par un appel à la responsabilité : « C’est à vous de définir l’intérêt général qu’on appelle aussi le bien public. Là est votre responsabilité de citoyen ». 

Ce petit texte suprêmement pédagogique dit tout. Il est simplement admirable. J’espère qu’il sera réédité chaque année par le ministère de l’Intérieur avec les quelques mises à jours rendues nécessaires par l’évolution des textes constitutionnels. 

III - Des débats encore ouverts 

Des débats que j’eus avec Claude Nicolet, j’en retiendrai deux qui ne sont pas allés tout à fait à leur terme, parce qu’il séparait en fait plus qu’il ne le disait, le monde des concepts et l’action sur le réel. 

Le premier débat concerne 1940 et les leçons que la République avait à en tirer. Pour Claude Nicolet, 1940 était un naufrage de la Raison : des éloges qu’il a faits de l’ouvrage de Jules Isaac paru sous un pseudonyme en 1942 « les Oligarques », on peut conclure à coup sûr qu’il mettait en cause, plus que le régime d’assemblée, les élites bourgeoises qui ont conduit la France à la défaite. D’où sa résistance aux institutions de la Ve République et à l’élection au suffrage universel du Président de la République dont il décrira plus tard, en 1999, le mode d’élection et les prérogatives, dans le livret intitulé « Pour faire votre métier de citoyen ». Comme Pierre Mendès France, Claude Nicolet aurait préféré la conclusion d’un « contrat de législature » pour remédier à l’instabilité chronique de nos Républiques. 

Cette formule, qui convient à l’Allemagne, est-elle praticable en France ? Claude Nicolet, malgré son immense érudition, était au fond peu sensible à l’idée de l’irréductibilité des différences de cultures entre les peuples : « Chaque pays, a-t-il écrit, a dans son panier une diversité de doctrines ». « Les valeurs universelles ne le sont pas parce qu’elles sont françaises … Je les vois universelles telles que nous les avons choisies pour ce qu’elles sont : si c’est bon pour la France, c’est bon pour les autres … Si l’égalité des hommes et des femmes est une bonne chose, il faut qu’elle soit bonne pour tout le monde. C’est parce que les valeurs sont universelles qu’elles doivent être les nôtres ». Il n’en démordait pas et sa façon de raisonner laissait entier le problème de savoir si la démocratie est – ou non – une denrée exportable. Sur ce sujet, Jacques Berque a théorisé l’idée qu’il revenait à chaque peuple de trouver en lui-même le moyen de s’approprier à partir de ses traditions ou de ses propres motivations les concepts ou les technologies lui permettant de choisir son avenir. 

Claude Nicolet, quant à lui, m’a convaincu de la possibilité pour un peuple de déléguer à une instance supranationale l’exercice d’une ou de plusieurs compétences, sous la réserve expresse que cet exercice reste démocratiquement contrôlé, ce qui diffère profondément de la délégation de souveraineté que Mendès-France lui-même refusait expressément. La vision de celui-ci était prémonitoire : il y a deux façons pour un Peuple, disait-il en 1957, de s’acheminer vers la dictature, c’est de remettre sa souveraineté à un homme ou à une Commission qui prendra ses décisions au nom de la Technique. 

Le « passage à l’universel » constitue sans doute l’une des apories de la raison républicaine. Mais Claude Nicolet savait que la nation était la brique de base de la démocratie. 

« La nation, écrit-il, est à ce jour le cadre le plus cohérent, le plus efficace et surtout le seul suffisamment solide et étendu pour permettre à l’Etat qui est son expression à se faire entendre et respecter. 

Que les représentants de ces intérêts purement marchands [que sont ces] gigantesques entreprises financières et industrielles débordant les frontières, mues cyniquement par la seule cupidité du profit immédiat maximum, s’efforcent hypocritement de ruiner cet Etat républicain en le morcelant à l’intérieur sous le prétexte des régions, et en tentant de l’étouffer, à l’extérieur, par l’Europe, n’a en somme rien d’étonnant : ils sont dans leur rôle. Mais que les héritiers des républicains et des socialistes donnent dans ce piège, c’est l’un des paradoxes les plus douloureux de notre situation politique. Que d’autres s’y résignent ! Ce n’est pas mon cas ! » (3) 

IV – Des combats toujours actuels : la Nation, la laïcité, la République moderne 

Claude Nicolet a été toute sa vie un combattant. Il nous a apporté de vives lueurs sur plusieurs questions qu’avaient à résoudre, à la fin du siècle dernier, les républicains et qui restent à l’ordre du jour : 
- la nation et par conséquent la nationalité ; 
- la laïcité et par conséquent la place faite aux religions. 

J’ai déjà dit combien Claude Nicolet attachait d’importance à la nation et à sa « fabrication » y compris à travers l’historiographie. C’est l’objet de son beau et dernier grand livre qu’est « La fabrique d’une nation : la France entre Rome et les Germains », publié en 2003. Il applique à l’Histoire moderne le même traitement qu’à l’Antiquité : « Il s’agit toujours de lire et de comprendre convenablement des textes ». Dans cet ouvrage magistral, il montre à quel point la définition de la France - comme celle de l’Allemagne d’ailleurs – doit à la Rome antique et comment la France s’est longtemps vécue tantôt comme l’héritière de Rome, tantôt comme celle des envahisseurs barbares, tantôt enfin avec Camille Jullian comme issue de la matrice gauloise. 

Claude Nicolet nous livre le résultat d’une passionnante investigation sur ce qu’il appelle « l’ethnogénèse », celle de la France mais aussi de l’Allemagne, en miroir de l’ancienne Rome. La question de l’accès à la nationalité avait passablement agité l’opinion publique au milieu des années 1990. Ce n’était que l’effet de l’ombre portée sur la droite classique par un parti d’extrême droite qui faisait de l’immigré le bouc émissaire de la crise. Claude Nicolet prit sa part au débat et contribua à maintenir les digues républicaines. Il le fit à sa façon en remontant aux concepts. 

Claude Nicolet répudie comme « non républicains » le droit du sang mais aussi le droit du sol. La nation, pour lui comme pour Renan, a pour fondement un acte de consentement volontaire. Bien entendu, si le droit du sol s’applique aux enfants nés en France de parents étrangers, ce ne peut être qu’avec leur consentement, en l’absence de démarche inverse, dès qu’ils ont atteint dix-huit ans, l’âge de leur majorité, pour conserver ou recouvrer la nationalité de leurs parents. Ce point de droit n’est pas assez connu des générations issues de l’immigration à la première génération. Convenablement éclairé dans les programmes d’éducation civique, il éclairerait utilement la conception que nous nous faisons, aujourd’hui comme hier, de la Nation. 

L’Allemagne n’a pas eu, comme la France, un pouvoir royal fort pour lui donner une conscience civique commune. Cette conscience, chez elle, naît de la communauté ethnique. La France s’est faite politiquement. L’Allemagne, longtemps anarchique, apparaît, au contraire, comme d’abord une « nation naturelle ». C’est pourquoi Claude Nicolet tombe d’accord avec Lavisse pour dire que « la France a pour tâche de représenter l’Humanité ». Rude défi. De la spécificité française se déduit la République dont les principes, écrit Claude Nicolet, ont pour caractéristique de n’être valables que dans l’universel. On retrouve là la problématique, fondamentale, du « passage à l’universel ». A cette problématique, je ne vois pas de réponse facile sinon celle de la démocratie qui vit dans chaque nation, et bien sûr celle de valeurs qui transcendent les frontières, le sens de l’égalité et le refus du racisme pour commencer. Faut-il souligner l’exactitude de cette problématique dans la crise actuelle de l’euro qui pose le problème à la fois de la responsabilité et de la solidarité des nations dans la construction d’une identité européenne qui ne va pas de soi car l’esprit de solidarité qui prévaut dans chaque nation n’existe pas avec la même force à l’échelle de l’Europe tout entière ? 

La France, par la rupture républicaine opérée à la fin du XVIIIe siècle et tant qu’elle se veut République, se trouve donc investie d’une « mission universelle », mais Claude Nicolet le sait bien : la France a existé avant la République. C’est même la première qui a rendu possible la seconde : « Quarante rois ont fait la France, puis la coquille se casse, l’oiseau montre la tête, c’est la République … qui n’est quand même pas française par hasard … » (4). 

La France ne disparaît pas non plus avec la République. Claude Nicolet, répondant à Sami Naïr, lui dit : « Je suis pour des valeurs universelles qu’il faut non pas inventer mais découvrir … pour les faire triompher et non les imposer. Mais comme vous j’ai une patrie charnelle : je suis né Français. On n’y peut rien. On doit chercher à en tirer le meilleur et l’assumer » (5). Cette contradiction, Claude Nicolet la vit : le républicain chez lui, nostalgique de la « table rase » va, un jour, jusqu’à s’écrier : « Je crois l’histoire très néfaste ! Les historiens disent des bêtises. Mais quelle profession échappe à ses dérives (6). 


Claude Nicolet a défendu la conception républicaine de la nation. Il a su aussi défendre la laïcité face au différentialisme envahissant porté, au tournant de l’an 2000, au sommet de la vague néolibérale, par les revendications théocratiques et les communautarismes d’une part et par le modèle multiculturel des sociétés anglo-saxonnes de l’autre. Il a défendu la laïcité de manière originale en montrant qu’elle n’était pas seulement une institution au sens social et politique du terme, « arène de neutralité » où peuvent se rencontrer des citoyens de toutes croyances, dès lors qu’ils respectent les règles du jeu de l’esprit laïc. 

Claude Nicolet va plus loin : il avance l’hypothèse d’une spiritualité laïque. La pensée libre doit s’appliquer d’abord aux procédés de l’esprit. Elle est synonyme de « pensée juste ». Elle est donc un combat avec soi-même, une ascèse, ce qu’il appelle, après Alain, une « laïcité intérieure ». Dans cette exigence d’ascèse, se laisse pleinement voir la beauté morale de ce grand homme. Il privilégiait la politique comme moyen de réalisation de grands idéaux républicains. C’était sa grandeur, et il l’aurait avoué sans peine, c’était aussi une faiblesse mais qu’il revendiquait orgueilleusement. Etait-ce sa faute à lui si les hommes politiques se révélaient si décevants, si prosaïques, si peux soucieux de faire coïncider leur action avec l’idée du bien public ? 

Claude Nicolet a été notre maître parce qu’il a su camper une République idéale, une République-étalon, comme il y a un mètre étalon, à l’aune de laquelle on peut mesurer nos actions et nos projets.

J’aimerais évoquer pour finir les conditions de possibilité de la République moderne. 

Celle-ci n’est possible, aujourd’hui comme hier, que s’il existe un peuple éduqué. Internet, la prolifération des chaînes numériques ne peuvent y suffire. Il y faut l’Ecole républicaine, celle qui transmet un savoir structuré et forme l’esprit civique du citoyen. La République ne peut pas se passer de républicains. La République ne peut pas non plus, au premier degré, se passer de la nation car il ne peut y avoir de civisme sans patriotisme. Celui-ci, qui est l’amour des siens, n’a rien à voir avec le nationalisme qui est la haine des autres. 

Je ne voudrais pas rabâcher. Les grands républicains de la IIIe République ont permis à la France de comprendre et d’assumer pleinement la grande césure de 1789 et avec elle toute l’Histoire de France avec ses ombres et ses lumières. Une autre date fait aussi césure dans notre histoire : c’est 1940, l’effondrement de la République qui signifierait aussi, selon un idéologue nazi, l’enterrement des idées de 1789. La République moderne doit tirer pleinement les enseignements de ce terrible XXe siècle où, par deux fois, la France a failli périr : lors de la première guerre mondiale et en juin 1940. 

Claude Nicolet s’est accommodé sur le tard de la République gaullienne, tout en souhaitant toujours une République plus « républicaine », plus proche de son exigence de « laïcité intérieure ». Et si c’étaient les deux qui aujourd’hui nous manquaient ? Une République à la fois plus républicaine et plus gaullienne, j’entends par là ayant réintroduit dans notre Constitution le principe de la responsabilité sans lequel la République ne peut que se perdre ? 

Claude Nicolet et le grand Etre 
On ne peut exalter la laïcité sans donner aux religions la place qui leur revient. Pour Claude Nicolet, les religions sont du domaine de l’improuvable et de l’inconnaissable. Sa propre position il la résume modestement, comme toujours, dans une « très belle phrase de Jules Ferry » : « Quand l’Humanité nous apparaît non plus comme une race déchue, frappée de décadence originelle et se traînant péniblement dans une vallée de larmes, mais comme un cortège sans fin qui marche en avant vers la Lumière, alors on se sent partie intégrante du grand Etre qui ne peut périr, de cette Humanité incessamment grandie, sauvée, améliorée, alors on a conquis toute la liberté car on est affranchi de la crainte de la mort. » 

Je voudrais maintenant me tourner vers sa femme, ses enfants, sa famille et ses élèves pour leur dire:

Claude Nicolet a été un maître pour beaucoup, et pas seulement pour les étudiants qu’il a formés. Il a ravivé et fait briller assez de lumières pour que notre gratitude et surtout celle des générations à venir, celle de ces jeunes citoyens dont il a cherché, en mots si simples, à éveiller la conscience, lui donnent, dans le cortège sans fin de l’Humanité, la place d’honneur qui revient à un exceptionnel passeur. 

Claude Nicolet vit à travers l’exigence républicaine. Celle-ci ne s’éteindra pas. 

------- 
1) Histoire Nation République, Faut-il larguer la République, p. 82-84. 
2) L’idée républicaine en France, p. 517. 
3) Histoire, Nation, République, Claude Nicolet, Editions Odile Jacob, mai 2000. 
4) Conférence à « République Moderne », 26 avril 2004. 
5) ibid 
6) Ibid

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