Osons le dire

"LA NOUVELLE QUESTION ALLEMANDE" par Jacques Nikonoff (M'PEP)

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Le dimanche 8 juillet, le président de la République française, François Hollande, et la chancelière de la République fédérale d’Allemagne, Angela Merkel, se sont retrouvés à Reims pour le 50ème anniversaire de la rencontre entre le général de Gaulle et le chancelier Adenauer. On parle depuis du « couple franco-allemand ». François Hollande et Angela Merkel inaugurent ainsi un cycle purement symbolique et médiatique qui les mènera ensuite à Ludwigsburg, en Allemagne, le 22 septembre, et à Berlin le 22 janvier 2013. Pourquoi Ludwigsburg ? Parce que le général de Gaulle avait rendu la politesse au chancelier Adenauer en se rendant dans cette ville allemande avant de signer, à Paris, le traité de l’Élysée le 22 janvier 1963 ou se rendra François Hollande pour rencontrer Angela Merkel. Une « année franco-allemande » a été décrétée de septembre 2012 à août 2013.

Angela Merkel était pressée d’expédier cette corvée. Arrivée à 11h, elle est repartie à 14h. Elle n’a même pas eu le temps de participer au sommet franco-allemand prévu qui a été annulé.

Maigre motif de satisfaction : à la différence d’il y a cinquante ans, la cérémonie religieuse a été réduite au minimum, même si l’archevêque de Reims a fait une courte allocution. La laïcité a progressé. En outre, et à juste titre, François Hollande n’a pas parlé d’union politique. C’est Angela Merkel qui en a parlé : « Il faut parachever aujourd’hui au niveau politique l’union économique et monétaire, c’est un travail d’Hercule mais l’Europe en est capable » (Le Figaro, 9 juillet 2012). Le président de la République aurait-il enfin compris que l’union politique était impossible entre pays ayant une vision du monde différente ?

Pour comprendre la signification de cet évènement, quelques éléments de réponses à quatre questions :

  • Qu’est-ce que le Traité de l’Élysée et pourquoi n’était-il qu’une coquille vide ?
  • Pourquoi le Traité de l’Élysée a-t-il débouché sur le mythe du « couple franco-allemand  » ?
  • Pourquoi parler d’une « nouvelle question allemande  » ?
  • Pourquoi un vrai traité bilatéral franco-allemand est nécessaire ?

1.- Le Traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, sans contenu, n’a jamais été qu’une peau de chagrin

Ce traité est accessible en cliquant sur le lien ci-dessous :

http://www.france-allemagne.fr/Traite-de-l-Elysee-22-janvier-1963,0029.html

Le principe de traités bilatéraux est excellent, particulièrement avec l’Allemagne puisque le Traité de l’Élysée a été présenté comme visant à sceller la réconciliation entre la France et l’Allemagne. Sans contenu au départ, il a perdu quasiment toute sa maigre substance au fil du temps.

L’organisation prévue par le Traité était classique :

  • Réunion des Chefs d’État et de Gouvernement au moins deux fois par an.
  • Réunion des ministres des Affaires étrangères au moins tous les trois mois pour veiller à l’exécution du programme.
  • Réunion chaque mois des hauts fonctionnaires des deux ministères des Affaires étrangères, alternativement à Paris et à Bonn [ensuite Berlin] pour faire le point des problèmes en cours et préparer la réunion des ministres.
  • Rencontres régulières entre autorités responsables des deux pays dans les domaines de la défense, de l’éducation et de la jeunesse.
  • Dans chacun des deux pays, une commission interministérielle est chargée de suivre les problèmes de la coopération, présidée par un haut fonctionnaire des Affaires étrangères. Son rôle est de coordonner l’action des ministères intéressés et de faire périodiquement rapport à son Gouvernement sur l’état de la coopération franco-allemande.

Quant au « programme  » défini dans le Traité, il concernait d’abord les Affaires étrangères. Il était prévu que « les deux Gouvernements se consulteront, avant toute décision, sur toutes les questions importantes de politique étrangère, et en premier lieu sur les questions d’intérêt commun, en vue de parvenir, autant que possible, à une position analogue. »

C’est peu de dire que les ratées ont été nombreuses, les divergences ne faisant que s’accroitre avec l’émancipation politique allemande qui a suivi la réunification.

En 1991 par exemple, huit jours après la signature du traité de Maastricht (constitutif de l’ « Union européenne »), le 17 décembre 1991, Hans-Dietrich Genscher (ministre des Affaires étrangères allemand) contraint ses partenaires européens à reconnaître l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie. Quelques semaines auparavant, au mois de décembre 1990, les Slovènes et les Croates avaient été consultés par référendum sur leur indépendance et avaient répondu « oui ». En janvier 1991, la Slovénie et la Croatie avaient lancé un ultimatum aux autorités yougoslaves pour exiger que leur indépendance soit mise à l’ordre du jour. À défaut elles menaçaient de déclarer unilatéralement leur indépendance avant le 1er juillet 1991. Ce référendum, parallèlement, avait été largement boycotté par les Serbes de Croatie. Sans réponse de Belgrade, la Croatie et la Slovénie ont déclaré leur indépendance le 25 juin 1991. L’Allemagne, l’Autriche et le Vatican leur ont immédiatement apporté leur soutien diplomatique et financier, au risque d’embraser toute la région. L’Allemagne, après le Vatican, sera le premier pays européen à reconnaître la Croatie et la Slovénie, le 23 décembre, suivie par les autres pays européens le 15 janvier 1992. L’Allemagne faisait ainsi son retour sur la scène politique internationale et surtout européenne. De la pire manière. Cette décision violait la Constitution yougoslave qui prévoyait que les républiques la composant pouvaient faire sécession à condition qu’une consultation populaire des autres républiques, par voie de référendum, y consente. Il en a résulté une nouvelle déstabilisation de toute cette région qui avait pu, depuis 1945, retrouver un certain calme. Les conséquences seront dramatiques, l’OTAN interviendra militairement.

En matière d’aide aux pays en voie de développement, le Traité de l’Élysée énonçait que « les deux Gouvernements confronteront systématiquement leurs programmes en vue de maintenir une étroite coordination. Ils étudieront la possibilité d’entreprendre des réalisations en commun. » Cette clause est restée largement lettre-morte.

Le Traité prévoyait aussi que « Les deux Gouvernements étudieront en commun les moyens de renforcer leur coopération dans d’autres secteurs importants de la politique économique, tels que la politique agricole et forestière, la politique énergétique, les problèmes de communications et de transports et le développement industriel, dans le cadre du Marché commun, ainsi que la politique des crédits à l’exportation.  »

Le domaine de l’énergie est probablement l’un des plus emblématiques de l’absence de vision commune franco-allemande. Les différents gouvernements français, au-delà des figures de style, sont en faveur du nucléaire. Les dirigeants allemands, en 2000, sous l’impulsion des Verts, ont annoncé le désengagement du nucléaire à l’horizon 2021. Un programme de fermeture des centrales nucléaires est en cours. Mais le gouvernement allemand reste largement engagé dans une politique énergétique basée sur le charbon, extrêmement polluant. Si, désormais, les dirigeants allemands se déclarent contre le nucléaire et n’en veulent pas sur leur territoire, l’Allemagne en consomme pourtant, en fabrique, en développe et en vend à l’étranger. Quant au gaz naturel et au pétrole, les dirigeants allemands préfèrent négocier seuls avec les Russes.

Dans le domaine de l’industrie, la politique de dumping social et de délocalisations vers les pays de l’Est menée par l’Allemagne depuis les années 2000 est une des causes principales de la crise. Grand absent du Traité : le commerce extérieur. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur le sujet puisque la relation entre la France et l’Allemagne est particulièrement déséquilibrée. En 2011 la France était une nouvelle fois le premier importateur de marchandises allemandes, comme c’est le cas depuis 1961. Les exportations de biens allemands vers la France ont ainsi atteint 101,6 milliards d’euros (+12% par rapport à 2010). Avec respectivement 73,7 et 69,3 milliards d’euros, les États-Unis et les Pays-Bas se situent aux deuxième et troisième places du classement des destinations des exportations allemandes. Du côté des importations allemandes, les Pays-Bas sont en tête du classement avec 82,2 milliards d’euros de biens exportés vers l’Allemagne, suivis de la Chine à la deuxième place (79,2 milliards d’euros) et de la France à la troisième (avec 66,5 milliards d’euros de biens exportés). En 2011, l’Allemagne a vu son excédent de la balance commerciale vis-à-vis de la France s’élever à 35 milliards d’euros, soit 21,5% de plus qu’en 2010 (28,8 milliards d’euros).

En matière de Défense, les autorités compétentes des deux pays devaient s’attacher « à rapprocher leurs doctrines en vue d’aboutir à des conceptions communes. Des instituts franco-allemands de recherche opérationnelle seront créés. » Des échanges de personnel entre les armées devaient se « multiplier  ». En matière d’armements, les deux Gouvernements devaient s’efforcer « d’organiser un travail en commun dès le stade de l’élaboration des projets d’armement appropriés et de la préparation des plans de financement. »

Il a fallu attendre 1987 pour voir se créer la brigade franco-allemande (5 000 hommes), intégrée ensuite à l’Eurocorps (Corps européen) en 1992 auquel se sont ajoutés la Belgique, le Luxembourg et l’Espagne (50 000 hommes). Il n’est pas certain que cette brigade serve à quelque chose.

Il aura fallu attendre 1995 pour la création d’une agence franco-allemande d’armement qui devint en 1996 l’agence européenne d’armement, intégrant le Royaume-Uni et l’Italie. Nous n’étions plus, dès lors, dans le cadre bilatéral strict des relations franco-allemandes puisqu’il s’agissait de coordonner la recherche et la construction des armements à l’échelle européenne.

Le programme contenu dans le traité de l’Élysée comportait aussi un volet concernant l’Éducation et la Jeunesse. Les deux Gouvernements reconnaissaient « l’importance essentielle que revêt pour la coopération franco-allemande la connaissance dans chacun des deux pays de la langue de l’autre. Ils s’efforceront, à cette fin, de prendre des mesures concrètes en vue d’accroître le nombre des élèves allemands apprenant la langue française et celui des élèves français apprenant la langue allemande.  » Il était prévu que « les autorités compétentes des deux pays seront invitées à accélérer l’adoption des dispositions concernant l’équivalence des périodes de scolarité, des examens, des titres et diplômes universitaires.  » En outre, «  les organismes de recherches et les instituts scientifiques développeront leurs contacts en commençant par une information réciproque plus poussée, des programmes de recherches concertées seront établis dans les disciplines où cela se révélera possible. »

Résultats après 50 ans d’efforts : l’enseignement de l’allemand en France et du français en Allemagne ne fait que ¬ régresser année après année.

Le nombre de collégiens et lycéens français apprenant l’allemand ne cesse de diminuer. En 2010, 15% des élèves français étudiaient l’allemand, contre 36% dans les années 70. En première langue, l’allemand n’était plus choisi en 2010 que par 12% des collégiens (contre 21% en 1958). En seconde langue, l’allemand est tombé à 22% (32% en 1958), terrassé par l’espagnol (56% des deuxième langue vivante). Au total, 23% des Français déclarent avoir appris l’allemand, mais 8% seulement d’entre eux disent pouvoir tenir une conversation en allemand. Pourquoi un tel manque d’engouement ? L’allemand souffre de préjugés fatals : l’allemand « c’est moche, c’est dur, ça sert à rien » entend-on dire. L’anglais devient hégémonique.

Outre-Rhin, l’anglais s’est arrogé un quasi-monopole, et seulement 3% des jeunes Allemands apprennent le français en première langue. L’apparition des langues à l’école élémentaire a particulièrement handicapé le français. Hormis la Sarre, où le français est imposé en primaire, l’anglais est souvent la seule langue proposée, faute d’instituteurs formés à une autre langue. Les restrictions budgétaires consécutives à la réunification pénalisent aussi le français en rehaussant le nombre d’élèves requis pour ouvrir une classe. En seconde langue, les chiffres sont trompeurs. À l’entrée des Gymnasien (filière qui mène à l’Abitur, équivalent de notre bac), près de 75% de lycéens étudient le français. Mais, depuis 1972, une réforme du second cycle a rendu la seconde langue facultative, décimant le français. Si 19% des Allemands ont appris le français, 9% d’entre eux seulement sont capables de soutenir une conversation courante en français. Ce dont souffre le français en Allemagne, c’est d’être perçu comme une simple langue européenne et non comme langue internationale. Conséquence : en mars 2012, la seule chaire allemande uniquement consacrée aux études francophones et françaises, à Dresde, a été fermée, suite au départ à la retraite du professeur qui l’occupait. Dans les universités allemandes, le nombre d’étudiants en français a été divisé par deux ces dix dernières années.

Le programme prévu par le Traité se terminait par le souhait que « toutes les possibilités seront offertes aux jeunes des deux pays pour resserrer les liens qui les unissent et pour renforcer leur compréhension mutuelle. Les échanges collectifs seront en particulier multipliés. Un organisme destiné à développer ces possibilités et à promouvoir les échanges sera créé par les deux pays avec, à sa tête, un conseil d’administration autonome. »

Ainsi, depuis 1963, plus de 7 millions de jeunes ont participé aux échanges offerts dans le cadre de l’Office franco-allemand de la jeunesse (OFAJ). C’est un des rares succès du Traité.

Depuis 1980, chaque année, 3 300 apprentis ou lycéens allemands et français, en moyenne, effectuent un stage de formation professionnelle dans le pays partenaire. Actuellement, 5 500 étudiants allemands étudient en France (5 000 Italiens, 3 300 Russes, 3 800 Roumains, 3 200 Polonais en 2007). Ce sont 6 400 Français qui étudient dans des universités ou des établissements supérieurs allemands (12 600 en Angleterre, 7 000 aux États-Unis, 4 800 en Suisse en 2007). On voit mal en quoi le Traité de l’Élysée a eu de l’influence sur les échanges entre étudiants français et allemands.

2.- Pourquoi le Traité de l’Élysée a-t-il débouché sur le mythe du « couple franco-allemand  » ?

Pour comprendre l’origine du «  couple franco-allemand  », il faut remonter à la Seconde Guerre mondiale. Franklin D. Roosevelt, le président des États-Unis pendant la guerre, comme Winston Churchill, n’a jamais pris de Gaulle au sérieux, qui a été systématiquement écarté de toutes les grandes décisions prises par les Alliés. Plus encore, les dirigeants américains ont entretenu des liens cordiaux avec le régime de Vichy. Lors des accords de Yalta, en 1945, qui réunirent Staline, Churchill et Roosevelt, de Gaulle n’avait pas été invité. Après la victoire, la France a toujours été mise à l’écart de toutes les grandes décisions concernant l’Allemagne, jamais les Américains et les Britanniques n’ont partagé leurs informations. Ils n’avaient pas confiance dans les autorités françaises qui rassemblaient, outre de Gaulle, les communistes et les socialistes largement majoritaires à l’époque. Les trois pays nucléaires sont ensuite restés entre eux (États-Unis, Grande-Bretagne, URSS). De Gaulle en conserva un profond ressentiment vis-à-vis des dirigeants américains et britanniques. La goute qui a probablement fait déborder le vase a été, peu après la prise du pouvoir par de Gaulle en 1958, sa rencontre avec le général Norstad, commandant américain de l’OTAN. Ce dernier informa sèchement de Gaulle qu’il n’était pas autorisé à connaître les détails du plan de déploiement américain d’armes nucléaires sur le sol français.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre tout à la fois l’engagement nucléaire de la France, le retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN, le refus par de Gaulle de l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne (conférence de presse du 14 janvier 1963), et la naissance du couple franco-allemand.

Face à l’attitude des Britanniques et des Américains, de Gaulle se tourna vers les Allemands. Il signa avec eux un traité sans contenu mais hautement symbolique qui devait alimenter pendant des décennies le mythe du couple franco-allemand. L’idée était de compenser la vulnérabilité française face aux anglo-américains en établissant des liens avec l’Allemagne. Il s’agissait d’un tournant européen pour de Gaulle, d’autant que l’Empire français était en voie de décomposition (indépendance de l’Algérie en 1962). Ainsi de Gaulle a-t-il alimenté lui-même le mythe européen, en croyant ressusciter la gloire passée de la France dans une alliance avec l’Allemagne. Mal lui en prit. Les dirigeants allemands, et particulièrement le chancelier Conrad Adenauer, sautèrent sur l’occasion qui leur était offerte de redevenir un sujet politique à part entière.

Le couple franco-allemand, malgré les soins intensifs dont il est l’objet, est arrivé en fin de cycle. Il a fait son temps. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Rien.

L’équilibre ancien – à l’Allemagne la force économique et à la France la force politique – est rompu. L’Allemagne n’a plus besoin de la France pour l’aider à son insertion politique. Quant à la France, elle n’a surtout pas besoin de s’inspirer du faux modèle économique allemand, elle doit même le fuir si elle veut préserver le tissu industriel qui lui reste.

Quels sont les grands sujets sur lesquels le couple franco-allemand aurait désormais une vision commune, par-delà l’affichage médiatique convenu organisé par Sarkozy et Merkel, et peut-être maintenant par Hollande et Merkel ? La coordination des politiques économiques et monétaires ? Un partenariat avec les BRIC ? La conception des relations avec les États-Unis ? Avec la Méditerranée ? En vérité, il n’y a rien.

La tentation impériale de l’Allemagne rend caduc le couple franco-allemand. Il faut envisager cette séparation sans drame. D’autant que le couple franco-allemand, ou ce qu’il en reste, agace les autres pays qui y voient un directoire informel de l’Union européenne.

3.- Pourquoi parler d’une « nouvelle question allemande » ?

La question allemande aurait été totalement et définitivement résolue le 3 octobre 1990 lorsque, après la chute du Mur de Berlin, avec l’aval des quatre anciennes puissances d’occupation, la République démocratique allemande (RDA) adhéra à la République fédérale d’Allemagne (RFA). La constitution de la RDA devenait caduque, elle était remplacée sur l’ancien territoire est-allemand par la Loi fondamentale de la RFA. Selon le président allemand de l’époque, Richard von Weizsäcker, « le jour est arrivé où, pour la première fois dans l’histoire, toute l’Allemagne trouve sa place durable dans le cercle des démocraties occidentales. »

La question allemande est celle de son unité et de sa puissance. L’Allemagne actuelle est née à Versailles le 18 janvier 1871. Jusqu’à cette date, ce pays n’avait été qu’une « expression géographique », constituée d’une constellation de centaines de fiefs indépendants les uns des autres, où s’entredéchiraient et dominaient tour à tour Autriche, Bavière, Prusse, Bohême, Brandebourg, Saxe, Souabe...

Comment l’Allemagne, qui était si divisée, ne parvenant pas à réaliser son unité, a-t-elle pu devenir au cours des XIXe et XXe siècles cette puissante nation qui a tenté par deux fois de soumettre l’univers à son rêve d’hégémonie mondiale ? C’est la secousse des guerres de la Révolution française et de l’Empire napoléonien qui développera en Allemagne l’idée nationale.

Peu à peu, la culture allemande va s’opposer à la doctrine française de la nationalité qui s’appuie sur un contrat librement consenti, pour mettre en valeur la nation en tant qu’être vivant, engendré par l’action incessante d’une force vitale – le Volkgeist – dont les coutumes, croyances, traditions et droit populaire sont les principales manifestations. L’Allemagne aurait ainsi une mission providentielle en vertu de sa supériorité morale autoproclamée. Une image magnifiée du Reich germanique va se développer pour qu’il permette à l’Europe de retrouver son unité perdue afin de réorganiser ce monde décadent.

Affirmer que les dirigeants allemands cherchent à transformer l’Europe en Europe allemande pourrait être jugé excessif et même insultant. Il n’en est rien, ne serait-ce qu’en fonction des leçons de l’Histoire. Dans l’Allemagne contemporaine, des voix de plus en plus nombreuses s’inquiètent de cette évolution ou plutôt de cette forme de régression. C’est le cas, par exemple, du sociologue et philosophe Ulrich Beck pour qui l’Allemagne repose à nouveau la question allemande, mais dans le cadre européen cette fois-ci. Il s’interroge sur « une Allemagne qui a cessé d’être la plus européenne des Européens et qui préfère minimiser ses alliances et ses obligations dans le cadre de l’Union ; une Allemagne qui caresse un avenir de ‘‘Grande Suisse’’ ou de ‘‘Petite Chine’’ (des excédents extérieurs avec une demande intérieure limitée ».

Il est vrai que la stratégie suivie par les élites politiques allemandes, des Verts aux libéraux, en passant par les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates, est clairement celle de la restauration de la puissance allemande. Le pari de la classe dirigeante allemande est de tenter tout à la fois de rester claire sur la condamnation du passé nazi de leur pays, tout en cherchant les voies pour donner à l’Allemagne la puissance que leur semble justifier son histoire, son poids démographique et économique, sa localisation géographique. Et peut-être aussi son sentiment de supériorité. Cette stratégie utilise l’Union européenne et l’euro comme le vecteur de la construction de cette puissance. Comme un marchepied. Cette perspective, cependant, n’est pas simplement celle de la puissance qui, au demeurant, est un objectif parfaitement légitime pour n’importe quel pays dans le monde tel qu’il fonctionne. Elle est une tentation impériale. Telle est le sens de l’évolution allemande depuis la chute du Mur.

L’année 1990 marque en effet la fin de l’état d’exception historique de non-souveraineté de l’Allemagne. Les dirigeants allemands, particulièrement ceux arrivant aux responsabilités et qui n’ont pas connu la guerre, n’ont pas d’états d’âme. Ils veulent que l’Allemagne soit un pays comme les autres. Ayant réalisé son unité, s’étant émancipée des forces alliées qui contrôlaient son territoire et limitaient sa souveraineté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – l’une d’entre elles, l’URSS, ayant même disparu – l’Allemagne et ses classes dirigeantes peuvent désormais se fixer un nouveau destin. C’est celui de l’accès à la puissance d’abord, et à l’Empire ensuite.

Il est naturel que les classes dirigeantes allemandes et plus largement le peuple allemand tentent de tirer les leçons de la disparition du système soviétique, de la réunification qui a suivi par l’absorption de l’Allemagne de l’Est, et de la nouvelle donne géopolitique ainsi créée. Elles ne peuvent plus se complaire dans le rôle de nain politique que l’Allemagne fédérale occupait à juste titre depuis plusieurs décennies. L’Allemagne, privée de rôle politique depuis 1945, aspire à devenir un sujet politique. Son maintien en curatelle y aurait, à un moment ou à un autre, probablement réactivé de mauvais réflexes.

Le problème n’est donc pas celui de l’émergence de l’Allemagne comme nouveau sujet politique en Europe et dans le monde, mais le sens que prend nettement ce projet, qui n’est pas la simple recherche de la puissance, mais une tentation clairement impériale.

Pour Gerhard Schröder, ancien chancelier, « l’Allemagne a tout intérêt à se considérer elle-même comme une grande puissance en Europe et à orienter en conséquence sa politique étrangère ». Helmut Schmidt, lui aussi ancien chancelier, de son côté, précise la stratégie à suivre : « je pense qu’il existe une probabilité d’au moins 51% pour qu’au cours des vingt prochaines années on voit émerger un noyau dur au sein de l’Union. Ce noyau comprendrait les Français, les Allemands, les Néerlandais - pour ce qui est des Italiens, j’ai quelques doutes. Je suis pratiquement sûr que les Britanniques n’en feront pas partie, et la même chose pourrait être vraie des Polonais. Il ne s’agirait pas d’un noyau dur défini par des documents écrits, mais d’un noyau dur de facto, pas de jure […] Ce noyau dur ne se limiterait sans doute pas au domaine des monnaies, mais interviendrait probablement sur le terrain de la politique étrangère à mener par exemple vis-à-vis de la Chine, de l’Iran, de l’Afghanistan ou d’une nouvelle coalition d’États musulmans.  »

Joschka Fischer, le Vert qui a été ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier, s’alarme maintenant de cette stratégie de madame Merkel à laquelle il a pourtant donné la première impulsion : « Il n’est plus possible d’ignorer le changement fondamental d’orientation stratégique de la politique européenne de l’Allemagne. Objectivement, la tendance est à une ‘‘Europe allemande’’, un choix qui n’a aucune chance de succès. » Personne ne peut dire si cette stratégie n’a aucune chance de succès. L’Allemagne semble pour l’instant avoir les choses bien en main et impose sa volonté à tous les autres pays membres de l’Union européenne, particulièrement dans la zone euro… Ulrich Beck s’en inquiète lui aussi lorsqu’il critique la chancelière fédérale allemande Angela Merkel qui « profite de la crise monétaire pour redéfinir la politique budgétaire de la zone euro dans l’optique d’une Europe allemande ». Ils ne sont pas les seuls et d’autres voix s’élèvent que l’on n’avait pas l’habitude d’entendre sur ces sujets. Jacques Delors reconnaît à son tour que la nouvelle donne de la politique allemande est que madame Merkel « ignore la notion de coopération renforcée ». Même Alexandre Adler le dit : « voici que l’Allemagne moderne se retrouve confrontée au retour de son cauchemar, la volonté de puissance ».

En portant l’étendard de la construction européenne, et même en s’érigeant comme modèle de vertu et de rigueur, les dirigeants allemands actuels pouvaient donner l’impression qu’ayant tenu compte des leçons de l’histoire, ils se mettaient désormais au service d’un projet collectif. Mais considérant que l’Allemagne était la seule capable de porter cette vertu et cette rigueur, ses dirigeants en ont conclu que ce serait à leur pays de diriger l’Europe. Il est vrai que l’Allemagne est devenue la maîtresse du jeu européen. Par exemple quand l’Allemagne juge qu’un traité n’est pas conforme à sa Constitution, ce n’est pas sa Constitution qu’elle modifie comme la France l’a déjà fait à cinq reprises depuis 1992, c’est le traité lui-même ! Les dirigeants allemands imposent des solutions allemandes à l’Union européenne, et ne veulent pas de solutions européennes pour l’Allemagne. Si le marché européen est nécessaire à l’Allemagne sur le plan économique, elle n’a plus besoin de l’Europe politique et ne veut pas être embarrassée par les pays du Sud. Les dirigeants allemands, pour assurer la promotion politique de l’Allemagne, font même tout ce qu’ils peuvent pour empêcher la création d’une éventuelle Europe politique qu’ils ne dirigeraient pas. C’est pourquoi madame Merkel veut maintenant une Europe fédérale car elle sait que ce serait une Europe allemande.

c’est bien ce qu’elle a dit à Reims : « la mission de notre génération est maintenant de compléter l’union économique et monétaire et de créer, petit à petit, une union politique » (Le Monde, 8-9 juillet 2012). Le schéma fédéraliste d’Angela Merkel est clair : « au fil d’un long processus, nous transfèrerons davantage de compétences à la Commission, qui fonctionnera alors comme un gouvernement européen pour les compétences européennes. cela implique un Parlement fort. Le Conseil qui réunit les chefs de gouvernement formera pour ainsi dire la deuxième chambre. Pour finir, nous avons la Cour européenne de justice comme cour suprême. Cela pourrait être la configuration future de l’Union politique européenne » (Le Monde, 8-9 juillet 2012).

4.- Pourquoi un vrai traité bilatéral franco-allemand est nécessaire ?

En 1998, lorsqu’il est nommé chancelier, le social-démocrate Gerhard Schröder entend redresser la situation de l’Allemagne qui stagne depuis une dizaine d’année. L’absorption de l’Allemagne de l’Est n’y est pas pour rien. De 1988 à 1998, la croissance moyenne annuelle du PIB se situe à 2,6%, un score moyen par rapport au « miracle » allemand de l’après-guerre. De 1992 à 1998, le taux de croissance économique se réduira encore pour passer à +1,5%. Le commerce extérieur est déficitaire sans discontinuer de 1991 à 2000. Il ne redeviendra positif qu’en 2001 avec un modeste surplus de 380 millions de dollars. Le commerce extérieur allemand ne prendra réellement son envol qu’à compter de 2002 avec 40,4 milliards de dollars d’excédents. Gerhard Schröder est persuadé – ou fait semblant de l’être - que cette situation économique médiocre provient d’un coût du travail trop élevé et d’un système de protection sociale trop généreux en Allemagne. On objectera qu’une telle analyse n’a rien d’original. Tous les dirigeants libéraux et sociaux-libéraux, depuis le début des années 1980, dans tous les pays, et quelle que soit la situation économique réelle de ces pays, donnent toujours la même explication passe-partout. Elle sert à exercer une pression permanente sur le salariat afin de le culpabiliser et de lui donner de bonnes raisons de ne pas revendiquer une amélioration de son sort. Avec le grand patronat, Gerhard Schröder va donc agir fermement sur les syndicats qui vont céder. La grande coalition qui arrive au pouvoir en 2005, mêlant chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates, avec Angela Merkel comme chancelière, va poursuivre et amplifier hardiment cette stratégie.

La politique menée par Gerhard Schröder et Angela Merkel correspond à l’application d’une stratégie d’exploitation de ses voisins (appelée en langage économique « stratégie du passager clandestin »). L’Allemagne deviendra ainsi le premier exportateur mondial de marchandises de 2003 à 2008, et le troisième pour les services. Cependant, début 2009, la Chine prenait la première place mondiale comme premier exportateur de marchandises. Fin 2011, la balance des paiements courants de l’Allemagne était excédentaire sans discontinuer depuis 2001, avec un excédent culminant à 162 milliards d’euros (la France connaissait parallèlement un déficit de 39 milliards d’euros, dont 73,5 dans l’industrie). Parallèlement, pour ne prendre que quelques exemples, la France, le Royaume-Uni et l’Italie étaient devenus chroniquement déficitaires. Ce sont les branches de l’automobile, des machines-outils, de l’électronique, de la chimie-pharmacie qui tirent les exportations allemandes.

La stratégie des grandes entreprises allemandes, soutenue par les gouvernements successifs, a été de développer l’importation d’entrants bon marché en provenance des Pays d’Europe centrale et orientale (PECO), zone d’influence traditionnelle de l’Allemagne. Cette stratégie a permis à l’industrie allemande de réaliser un véritable tour de passe-passe. Elle a pu offrir des produits d’exportations très compétitifs, bénéficiant de l’image de marque associée au Made in Germany malgré leur peu de contenu en travail allemand.

Le poids des importations allemandes de biens intermédiaires fabriqués dans des pays à bas salaires et à monnaies faibles apparaît spectaculairement. Il passe de 4% à 16% entre 1991 et 2006. Par exemple, en 1995, les exportations allemandes contenant une quote-part de valeur ajoutée étrangère représentaient 31,1% des exportations. Elles sont montées à 40,1% en 2000 et à 44,8% en 2006.

Partant de niveaux identiques, la France et le Royaume-Uni n’atteignent que 8% en 2006. Ce résultat tient aux liens étroits tissés par les dirigeants allemands avec les pays d’Europe centrale et orientale, favorisés par l’élargissement de l’Union européenne qui, en fait, était conçu pour cette raison. Mais c’est le taux de change de l’euro d’une part avec le dollar, d’autre part avec les monnaies des PECO, qui sera décisif.

Contrairement à un mythe bien entretenu, les exportations allemandes ne correspondent à aucun progrès technologique ou industriel. Sur la période 1998-2009, la valeur ajoutée manufacturière allemande a stagné en valeur, alors que les exportations augmentaient de 74%. Par quel miracle ? Parce que l’Allemagne exporte des importations !

Si on prend maintenant la part de marché de l’Allemagne au sein de la zone euro comme le montre le tableau 1, elle s’est accrue au détriment des autres membres de l’UE. Dans le même temps, la part de la France et celle de l’Italie baissait sévèrement. Et cette situation risque fort de s’aggraver.

Tableau 1 Commerce intra UE-27, évolution des exportations pour trois pays 1995 2009 Allemagne 25% 27% France 18,5% 12,9% Italie 17% 10% Eurostat

Aujourd’hui déficitaire avec les BRIC (-20,8 milliards en 2009), l’Allemagne est obligée de se concentrer sur l’Union européenne et particulièrement sur la zone euro. Comme le montre le tableau 2, sa balance commerciale avec les pays émergents est en train de devenir très déficitaire.

Tableau 2 Commerce entre l’Allemagne et les BRIC en 2009 (milliards d’euros) Import. Export. Solde Russie 25,1 20,6 -4,5 Inde 5,0 8,0 +3,0 Brésil 7,1 7,2 +0,1 Chine 56,7 37,7 -19,4 total 93,9 73,5 -20,8 Destatis

Face à l’euro fort, les exportateurs, dont les Français, se sont engagés dans une politique de compression de leurs coûts pour préserver leurs parts de marché, condition du maintien de leurs profits. Les salaires et l’emploi ont été particulièrement visés et ont joué le rôle de variable d’ajustement. Les importations massives, par l’Allemagne, de biens intermédiaires venant de pays à monnaie faible, et la structure des exportations qui en découle, pénalise tous les autres pays de la zone, notamment lorsque l’euro s’apprécie. Si l’euro s’apprécie de 10% face au dollar, les entreprises françaises sont contraintes de baisser leurs prix d’environ 5%, alors qu’une baisse de 1% suffit aux entreprises allemandes pour rester compétitives.

L’euro fort, pour la France par exemple, peut présenter un avantage. C’est le cas lors de la hausse des prix du pétrole puisque ceux-ci sont fixés en dollars. C’est aussi le cas des investissements à l’étranger. Mais les inconvénients dominent très largement car l’appréciation de l’euro favorise l’entrée des concurrents étrangers sur le marché français. Aussi toutes les entreprises françaises (le cas est identique dans les autres pays concernés) qui produisent des biens exposés à la concurrence internationale sont concernées, même celles qui n’exportent pas. En outre, l’appréciation de l’euro affaiblit la pénétration de nouveaux marchés par les exportateurs français.

Depuis l’euro, la participation des entreprises françaises au commerce international de l’industrie manufacturière n’a fait que baisser. Alors que le «  taux de participation » avait gagné +1,5 point entre 1996 et 2000, il ne progresse plus que de +0,3 entre 2004 et 2005. Le nombre d’entreprises de l’industrie manufacturière qui exportent est passé de 16 012 en 1999 à 14 400 en 2005. Il est parfaitement clair que l’entrée sur de nouveaux marchés d’exportation est dissuadée par un euro fort.

L’industrie allemande, de son côté, est finalement peu pénalisée par un euro fort, car les exportations allemandes vers les pays hors zone euro restent minoritaires. Elle est même favorisée pour ses achats de biens d’équipement dans les pays à monnaies faibles. En 2009, les exportations allemandes se sont dirigées à plus de 43% vers les pays de la zone euro et à moins de 6% vers la Chine. Par ailleurs, une étude a montré qu’en 2007 les exportations allemandes étaient facturées en euro pour 79%, contre 18% pour le dollar, essentiellement à cause de la facture pétrolière. Ce poids de l’euro tient au fait que la facturation au sein de l’Union européenne avec les pays qui ne sont pas membres de la zone euro se fait en euros et pas en dollars.

L’importance de l’excédent commercial allemand vis-à-vis de ses partenaires européens correspond à une structure des échanges de type néocolonial. Au sein de l’UE, on observe par conséquent des relations inégales de type Centre-Périphérie « entre l’Allemagne et ses partenaires, à l’instar d’une métropole et de ses colonies dans un Empire ». C’est la Banque de France qui le dit !

Beaucoup, en Europe, souhaiteraient que l’Allemagne freine ses exportations et développe sa demande intérieure afin de mener une politique coopérative. La classe dirigeante allemande n’est pas du tout prête à remettre en cause sa stratégie de domination. Comme elle est persuadée que la dégradation de la situation économique allemande dans les années 90 a été provoquée par des salaires trop élevés et un système social trop généreux, elle ne veut pas remettre en question sa stratégie de délocalisation et de déflation salariale, ni organiser de relance par la dépense publique.

En même temps que les délocalisations (Offshore outsourcing) et de manière complémentaire, le deuxième volet de la stratégie des dirigeants allemands pour imposer leur domination économique par les exportations dans la zone euro a consisté à organiser une vaste déflation salariale appelée aussi « désinflation compétitive » selon les auteurs et les sources. Pour parler dans le langage de tous les jours, les dirigeants allemands ont compressé la masse salariale pour réduire les coûts de production. L’absorption de l’Allemagne de l’Est explique en partie cette politique. Comme les autres pays membres de la zone euro, l’Allemagne n’a pas pu dévaluer sa monnaie pour absorber le choc de la réunification. La variable d’ajustement a donc été les salaires. Ainsi la part des salaires dans la valeur ajoutée a fortement baissé en Allemagne, passant de 65,4% en 2003, à 62,2% en 2007, alors qu’elle restait stable en France et en Italie. Le but était de baisser les prix des produits afin de gagner des parts de marché à l’exportation vis-à-vis des autres pays partageant la monnaie unique. Cette compression de la masse salariale est toujours effectuée de la même manière, quel que soit le temps et le lieu : allongement sans compensation de la durée du travail ou sa réduction avec perte de rémunération ; baisse ou gel des salaires directs et indirects (cotisations sociales) ; encouragement aux emplois précaires ; facilitation des licenciements ; blocage des recrutements notamment dans la fonction publique ; diminution des prestations sociales…

Comme, avec l’euro, il n’est plus possible de dévaluer la monnaie, ce sont les salaires qui l’ont été, l’euro ayant d’ailleurs été conçu notamment pour cette raison. Certes, les innocents objecteront que c’est une politique contraire aux principes officiels avancés pour justifier la monnaie unique puisque celle-ci, précisément, visait à empêcher les dévaluations. C’est vrai. Mais, précisément, ce discours était destiné aux innocents. Les dirigeants allemands, par ce comportement agressif vis-à-vis de leurs partenaires de la zone euro, ont donné de leur pays l’image d’un anti-modèle. Ils n’ont pourtant fait qu’utiliser les failles du système euro, encouragés par l’inertie des autres pays membres de la zone, au premier rang desquels se place la France, qui fait pourtant partie du même « couple  ». L’acharnement des dirigeants allemands à soumettre le salariat de leur pays et à lui imposer une cure d’austérité aura durée dix ans.

Les inégalités ont ainsi explosé en Allemagne. En 2000, les 20% des Allemands les plus riches gagnaient 3,5 fois plus que les 20% les plus pauvres. En 2007, ce ratio est passé à 5. Ce résultat est supérieur à la moyenne européenne. La proportion de pauvres en Allemagne qui était de 10% en 2000, passe à 15% en 2007 (elle est de 13% en France). Au total l’Allemagne est le pays développé où la pauvreté et les inégalités se sont les plus accrues entre 2000 et 2007.

S’il existe des exportations allemandes, c’est parce qu’il existe de la consommation dans les autres pays de la zone euro. Si les autres pays de la zone euro se mettent à faire comme l’Allemagne et à restreindre leur consommation, tout explose ! La compression des dépenses publiques allemandes et des coûts unitaire de la main-d’œuvre ainsi que l’offshore outsourcing n’ont été possibles que parce que les autres pays n’appliquaient pas une politique similaire. Ce que font les dirigeants allemands, par définition, ne peut être un modèle. Si d’autres pays procédaient de la même manière ce serait un jeu à somme nulle, puisque pour exporter il faut des importateurs. Si tout le monde exporte pour gonfler ses excédents commerciaux, qui seraient les importateurs ?

Les pays de la zone euro ayant un déficit commercial avec l’Allemagne, particulièrement la France, sont menacés à terme d’un défaut de paiement dans les pires conditions. Pour éviter l’effet domino, ce sont tous les pays déficitaires qui doivent redresser leur balance des paiements vis-à-vis de l’Allemagne. Autrement dit, 7% à 8% du PIB allemand doit repartir vers les pays déficitaires de la zone euro. Rappelons qu’après le Traité de Versailles en 1919 les réparations demandées à l’Allemagne représentaient 10% de son PIB. Un tel rappel risque de susciter une réaction négative des citoyens allemands. C’est pourquoi la question est de savoir qui, à l’intérieur du PIB allemand, du capital ou du travail, devra payer ces 7% ou 8% ? C’est évidemment le capital, comme le justifient les analyses présentées dans les chapitres précédents.

Le point crucial sera l’attitude du peuple allemand qui peut se laisser subjuguer par les menaces de sa classe dirigeante autour de la disparition de l’excédent commercial du pays. Cette classe dirigeante, comme celle des autres pays, est prête à tout pour conserver les immenses profits générés par ces excédents commerciaux obtenus par une politique non coopérative à l’égard de ses partenaires européennes (déflation salariale, délocalisations, aggravation des inégalités en Allemagne). Mai le peuple allemand le comprendra-t-il ?

C’est pourquoi, dans ce débat, il ne faut pas dire l’Allemagne ceci ou l’Allemagne cela. Il faut parler des classes dirigeantes allemandes et des travailleurs allemands dont les intérêts s’opposent, même si les uns et les autres ont une culture, délétère, du consensus. Celle-ci peut malheureusement transformer des conflits de classes en conflits entre nations.

L’argument majeur qu’utiliseront les classes dirigeantes allemandes sera de dire que la baisse des excédents commerciaux allemands provoquera du chômage en Allemagne. Et ils appelleront le peuple allemand à l’union sacrée pour y faire face. Tout reposera sur la capacité de montrer que la baisse des excédents commerciaux allemands ne se traduira pas nécessairement par du chômage si le droit opposable à l’emploi et la relocalisation de l’économie allemande sont organisés. Pour faire naître ce débat en Allemagne, des apports extérieurs sont indispensables. Mais il faut surtout qu’un courant d’idées commence à s’organiser de l’intérieur même de l’Allemagne. Deux organisations – et deux seules pour l’instant – pourraient le faire : Die Linke et Attac Allemagne. Die Linke est trop occupée pour l’instant à gérer ses divisions internes pour pouvoir produire le moindre programme dans une organisation où les européistes sont légion. Hélas, beaucoup d’espoirs avaient été placés lors de la création de ce parti, et nous formons des vœux pour qu’il devienne un moteur intellectuel, idéologique, politique et électoral en Allemagne. Attac-Allemagne est-elle libre ? Ses membres fondateurs, notamment les syndicats Ver.di et IG Metall, lui permettent-ils de mener le vrai débat, sans tabou, sur la politique économique allemande et la nouvelle question allemande ? Au regard de ces enjeux, se fixer comme axe stratégique principal, comme le fait Attac-Allemagne, des taxes sur les transactions financières, n’est-il pas de la diversion ? Certaines forces n’ont-elles pas intérêt à cantonner Attac-Allemagne à cette activité qui, finalement, ne gêne personne et correspond à la tradition du consensus à l’allemande. Pour preuve, même madame Merkel (et monsieur Sarkozy) sont désormais favorables à la taxation des transactions financières ! Il y a un petit problème quelque part, non ?

Il faut montrer aux travailleurs allemands qu’il est de leur intérêt de mettre fin à ces excédents commerciaux, car ils permettront le développent de la consommation intérieure et la reprise de l’emploi en Allemagne. Il faut leur montrer que les plans d’austérité qui écrasent les pays d’Europe vont réduire la demande de ces pays, et donc réduire à terme les excédents commerciaux allemands dans les pires conditions. Et donc provoquer du chômage en Allemagne. Il est de l’intérêt des travailleurs allemands de mettre un terme à l’excédent commercial de leur pays.

C’est tout cela que devra entreprendre, un jour, un gouvernement de la vraie gauche. Un tel gouvernement, au titre et dans le cadre du couple franco-allemand, devrait donc engager le dialogue avec les dirigeants et le peuple allemand. Pour leur dire que la politique européenne et la politique allemande en particulier doit s’inspirer de la Charte de La Havane de 1948 sur le commerce international, et qu’elle doit tendre vers l’équilibre de son commerce avec chaque pays. Cela lui permettra, parallèlement, de développer sa consommation intérieure.

En cas de refus, un gouvernement de gauche – de la vraie gauche – devrait alors tenter de rassembler les pays de la zone euro connaissant des déficits commerciaux, pour organiser la pression sur l’Allemagne. En cas d’échec, la France devrait prendre des mesures unilatérales de sauvegarde.

Jacques Nikonoff

SOURCE:

http://www.m-pep.org/spip.php?article2771

Mot clés : EURO - allemagne - Jacques Nikonoff - M'PEP

Commentaires

de Nathalie
ARTICLE décapant ! Bravo!
0 approbation
22 July - 23h25

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