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« Défense anti missiles balistiques (DAMB) – Réflexions » par le Colonel (CR) Alain CORVEZ – Sénat 30 novembre 2013

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- Plaidoyer pour le maintien d’une dissuasion française -

[Avec l’aimable autorisation du Colonel Corvez]

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L’incipit du  Discours de la méthode  témoigne de la volonté de Descartes de s’affranchir de la pensée scolastique de l’époque et de son formalisme : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée[] » et provoque ainsi une révolution de la pensée qui s’est répandue dans le monde entier. Mais il faut continuer la lecture pour bien comprendre ce qu’il affirme par-là :

 Le bon sens, nous explique Descartes, est la puissance, ou le pouvoir, de juger  qui est réparti équitablement entre les êtres humains, mais dépend de la manière dont chaque individu utilise cette faculté. C'est cela même qui crée la divergence des opinions :

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée; car chacun pense en être si bien pourvu [122] que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent: mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. »

Et il donne aussitôt quelques principes de base pour « appliquer bien » sa pensée :

Ne recevoir aucune chose pour vraie tant que son esprit ne l'aura clairement et distinctement assimilée préalablement.

Diviser chacune des difficultés afin de mieux les examiner et les résoudre.

Établir un ordre de pensées, en commençant par les objets les plus simples jusqu'aux plus complexes et divers, et ainsi de les retenir toutes et en ordre.

Passer toutes les choses en revue afin de ne rien omettre.

Mais le bon sens est souvent obscurci par un amoncellement d’idées reçues ou de présupposés qui gèlent les processus mentaux et entraînent une sclérose de la pensée, voire la détruisent complètement.

Eh bien, pour répondre à la question posée par le général Paris et essayer de comprendre clairement la problématique compliquée de la défense antimissile balistique, DAMB, j’ai eu recours à la méthode de Descartes, car initialement je ne savais trop comment formuler ce que je pensais à cet égard.

Il m’est alors apparu que la pensée stratégique en la matière souffrait de présupposés non avoués, ou ignorés, qui entraînaient une sclérose de la réflexion.

Car la question est bien de savoir d’abord contre quels missiles se protéger qui pourraient menacer quelle entité nationale ou supranationale. Dans un monde qui devient de plus en plus multi polarisé faut-il se protéger des missiles russes, chinois, iraniens, indiens, pakistanais, nord-coréens ?  La seule certitude des stratèges qui veulent intégrer le système des Etats-Unis en Europe est que nous n’avons rien à craindre de ce côté et qu’il faut donc être partie prenante d’une défense américaine entre les mains de laquelle nous remettrions nos survies, car la décision du tir resterait évidemment  à Washington.

Il s’agit d’une conception héritée de la guerre froide.

Nous savons aujourd’hui que Russes et Chinois ont clairement indiqué aux Etats-Unis qu’ils n’accepteraient pas le déploiement d’un bouclier anti-missile en Europe, soi-disant contre l’Iran mais en réalité contre eux. Les Etats-Unis ont alors fait marche arrière en proposant un système à partir de navires croisant en Atlantique et d’autres mers, en mettant au point le concept AEGIS qui a commencé à se mettre en œuvre, en Asie avec les installations en Corée et dernièrement sur l’île coréenne de Jeju, située au sud de la péninsule, à 500 km de Shanghai, 1000 de Pékin, 1600 de Vladivostok et 1600 de Tokyo,  et en Europe avec les constructions de bases en Pologne, République Tchèque et en Roumanie.

Au total, 30 bases au sol équipées de radars et missiles SM 3 (Standard Missile) et 28 navires,  croiseurs et destroyers, 16 dans la Pacifique, 12 en Atlantique.

 A cet égard, il faut savoir que le budget pour construire à Deveselu, au sud de la Roumanie  cette composante Europe du Sud  du système AEGIS est de 134 millions de dollars, dont les 9/10 sont attribués à des entreprises américaines, quelques 3 ,3 millions de dollars  étant laissés à une entreprise roumaine de maçonnerie. Un projet identique pour l’Europe du Nord devrait voir le jour  en Pologne.

AEGIS est un système maritime de missiles anti-missiles balistiques, c’est-à-dire qu’après   la détection d’un missile balistique ennemi, les missiles de la riposte sont tirés depuis des navires en mer  qui peuvent être soit des croiseurs soit des destroyers. Il nécessite une coordination étroite et extrêmement rapide des moyens de détection,-satellites et radars-,  avec les navires eux-mêmes. Il sera désormais couplé avec les installations à terre dont je viens de parler.

Les techniciens distinguent 4 phases de durées différentes dans la trajectoire d’un missile : l’accélération qui peut durer 1 à 5 minutes et qui constitue la phase préférentielle de destruction mais nécessite une détection immédiate, l’ascension, la trajectoire intermédiaire qui peut durer jusqu’à 20 minutes et la trajectoire terminale, cette dernière étant évidemment la plus problématique.

En Asie, la Corée a trois destroyers dédiés au système AEGIS et la marine de Séoul en demandait trois nouveaux pour 2020 mais fin octobre dernier, le Ministre de la Défense, Kim Kwan-Jin a déclaré officiellement, pour contrer les rumeurs qui circulaient sur un marchandage peu honorable,  que son pays ne participerait pas à la DAMB qui est un système pour défendre le territoire des Etats-Unis et que la Corée avait son propre système, le KAMB.

L’accent mis par les Etats-Unis sur la Corée et notamment sur l’île de Jeju s’explique par sa volonté de contrer la Chine, devenue semble-t-il le principal sujet de leurs préoccupations, ayant désormais quitté l’Iraq dans l’état qu’on lui connaît et intégrant par avance le règlement des crises iraniennes et syriennes ainsi que son retrait d’Afghanistan.

Du coup, fin octobre la Chine a annoncé et publié les progrès importants qu’elle a réalisés dans le domaine des missiles, laissant la presse détailler les caractéristiques techniques de missiles capables d’atteindre les Etats-Unis.

En Europe, si l’on comprend que des pays comme la Roumanie, la Bulgarie, la Pologne, la République Tchèque, ou l’Allemagne, la Hollande et d’autres qui n’ont pas de défense classique ou de dissuasion s’en remettent à l’allié américain pour leur protection stratégique, on ne voit pas comment la France pourrait intégrer un tel système sans abandonner la souveraineté que lui assure la détention de l’arme nucléaire, l’arme comme disait de Gaulle « qui rend invulnérable ».

Ceux qui sont partisans d’une remise en cause du nucléaire français sont les partisans de l’Union Européenne supranationale débarrassée des vieilles nations  et n’étant plus qu’une vaste zone de libre échange sans frontières, glacis géopolitique face à la Russie au service des Etats-Unis.

Une identité politique se définit par une position commune face à l’extérieur. Les Etats-Unis, la Russie, la Chine, l’Iran ont des identités politiques mais l’Europe n’en a pas. Elle ne peut donc avoir de défense commune et le système DAMB ne serait pas un système européen de défense antimissile mais le système américain de défense de l’Europe. Autrement dit, si le mur de fer de l’Est est tombé ce système montrerait que le mur de l’Ouest ne l’est pas et que nous ne serions pas les alliés de l’Amérique mais ses affidés.

Un tel système exige une intégration totale de la chaîne de commandement pour aboutir en définitive à un seul décideur qui appuiera ou n’appuiera pas sur le bouton déclenchant les frappes. Ce n’est pas un comité de technocrates réunis à Bruxelles ou on ne sait où qui, dès la détection d’un lancement de missile pourrait décider par consensus s’il est ennemi ou pas et à qui il est destiné. Une telle décision doit être préparée et prise par une seule entité qui ne perdra pas des minutes précieuses à téléphoner à ses amis pour savoir ce qu’ils en pensent.

Les Etats-Unis défendent leurs intérêts et ils ont raison. Essayons d’en faire autant. Ils veulent se désengager du Proche-Orient et de l’Europe pour se consacrer à l’Asie, mais avant de se retirer ils veulent, à juste titre, laisser un lien pour protéger cette UE qui n’en finit pas d’être en crise et de ne pas vouloir se défendre elle-même.

L’idée qu’un tel bouclier antimissile serait fiable et performant à 100 %, empêchant une frappe de représailles, deuxième frappe, en cas d’attaque initiale sur un ennemi déterminé, première frappe, théorie mise en avant par ceux qui prétendent que la dissuasion nucléaire reposant sur le principe de la destruction mutuelle, MAD en américain, est dépassée par la technique est totalement  fausse car tous les experts reconnaissent aujourd’hui qu’un bouclier antimissile n’arrêterait qu’un tiers des missiles ennemis, un autre tiers n’atteignant par leur cible pour diverses raisons, le dernier tiers étant fatal en atteignant ses objectifs. L’expert israélien Nathan Faber l’a exposé récemment dans une revue technique.

La presse a relayé les déclarations du Secrétaire Général de l’OTAN, M. Fog Rasmussen, le 22 octobre dernier :

« M. Rasmussen a souligné que le bouclier portait un caractère exclusivement défensif.

"Aussi n'estimons-nous pas que la Russie nous croie simplement sur parole. Dans ce contexte, nous proposons de mettre au point deux centres de DCA, un russe et l'autre otanien qui pourraient échanger des informations, préparer des exercices conjoints, analyser des menaces extérieures", a déclaré le secrétaire général de l'Otan.

Selon lui, la meilleure façon de faire découvrir à la Russie les vrais objectifs du bouclier européen, c'est de la faire y participer.

"Nous sommes ouverts à la poursuite du dialogue et à répondre à toutes les questions que la Russie pourrait nous poser", a souligné M. Rasmussen. »

On croit rêver en entendant de tels propos et je ne vois pas M. Poutine accepter l’offre généreuse de M. Rasmussen.

Il faut cesser de regarder ce monde dangereux et implacable qui est encore régi, quoi qu’en pense de doux rêveurs, par les rivalités féroces des puissances nationales qui défendent leurs intérêts avec âpreté. Faisons de même : conservons et entretenons l’avantage irremplaçable de notre force de dissuasion et ne croyons pas que les intérêts essentiels de la France pourraient être défendus par d’autres, Américains ou Européens, ou que nous pourrions être protégés par un quelconque bouclier, à moins que nous le tenions seuls en main, en sachant qu’il n’est pas totalement impénétrable et que notre salut est dans l’arme qui nous permet de dissuader quiconque de s’en prendre à nos intérêts vitaux.

C’est pourquoi nous devons garder nos industries de défense liées à l’Etat et leur passer les marchés qui nous permettront à la fois de nous défendre et d’exporter nos technologies sans cesse renouvelées. Ce qui n’empêche pas de coopérer avec des partenaires étrangers, notamment américains, de façon modulable et sur des bases équilibrées.

Je laisserai la conclusion à JP Chevènement qui a dit des choses essentielles au Ministre de la Défense lors du débat au Sénat sur la LPM :

« . Le rapport annexé à la loi de programmation militaire prône un engagement dynamique de la France dans l’OTAN, certes pour y exprimer sa vision, sans qu’on en sache beaucoup plus à ce sujet, sinon la réaffirmation du rôle de l’Europe et d’une hypothétique « défense européenne crédible et autonome ». La mention faite d’une « combinaison appropriée de capacités nucléaires, conventionnelles et de défense antimissile » est, je l’espère, une concession de langage, car nous n’avons pas les moyens d’une défense antimissile de territoire, aléatoire et dont le principe est contradictoire avec celui de la dissuasion. Le rapport d’ailleurs n’en fait pas mention. »

L’ancien ministre a ajouté, et j’en terminerai par-là :

« . Il faut plus d’audace dans la vision de ce que nous pouvons faire à condition que l’Etat reste présent dans le capital de nos principales entreprises de défense. Vendre les bijoux de familles ne sert qu’une fois. Toute ouverture de capital doit aller de pair avec un plan de développement stratégique conforme en dernier ressort aux intérêts de sécurité de la France. Je demande qu’aucune décision ne soit prise concernant l’avenir des participations publiques au capital des entreprises du secteur de la défense sans un débat préalable au Parlement.

Si la trajectoire de redressement des finances publiques ne permettait pas le respect des enveloppes prévues, il ne faudrait pas accepter, Monsieur le Ministre, le déclassement stratégique de la France. Une France forte est nécessaire à l’Europe. Sacrifier notre outil de défense sur l’autel d’une fiction idéologique serait commettre un péché contre l’esprit. Le Président de la République, en rendant ses arbitrages, ne s’y est pas trompé. La France est et doit rester une grande puissance politique et donc militaire. C’est le sens même de la construction européenne qui est en jeu. »

Alain Corvez*

(*) Colonel (er), ancien conseiller du Général commandant la Force des Nations unies au Sud Liban (Finul), ancien conseiller en relations internationales au ministère de l’Intérieur, actuellement conseiller en stratégie internationale.

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