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"Le monde danse-t-il sur un volcan? - entretien croisé Nicolas Baverez-Jean-Pierre Chevènement (LE FIGARO)

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Entretien croisé entre Nicolas Baverez et Jean-Pierre Chevènement paru dans Le Figaro, vendredi 4 mars 2016, propos recueillis par Marie-Laetitia Bonavita.

Nicolas Baverez-Jean-Pierre Chevènement: le monde danse-t-il sur un volcan?

Le Figaro : Quelle est la nature de la crise que nous traversons ? 

Nicolas Baverez: L’étymologie grecque de crise, krisis, renvoie au point décisif de la maladie où l’on se dirige vers la mort ou vers la guérison. La crise actuelle fait coexister un monde qui meurt et un monde qui naît. Loin d’être achevée, elle se prolonge parce qu’elle correspond à une grande transformation du capitalisme et du système international : nous sommes donc sortis de la récession, mais nullement de la crise. 

Les séquelles du monde qui meurt sont immenses : pressions déflationnistes, 200 millions de chômeurs, fin des Trente Glorieuses en Chine, 200 000 milliards de dollars de dettes supplémentaires depuis 2008. Malgré les liquidités qu’elles déversent, les banques centrales ne parviennent pas à traiter les problèmes structurels. Ils ne peuvent être résolus que par le politique qui ne cesse de reporter les réformes indispensables. 

Les défis du monde qui naît sont nombreux : révolution démographique liée à l’urbanisation et au vieillissement de la population, surgissement des nouvelles classes moyennes du Sud, émergence d’un capitalisme plus entrepreneurial et partenarial, ère numérique, préoccupation écologique, réveil des tensions géopolitiques autour des passions nationales et religieuses. Or, l’Occident et l’État, qui ont réassuré l’histoire du monde depuis le XVIe siècle, non sans tragédies et sans échecs, sont remis en question.

L’État n’est pas fini, mais il se trouve en situation d’effondrement dans de nombreux pays ou de faillite en raison de son surendettement, notamment dans le monde développé. Il ne dispose plus ni de la légitimité ni des moyens de répondre seul aux risques économiques, financiers, sanitaires, environnementaux ou sécuritaires. Il doit s’appuyer sur les autres États et sur le secteur privé, à l’image du système mondial de surveillance, par ailleurs condamnable, mis en place par la NSA avec le concours des firmes technologiques de la Silicon Valley, les Google, Apple, Facebook… 

L’Occident, pour sa part, conserve le monopole décisif de la liberté politique mais il a perdu le monopole de l’histoire du monde et du capitalisme universel. 

Pour tous, individus, entreprises, nations, continents, le défi lancé par cette nouvelle donne est donc clair : s’adapter ou se trouver marginalisé. 

Jean-Pierre Chevènement: Le livre de Nicolas Baverez recense de manière aussi exhaustive que possible les facteurs actuels de risques et d’incertitudes mondiaux. Cette ambition, aujourd’hui rare, confine à un exercice impossible tant il est difficile d’avoir une vue globale et prospective d’un monde devenu aussi complexe. Néanmoins, je regrette que la tendance fondamentale du capitalisme à la déflation ne soit pas suffisamment mise en valeur. Le capitalisme a toujours cherché à réduire ses coûts de production, sans compenser la baisse de la demande de biens. Aujourd’hui, compte tenu du fort endettement des banques centrales, nous pouvons nous demander si le monde n’a pas reculé en 2008 pour mieux sauter dans les années qui viennent. 

Selon moi, le paradigme néolibéral est toujours présent. La théorie de la création de la valeur pour l’actionnaire reste au cœur des mécanismes du capitalisme financier. Je ne crois pas, sauf volonté politique forte, que les facteurs de croissance avancés par Nicolas Baverez soient suffisants pour tirer la croissance mondiale : nouveau capitalisme entrepreneurial, avec l’apparition de start-up et de petites entreprises, création d’emplois liée à la révolution numérique, allongement de la durée du travail des seniors qui sont, malgré tout, fatigués. De même, si l’Afrique peut lancer la construction de centrales solaires pour satisfaire ses besoins d’électricité, encore faut-il trouver les financements. Un nouveau « New Deal » à l’échelle mondiale est nécessaire pour combattre la tendance fondamentale du capitalisme financier à la déflation. 

Que dire alors des crises politique et géopolitique ? 

Jean-Pierre Chevènement: La globalisation engendre le chaos. On aurait pu penser qu’un monde unipolaire serait plus stable que le monde bipolaire. C’est le contraire qui est vrai. Les puissances « régionales » s’autonomisent. Certes, avec l’émergence de la Chine, une nouvelle bipolarité s’esquisse à l’horizon, mais nous n’en sommes pas encore là. 

Le développement du terrorisme djihadiste à l’échelle planétaire remonte non pas aux attentats du 11 septembre 2001 mais à 1979, avec l’arrivée au pouvoir de Khomeyni en Iran, l’occupation des Lieux saints de La Mecque par les groupes extrémistes salafistes et l’organisation du djihad afghan contre l’URSS. Ce djihadisme sunnite va ultérieurement se retourner contre l’Occident, les régimes « mécréants » et les musulmans « apostats ». L’Occident a joué avec le feu. 

Il ne faut pas sous-estimer le ressentiment historique du monde arabo-musulman envers l’Occident ni le caractère déstabilisant des interventions militaires, en 1990-1991 puis en 2003 en Irak. Aujourd’hui, cette menace du terrorisme djihadiste qui a aussi des causes endogènes (ossification dogmatique de l’Islam, absence de liberté civique, etc.) touche également la France, en raison d’une intégration en panne depuis des décennies. 

Nicolas Baverez: La situation au Moyen-Orient est révélatrice de l’interaction entre les facteurs de crise : économiques avec le contre-choc pétrolier et la fin de la dépendance des États-Unis vis-à-vis des pays du Golfe grâce aux hydrocarbures non conventionnels ; nationaux avec l’éclatement de l’Irak et de la Syrie ; religieux avec la guerre sunnites-chiites et la mondialisation du djihad ; internationaux avec les interventions rivales de l’Iran et de la Turquie, de la Russie et de la coalition conduite par les États-Unis ; idéologiques avec la pénétration de l’État islamique via les réseaux sociaux au cœur de la jeunesse des démocraties. 

Cette globalisation des risques montre les limites des institutions internationales mises en place après 1945 telles que l’ONU, la Banque mondiale, le FMI ou le GATT devenu OMC. Par ailleurs, la seule puissance globale, les États-Unis, reste relative et contestée. Les démocraties entrent encore en guerre mais elles ne savent ni les gagner ni construire les conditions de la paix. 

La menace que constitue l’État islamique continue à être sous-estimée, notamment par Barack Obama. Il est essentiel de désigner l’ennemi et de le combattre sans haine mais avec une détermination totale. Face à l’État islamique, il manque une stratégie globale qui le cible dans toutes ses dimensions : forces armées, ressources économiques, cyberpropagande, idéologie. 

Jean-Pierre Chevènement: Le phénomène du terrorisme djihadiste impose que l’on restaure une gouvernance mondiale. L’ONU ne mérite pas la perte de considération dont elle est l’objet, et notamment de la part de la France. 

Nous avons besoin de la Russie pour combattre Daech qui est une menace pour le monde entier. On commence, semble-t-il, à s’en apercevoir. Sans renier naturellement nos alliances avec les États-Unis et les pays européens, nous devons nous souvenir que la France est une aînée dans la grande famille des nations humaines. Nous devons dialoguer avec la Russie, la Chine, l’Inde, si nous voulons rester fidèles à notre vocation. 

La Russie de Vladimir Poutine ne ressemble pas à la lecture occidentaliste qui en est faite par la plupart de nos commentateurs qui ne connaissent pas la Russie. Ce pays ne nous menace pas : sa population compte seulement 140 millions d’habitants dont 20 % de tradition musulmane. Le budget militaire de la Russie (78 milliards de dollars) est très inférieur à celui des États-Unis (575 milliards). La Russie n’est pas la Chine, avec son Parti communiste de 86 millions de membres. C’est un pays capitaliste récent. Quant à la crise ukrainienne, elle était évitable, le partenariat oriental conçu en 2009 sous l’impulsion d’Angela Merkel procédait d’une conception erronée car il a été conduit sans aucune concertation avec la Russie. Les sanctions occidentales sont contre-productives et repoussent la Russie vers la Chine. 

Nicolas Baverez nous met en garde à juste titre contre les schémas de pensée anciens : nous n’avons pas besoin d’une nouvelle guerre froide avec la Russie. 

Nicolas Baverez: Il ne faut ni assimiler la Russie à Vladimir Poutine, à l’image de ce qui a été fait avec la Libye du colonel Kadhafi, l’Irak de Saddam Hussein ou la Syrie de Bachar el-Assad, ni laisser les émotions prendre le pas sur les intérêts stratégiques. De même, la Russie n’est en rien une simple puissance régionale comme a cru pouvoir l’affirmer Barack Obama. 

Il reste que la Russie de Vladimir Poutine inquiète à bon droit. Elle n’est plus communiste mais réconcilie le tsarisme et le soviétisme dans l’impérialisme. Elle joue sur les passions nationales et religieuses, avec le retour en force de l’orthodoxie. Elle s’est dotée d’un système de pouvoir très particulier avec la fusion de l’État, des services secrets et des grands monopoles aux mains des oligarques. 

La nouvelle autocratie qui permet à Vladimir Poutine de concentrer tous les pouvoirs depuis 1999 fait des émules en Chine avec Xi Jinping et en Turquie avec Recep Erdogan. La volonté, après l’effondrement de l’Union soviétique, de reconstruire l’empire intérieur s’est traduite par un recours permanent à la guerre en Tchétchénie, en Géorgie puis en Ukraine, demain peut-être en Moldavie. La Russie est enfin intervenue directement en Syrie pour sauver le régime de Damas, non sans arguments. 

Dans le même temps, la démographie russe s’effondre ; l’économie est en récession violente ; la société est bloquée et les classes moyennes révoltées. Vladimir Poutine est donc surtout fort de nos faiblesses. 
Aussi devons-nous retrouver un dialogue stratégique avec la Russie, en étant à la fois extrêmement fermes sur la sécurité de l’Europe et extrêmement ouverts à une coopération pour contenir le chaos dans le monde arabo-musulman. 

L’Europe semble impuissante devant la crise des migrants... 

Jean-Pierre Chevènement: Il est vrai que l’Afrique devrait préoccuper sérieusement l’Europe, car le Sahel est une mine explosive à quinze ans. L’opération « Barkhane », avec nos 3 500 hommes, ne fera pas éternellement la police de la région. Il est important que les États du Sahel se dotent de forces militaires et de police ainsi que d’une administration efficace. Parallèlement, l’Europe doit mettre en place une initiative de codéveloppement. Cela suppose que l’on y consacre des sommes beaucoup plus importantes que le 1,8 milliard d’euros décidé lors du sommet européen de Malte. 

Quant à l’Europe, la zone de libre circulation dite espace Schengen est moribonde. Faire reposer notre protection seulement sur des pays périphériques comme la Grèce et ses centaines d’îles en mer Égée n’est pas sérieux. L’agence Frontex de surveillance aux frontières de l’Europe compte seulement quatre cents postes pourvus sur un total de sept cents. Pire, le système Eurodac, qui vise à prélever les empreintes digitales, n’est même pas branché sur les ordinateurs de la police. 

L’Europe actuelle souffre d’un défaut de conception qui est son péché originel. C’est une technocratie irresponsable. On a voulu la faire en dehors des nations. Il faut la refaire autour des nations, car ce sont elles qui résistent sur la longue durée, et sur un projet qui associe la Russie. Il faut donner un sens politique et humain au siècle qui vient. 

Nicolas Baverez: La crise des migrants, à l’égal du Brexit, constitue un test majeur pour l’Europe. L’espace Schengen comme l’euro ont été créés avec des règles insoutenables, dans l’illusion que le monde était spontanément stable et que les chocs appartenaient au passé. La réponse ne peut être que globale : définition et application de règles communes en matière d’immigration et d’asile ; déploiement d’une stratégie de codéveloppement en Afrique ; lutte active contre le terrorisme ; réarmement de l’Europe avec pour objectif d’assurer la sécurité de sa population, de ses infrastructures et de ses frontières. 

Comment la France peut-elle sortir de cette impasse ? 

Nicolas Baverez: La chute de la France s’accélère. Et ce en dépit de ses incontestables atouts. Le blocage combiné de l’État et du système politique explique l’incapacité de notre pays à se réformer. 2017 se présente donc comme l’élection de la dernière chance, avant le basculement dans l’extrémisme et la violence. L’optimisme vient des Français : la French Tech, l’engagement des jeunes, l’évolution rapide des mentalités prouvent que notre société est beaucoup plus libre, mobile et mobilisée que ne le pensent nos dirigeants. Les deux mamelles du redressement de notre pays sont le patriotisme et la réforme. Les Français doivent s’en emparer pour se ressaisir de leur destin. 

Jean-Pierre Chevènement: L’État reste une instance incontournable de légitimation. Nos concitoyens aspirent au retour de l’État républicain, comme on l’a vu au lendemain des attentats de janvier et novembre 2015. Ils ont besoin de repères, de vision claire, de projets audacieux. Oui, le patriotisme républicain est la ressource psychologique et morale qui permettra au peuple français de résister dans la durée et de montrer sa résilience historique.

SOURCE:

http://www.chevenement.fr/Nicolas-Baverez-Jean-Pierre-Chevenement-le-monde-danse-t-il-sur-un-volcan_a1816.html

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