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"Fight Club" par Raphaël Arteau-McNeil - Université Laval, Québec

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Car désormais la psychologie est de nouveau la voie qui conduit aux problèmes fondamentaux. 

Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, §23.

Le texte qui va suivre ne prétend pas offrir une réponse complète et définitive à la question que propose ce dossier. Au lieu d'aborder le cinéma dans sa globalité, nous nous concentrerons ici sur un seul film, qui se veut, lui, explicitement une peinture du XXe siècle, et un peu plus même : le film américain Fight Club du réalisateur David Fincher. Pour cette raison, ce film se présente comme un sujet riche dans le cadre de ce dossier ; d'autant plus que sont rares les spectateurs qui restèrent indifférents à la violence du propos que véhicule ce film. Comme on le montrera par la suite, il serait tentant de dire que Fight Club est un film nietzschéen. Cependant, l'adjectif « nietzschéen » est l'un des mots les plus galvaudés de la langue française. Qu'une chose comporte une substance marginale, subversive et légèrement violente suffit souvent à ce qu'elle soit qualifiée de nietzschéenne. Les squeegees sont dits nietzschéens, Greenpeace est un organisme nietzschéen, et il en est de même de nombreux artistes et d'œuvres d'art qui en appellent à une création par-delà le bien et le mal. Avancer l'idée qu'un film soit nietzschéen est par conséquent peu original et propice à certains malentendus tellement Nietzsche est devenu la norme de ce qui est hors norme. Je ne dirai donc pas que le film Fight Club est nietzschéen, mais, ce qui est peut-être plus juste et plus vrai, que Nietzsche m'a aidé à comprendre Fight Club et Fight ClubNietzsche.

Connaître, disaient les Anciens, c'est passer du semblable au dissemblable, c'est-à-dire faire des distinctions. Débutons donc par une comparaison : Fight Club d'un côté et La MatriceBlade et X-Men de l'autre. Ces quatre films ont en commun le combat violent d'homme à homme. D'une manière plus technique, disons qu'une large partie de ces films est consacrée à des chorégraphies de combats violents. On se rappellera le sous-sol du bar chez Lou de Fight Club et les nombreux combats haut en acrobaties de Keanu Reeves dans La Matrice, de Wesley Snipes dans Blade et des mutants de X-Men. Autre point commun, ces quatre films justifient l'importance de ces combats en situant l'humanité sur le seuil de ce que l'on pourrait nommer une mutation. C'est là la première phrase de X-Men : la mutation sera biologique ou ne sera pas. La mutation, c'est la destruction du système de consommation pour un retour aux instincts primitifs dans Fight Club, le recouvrement de la liberté dans La Matrice, la lutte contre un saut de l'homme à la bête assoiffée de sang qu'est le vampire dans Blade. Pourtant, s'il faut nommer le dissemblable de ce groupe, Fight Club est facilement identifiable. Pourquoi ?

Le désespoir

Pour mieux suggérer une réponse, une dernière similitude mérite d'être relevée. Car ces quatre films possèdent encore en commun le thème de la mort de Dieu. Seul Fight Club rend cependant explicite ce thème.

Si tu es Chrétien et habites en Amérique, ton père est ton modèle de Dieu. Et si tu n'as jamais connu ton père, si ton père s'est tiré ou est mort ou n'est jamais à la maison, que crois-tu au sujet de Dieu ? [...] Ce que tu dois considérer, c'est la possibilité que Dieu ne t'aime pas. Que Dieu nous haïsse, peut-être. Ce n'est pas la pire chose qui puisse arriver. [...] Peut-être que la haine de Dieu est meilleure que Son indifférence[1].

Ainsi parlait Tyler Durden. Dans les trois autres films, ce point est plutôt implicite. Par exemple, pour tuer les vampires dans Blade, l'armement chrétien (crucifix et eau bénite) est désuet et est catalogué de mythique. Seul l'ail, le pieu et l'argent possèdent encore une effectivité. Le vide laissé par la mort de Dieu, son inefficacité à combattre le mal, sera comblé par l'utilisation de la science. L'eau bénite est remplacée par une application des connaissances médicales issues d'une étude scientifique du sang. Ce n'est plus Dieu qui amène la paix, mais la science. Quant à X-Men, il s'agit d'une hypothèse sur le chaînon manquant qui a permis de faire le saut de l'animal à l'homme, et d'un fantasme sur le saut futur de l'homme au sur-homme. Disons enfin que La Matrice est un dernier chapitre moderne ajouté àFrankenstein : le début de la revanche de l'homme sur sa créature. Même s'il faudrait nuancer davantage pour ce dernier film, je place La Matrice avec Blade et X-Men pour cette raison que l'homme est, dans ces trois films, un héros en autant qu'il apprend à contrôler ses pouvoirs pour maîtriser un monde qui lui échappe.

Au fond, dans ces trois films, ce n'est que le contexte extérieur qui a changé, mais non l'homme. Et dans ce nouveau contexte, le héros n'a qu'à retourner en lui pour trouver la loi qui guidera ses actions ; loi qui s'énoncerait ainsi, même si Emmanuel Kant n'a pas participé à l'écriture des scénarios : « agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen [2] ». Et cette fois, c'est La Matrice qui a le mieux réussi à condenser l'impératif moral kantien en une puissante scène. Lorsque Morphéus (Laurence Fishburne) doit expliquer à Neo (Keanu Reeves) le véritable état de l'humanité, il tient une pile dans sa main, symbole de l'utilité par excellence, et lui dit : Voilà ce qu'est devenu l'humanité. La matrice est l'ennemi, le mal, car elle utilise l'humanité comme un moyen. De même, le vampire est l'ennemi, car le corps humain, ou son sang, est sa nourriture. De même encore, pour départager le mauvais du bon mutant dans X-Men, il suffit de regarder quels sont ceux qui ne reconnaissent dans l'humanité qu'un moyen pouvant conduire à ces nouveaux hommes, qu'un moyen qui doit être dépassé. Tout cela pour dire quoi ? Que pour ces trois films, la donne fondamentale n'a pas changé. Il sagit simplement d'un nouveau contexte qui demande que nous puissions reconnaître ce qui était vrai auparavant. Dieu est mort, mais le projet rationaliste libéral continue. Simplement, on ne sait plus si on sera en mesure de le mener à terme ; ce qui n'est pas un aveu facile et réjouissant, il est vrai.

C'est en ce sens que le désespoir doit être compris pour ces trois films. L'espoir de la victoire définitive du bien n'est qu'une idée régulatrice, diraient ces trois héros si l'action se déroulait à Königsberg sous l'œil sévère de Kant. Aussi, cette idée doit bien plutôt être comprise comme un désespoir. La victoire définitive du bien est impossible, la guerre entre le bien et le mal est et restera la donnée fondamentale : les mauvais mutants ne sont pas éliminés, les vampires non plus, et la matrice est encore là. Mais une fois que ce désespoir est constaté puis accepté, le héros qui luttera pour le bien n'en sera que d'autant plus grand. En ce sens, les héros sont tous des Cyrano de Bergerac :

Que dites-vous ?... C'est inutile ?... Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l'espoir de succès !
Non ! Non ! c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !
[...]
Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ;
N'importe : je me bats ! je me bats ! je me bats [3] !

Le héros se tiendra là, sujet immuable dans sa lutte pour sa victoire impossible. Ce sera de l'héroïsme désespéré, et il sera un Moi digne d'être un héros effectif, tout en étant un héros sans succès, donc jamais reconnu comme héros, car il n'y aura jamais de répit. Il n'en sera cependant que plus digne, car sa lutte sera sa propre fin, elle se fera pour elle-même [4].

Ce Moi, ce héros, cette unité fixe qui se tient droit devant le mal, ce n'est, nous apprend Tyler Durden, qu'un espoir vain. Croire qu'un monde chaotique sans Dieu puisse encore contenir en son sein quelque chose de pure et fixe comme un sujet transcendantal héroïque et singulier, condition de possibilité de cette guerre perpétuelle, voilà peut-être la plus sublime des illusions, mais la dernière des illusions, l'illusion à abattre. Et c'est dans ce sens que doit être comprise sa première réplique : « Une porte de secours à trente mille pieds... hum, hum, l'illusion de la sécurité[5] ».

De la mort de Dieu à la mort du Moi

La force de Fight Club, et, me semble-t-il, la force de Nietzsche, c'est qu'ils tentent tous deux de tirer toutes les conséquences de la mort de Dieu. Et la première de ces conséquences est que si l'homme a pu tuer Dieu, c'est qu'il avait lui-même créé Dieu. Mais quelle sorte d'être peut créer Dieu ? L'on nous convie ici à ce que Nietzsche appellerait une analyse psychologique de l'homme. Abordons rapidement trois points : le statut du sujet, la création de l'être et ce que Nietzsche appellerait le sentiment religieux [6]. Ces trois points montreront encore, je l'espère, jusqu'où Fight Club se distingue de La Matrice, deX-Men et de Blade.

L'un des problèmes qui se pose à celui qui veut parler de Fight Club est l'identité du personnage incarné par Edward Norton. Dans le film, Brad Pitt en vient à l'interpeller par le nom de Jack. Cependant, dans le livre, où il est toujours le narrateur, jamais on n'apprend son véritable nom : il se présente sous des pseudonymes dans les groupes de soutien dans la première partie de l'histoire, Big Bob l'appelle Cornélius par exemple, et il se fait appeler Tyler Durden par tous dans la dernière partie de l'histoire, alors qu'il dit ne pas être Tyler Durden. D'où vient alors le nom de Jack ? Tout simplement de cette scène où il lit des articles médicaux dans lesquels des organes parlent à la première personne : Je suis la prostate de Jack, grâce à moi etc., etc., Je suis le poumon de Jack, grâce à moi etc., etc. Ces organes peuvent se présenter au Je, parce qu'ils accomplissent des actions et produisent des effets, tout simplement. « Il » en vient donc à cette conclusion : « Je suis en tous points la vésicule biliaire de Jack. Tout cela est de ma faute. Quelques fois tu fais quelque chose, et tu te fais baiser. D'autres fois ce sont les choses que tu ne fais pas, et tu te fais baiser [7] ». Il en vient certes à cette conclusion que tout effet possède une cause, mais non pas qu'une multitude d'effets possèdent une seule et même cause qui serait « le brave vieux “moi ”» (PBM, §17[8]). Ce Moi, loin d'être l'ultime cause, n'est que l'accident, le lieu de rencontre des multiples effets que causeront les multiples organes du corps. En somme, une scène d'à peine quelques minutes et voilà que les aphorismes 16 à 21 de Par-delà le bien et le mal prennent vie [9]. Car ce que découvre notre héros anonyme, c'est que « dans tout vouloir il s'agit simplement de commander et d'obéir à l'intérieur d'une structure complexe, faite, comme [le dit Nietzsche], de “plusieurs âmes ”» (PBM, §19). Ainsi, tout au long du film, son identité s'étiole et il ne devient plus qu'une matrice à l'intérieur de laquelle « plusieurs âmes » se disputent le pouvoir. Je n'est pas Jack. « Je suis le Canal Biliaire Déchaîné de Jack. Je suis le Grincement de Dents de Jack. Je suis les Narines Brûlantes Enflammées de Jack. Je suis le Sentiment de Rejet Enflammé, Enragé de Jack [10]. » Jack n'est pas l'unité calme et reposante du Moi. Jack n'est pas le premier et le seul fondement immuable dans un monde chaotique. Jack est à l'image du chaos, il est chaos. En lui, tout bouge, « Ça » bouge. Un petit pas à faire et nous disons que Jack est volonté de puissance, que « Il » est volonté de puissance en Jack.

C'est ici que Fight Club fait bande à part. Les trois autres films (voire tous les films occidentaux contemporains) constatent la mort de Dieu, en ce sens que Dieu et la religion chrétienne ne sont plus une véritable option pour expliquer et fournir une réponse aux petits et grands malheurs de la condition humaine. Cependant, le vide qu'a laissé la mort de Dieu est rapidement comblé par ce que nous avons identifié plus tôt sous le nom de dignité humaine. C'est dire que le sens qu'apportait Dieu pour guider les actions humaines réside maintenant dans le sujet : le sujet se donne son propre fondement. Fight Clubpousse cependant la réflexion plus loin. Comprendre que Dieu est mort, c'est comprendre que l'homme est un créateur. Mais un créateur de valeurs, un créateur d'être dans un univers où tout n'est que devenir. « Rien n'est statique. Même Mona Lisa [symbole parfait de la création ordonnée et figée] tombe en morceaux[11]. » Tout comme le monde est chaotique, l'homme est chaotique : il est un ensemble complexe de « plusieurs âmes », et ces âmes veulent dominer les autres. Mais certains hommes poussent cette lutte tellement loin, que l'âme qui vaincra sera si grande qu'ils désireront y soumettre tout. Ils en oublieront l'origine et iront jusqu'à y soumettre leur corps, leur Moi. « Dans la veille comme dans le rêve, [dit Nietzsche,] nous commençons par inventer et créer notre interlocuteur —puis nous nous empressons de l'oublier » (PBM, §138). Ainsi est né Tyler Durden.

Nous en venons alors à la violence de Fight Club. Pour les trois autres films, la violence n'est qu'un moyen : même si la donnée est telle que la guerre sera perpétuelle, l'idée qui motive cette guerre est un état où le bien régnera ; et le règne du bien doit être ici compris comme une paix éternelle, un repos qui dure et perdure. Fight Club rejette ou dépasse la violence utilitaire, entre autres, dans la scène où Lou, le propriétaire du bar, vient battre Tyler Durden pour se réapproprier son territoire. Le principe sur lequel repose l'action de Lou est que tout homme cherche à assurer sa survie et à fuir la souffrance. Ainsi, face à la violence qui le menace, un homme va soit fuir, pour retrouver un état de repos où sa survie est assurée, soit tenter de la combattre, pour vaincre ce qui le menace, mais dans le but de retrouver un état de repos où sa survie est assurée. Or, Tyler Durden ne fait ni l'un ni l'autre. Tyler n'affronte pas réellement Lou, il accepte sa violence, il s'en nourrit, et cela au détriment de sa survie personnelle. Certes, Tyler Durden est un instinct qui veut dominer. Mais, à la différence de Lou, la domination de Tyler Durden ne vise pas le repos et l'ordre. La domination de Tyler est une domination en acte. La violence, la souffrance, en sont le début et la fin.

Tu n'es vivant nulle part ailleurs comme tu es vivant au fight club. Quand il y a toi et un autre gars sous cette seule lumière au milieu de tous ceux qui regardent. Le fight club ne concerne pas le fait de gagner ou perdre des combats. Le fight club ne concerne pas les mots. [...] Il y a des grognements et des bruits au fight club comme au gymnase, mais le fight club ne concerne pas l'apparence physique. Il y a des cris hystériques dans des langues comme à l'église, et, quand tu te réveilles le dimanche, tu te sens sauvé. [...] Rien n'était réglé quand le combat était fini, mais plus rien ne comptait. [...] Tu te bats pour te battre [12].

La violence de Fight club est une violence religieuse ; non pas la violence mise au service de la religion, comme dans une croisade ou un djihad, mais la violence devenue religion, devenue ciel et rédemption.

D'accord avec Nietzsche, Tyler Durden veut nous faire entrer au cœur de la violence pour que nous puissions comprendre une grande vérité de l'âme humaine  : le sacrifice. Le cinéma s'est dépassé en tant que véhicule artistique dans cette scène où Tyler Durden brûle la main du héros anonyme avec de la soude [13]. Jack doit apprendre deux choses de cette expérience. Premièrement, rien de ce qui n'est grand ne se fait sans sacrifice ; le savon lui-même, « l'unité métrique de notre civilisation [14] », fut découvert à la suite de milliers de sacrifices humains : « le savon et le sacrifice humain vont main dans la main [15] », dit Tyler. Deuxièmement, la douleur proprement humaine, le mal de vivre, la douleur pure en somme, cette douleur ne s'apaisera pas par le confort et la sécurité que procure le monde moderne. « Tu peux pleurer. Tu peux aller à l'évier et laisser couler de l'eau sur ta main, mais tu dois d'abord savoir que tu es stupide et que tu vas mourir. [...] Tu peux pleurer, mais chaque larme qui atterrira sur les cristaux de soude sur ta peau fera l'effet d'une brûlure de cigarette. [...] Tu peux utiliser du vinaigre pour neutraliser la brûlure, mais tu dois d'abord t'abandonner [16]. » Il faut utiliser acide pour acide. La douleur est l'issue de la douleur. C'est dans la douleur et le sacrifice de soi, voire dans l'autodestruction que l'on vient à se connaître soi-même. Dans l'effort de la douleur, le sujet se nie lui-même. Et dans cette constante destruction du sujet, le héros comprend qu'il n'est pas une entité fixe, qu'il n'est pas le seul résidu d'être dans un devenir chaotique, mais qu'il est lui aussi devenir. « Tu n'es pas beau et unique comme un flocon de neige. Tu es fait de la même matière organique en pourriture comme n'importe qui d'autre, et nous sommes tous du même tas de compost [17]. » Toucher le fond, ce que Tyler veut apprendre au héros, c'est apprendre que le moi n'existe pas. Le Projet Apocalypse, le projet de Tyler Durden, a pour objectif la destruction de la civilisation moderne. La civilisation moderne est un artifice qui a pour fin un mensonge : le Moi, l'individualité ; comme réalité ontologique et comme fin éthique. La destruction de cette civilisation permettra de retrouver la nature et sa violence, la douleur sans doute, mais aussi la vérité. Nietzsche écrit :

Jadis on sacrifiait à son Dieu des êtres humains, peut-être ceux-là mêmes qu'on aimait le mieux ; de là le sacrifice des premiers-nés dans toutes les religions primitives [...]. Plus tard, à l'époque moral» de l'humanité, on sacrifiait à son Dieu ses instincts les plus forts, sa «nature » [...]. Ne fallait-il pas en venir à sacrifier toute consolation, toute sainteté, tout salut, toute espérance, toute foi en une harmonie cachée, en une béatitude et en une justice futures ? Ne fallait-il pas sacrifier Dieu lui-même, par cruauté envers soi, adorer la pierre, la sottise, la pesanteur, le destin, le néant ? (PBM, §55)

Tyler Durden, et me semble-t-il Nietzsche aussi, demande l'ultime sacrifice, sacrifier l'être que nous aimons le plus, notre plus grand espoir après la mort de Dieu : le moi. « Ce vieux dicton comme quoi tu tues toujours celui que tu aimes, eh bien, regarde, il marche dans les deux sens [18]. »

En guise de conclusion : un éternel retour du même ?

Cela dit, le héros sans substance qui porte le nom Jack refuse d'accomplir le Projet Apocalypse. À partir du moment où Big Bob est tué, le héros entre en guerre ouverte avec Tyler Durden. Plusieurs interprétations des dernières scènes de Fight Club sont possibles. Mais nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que ce geste, refuser qu'un être humain serve de moyen à un projet, quelque noble qu'il soit, ne fait que rapprocher Fight Club des trois autres films avec lesquels nous le comparions. Voilà un retour du même qui pourra nous servir de base pour répondre à la question que propose ce dossier.Fight Club porte une dure critique à la notion d'individu que véhicule la société moderne, mais l'individu n'en constitue pas moins la limite. La question serait alors de se demander ce que penserait Nietzsche de la fin du film [19].

Utilisons l'analogie suivante : Fight Club comme la représentation des deux premières métamorphoses que Nietzsche présente par la bouche de son Zarathoustra [20]. Le chameau est l'esprit qui transporte sur son dos la lourde charge de l'espoir de Dieu et du Moi (la morale). En bref, c'est la scène où le personnage incarné par Edward Norton se promène dans son appartement comme dans un magazine d'ameublement et se demande quel genre de meuble le définit comme personne. Vient ensuite le lion qui veut libérer l'esprit de ces espoirs. « Ça, c'était la liberté. Perdre tout espoir, c'était la liberté [21]. » Le lion qui s'attaque au dragon, « bête écailleuse, et [où] sur chacune des écailles, en lettre d'or, brille «Tu-dois» [22], est Tyler Durden qui s'attaque à la civilisation moderne : « Tu n'es pas combien d'argent tu as à la banque. Tu n'es pas ton emploi. Tu n'es pas ta famille, et tu n'es pas qui tu te dis. Tu n'es pas ton nom. Tu n'es pas ton âge. Tu n'es pas tes espoirs [23] ». Mais qu'est alors Jack ? Un chaos avons-nous dit, comme l'est toute chose. Et la violence, et la souffrance qui en découle, constituent la vérité de ce chaos. Toutefois, cette violence ne semble pas pouvoir légitimer le meurtre. On se retrouve alors à décrire quelque chose d'aussi paradoxal qu'une violence fraternelle. L'individu n'est rien, l'aimer c'est tenter de lui faire vivre sa souffrance que la société moderne essaie de lui cacher, mais cette vérité ne légitime pas que l'on détruise un individu en son nom. Il faut amener l'individu devant le gouffre de la mort, le gouffre de son propre néant, mais ne pas le tuer [24]. La violence, la souffrance et la mort semblent faire partie de la solution, mais celle-ci me paraît toujours partiellement insaisissable.

Comme c'est le cas pour plusieurs autres films, Fight Club veut révéler un énorme vide au cœur du XXe siècle et s'attaque à tous les artifices qui tentent de combler faussement ce vide. Fight Club, me semble-t-il, suggère que nous devons nous alimenter de ce vide. Ce texte a tenté de comprendre ce que cela signifie. Ce vide fut assez bien explicité, mais la solution demeure encore pour l'essentiel un mystère.


1. "If you’re Christian and living in America, your father is your model for God. And if you never know your father, if your father bails out or dies or is never at home, what do you believe in God ? [...] What you have to consider, is the possibility that God doesn’t like you. Could be, God hates us. This is not the worst thing that can happen. [...] Maybe God’s hate is better than His indifference" (Chuck Palahniuk, Fight Club, New York, Henry Holt and Compagny, 1996, p.141). La plupart des citations sont tirées du livre de Chuck Palahniuk et se retrouvent dans le film d’une manière plus ou moins intégrale.

2. Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs, AK, IV, p.429.

3. Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Paris, Gallimard, 1995, V, vi, p.315.

4. Cette trop brève analyse pourrait en appeler une autre qui concernerait la construction de la Critique de la faculté de juger de Kant, et qui viserait à savoir si le fait que la « Critique de la faculté de juger esthétique » précède la « Critique de la faculté de juger téléologique » n’entraîne pas également un caractère de finalité sans fin pour ce qui est d’ordre téléologique.

5. Cette réplique ne se trouve que dans le film, la rencontre avec Tyler Durden se faisant différemment dans le livre de Palahniuk. Je l'utilise ici dans un sens métaphorique, qui mérite d'être éclairci. Lorsque nous voyageons dans un climat extérieur hostile à la survie d?un homme (par exemple un avion volant à trente mille pieds) une porte de secours ne saurait constituer le fondement premier de notre survie, puisque nous mourrions en sortant de la carlingue ; de la même manière, lorsque tout autour de l'homme devient chaos (Dieu, symbole de l'ordre, est absent), comment croire encore au sujet comme fondement assuré, unité fondamentale, au sein de ce désordre ?

6. Voir la troisième partie de Par-delà le bien et le mal qui porte ce titre.

7. "I am totally Joe's [dans la version française du film on dit Jack] Gallbladder. All this is my fault. Sometimes you do something, and you get screwed. Sometimes it's the things you don?t do, and you get screwed" (Palahniuk,op. cit., p.58).

8. PBM pour Par-delà le bien et le mal.

9. « Quelque chose pense [dit Nietzsche], mais que ce soit justement ce vieil et illustre "je", ce n'est là, pour le dire en termes modérés, qu'une hypothèse, une allégation; surtout ce n'est pas une "certitude immédiate". Enfin c'est déjà trop dire que d'affirmer que quelque chose pense, ce "quelque chose" contient déjà une interprétation du processus lui-même » (PBM, §17).

10. " I am Joe's Raging Bile Duct. I am Joe's Grinding Teeth. I am Joe's Inflamed Flaring Nostrils. I am Joe's Enraged, Inflamed Sense of Rejection" (Palahniuk, op. cit., p.59-60).

11. "Nothing is static. Even Mona Lisa is falling apart" (Ibid., p.49).

12. "You aren’t alive anywhere like you’re alive at fight club. When it’s you and one other guy under that one light in the middle of all those watching. Fight club isn’t about winning or losing fights. Fight club isn’t about words. [...] There’s grunting and noise at fight club like at the gym, but fight club isn’t about looking good. There’s hysterical shouting in tongues like at church, and when you wake up Sunday afternoon you feel saved. [...] Nothing was solved when the fight was over, but nothing mattered. [...] You fight to fight" (Ibid., p.51-54).

13. Il importe de bien saisir tout ce que représente cette scène. De tout temps, les êtres humains les plus puissants ont créé des modèles et ont soumis une partie de « leurs âmes » à cette autre âme modèle. Saint François d'Assise qui reçoit les stigmates et Jack qui se fait brûler la main par Tyler Durden n'est qu'un seul type: l'homme religieux. L'homme religieux est seul et double à la fois, car il crée « celui » qui le fait souffrir.

14. Cette réplique ne se trouve que dans le film lors de la première rencontre entre Brad Pitt et Edward Norton.

15. "Soap and human sacrifice go hand in hand" (Ibid., p.75).

16. "You can go to the sink and run water over your hand, but first you have to know that you are stupid and you will die. [...] You can cry, [...] but every tear that lands in the lye flakes on your skin will burn a cigarette burn scar. [...] You can use vinegar to neutralize the burning, but first you have to give it up" (Ibid., p.76).

17. "You are not a beautiful and unique snowflake. You are the same decaying organic matter as everyone else, and we are all part of the same compost pile" (Ibid., p.134).

18. "That old saying, how you always kill the one you love, well, look, it works both ways" (Ibid., p.13).

19. Toute cette analyse de la souffrance et de la violence pourrait en amener une autre, plus profonde, qui concernerait la philosophie de Nietzsche. On peut se demander quelles sont ces nouvelles valeurs qu'apportera l'enfant dans Zarathoustra (voir note suivante) : « un Saint Oui » répondra-t-on, en signifiant par là un oui à la vie. Mais n,est-ce pas, dans l'idée de Nietzsche, que dire « oui » à la vie est aussi dire « oui » à la souffrance ; penser par-delà le bien et le mal n'est-ce pas en quelque sorte dire « oui » à la souffrance parce que cette dernière est plus vraie ?

20. Voir Ainsi parlait Zarathoustra, Première partie, « Des trois métamorphoses ».

21. "This was freedom. Losing all hope was freedom" (Palahniuk, op. cit., p.22).

22 Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1996 [1971], p.36.

23 "You're not how much money you've got in the bank. You're not your job. You're not your family, and you're not who you tell yourself. [...] You're not your name. [...] You're not your age. [...] You are not your hopes" (Palahniuk, op. cit., p.143).

24 C’est ce que fait Tyler Durden avec le commis de dépanneur qu’il menace de tuer, Raymond K. Hessel (Ibid., p.151 à 155), et avec Jack, entre autres, lors de la scène de l’accident de voiture (Ibid., p.137 à 147).

Source - Université Laval, Québec :

http://www.ulaval.ca/phares/vol1-hiver01/texte01.html

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