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TUNISIE : "NOS MANIÈRES D'ÊTRE MUSULMANS, NOUS ONT SOUVENT EMPÊCHÉS DE PROGRESSER, D'ALLER DE L'AVANT"

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ENTRETIEN INTÉRESSANT DE YADH BEN ACHOUR DANS LEQUEL IL REVIENT SUR SON ITINÉRAIRE PERSONNEL ET SUR LA TUNISIE SOUS BEN ALI AVANT DE LIVRER SA VISION SUR LE RÔLE DU CISROR ET DES PERSPECTIVES DÉMOCRATIQUES EN TUNISIE POST 14 JANVIER (2ÉME PARTIE)

Auteur Mohamed Chafik Mesbah

A l’instar de ce qui s’est déroulé en Algérie, le passage brusque vers le système démocratique s’accompagne en Tunisie d’un foisonnement anarchique de nouveaux partis à la consistance peu ou prou effective. Plus d’une centaine de partis, me dit-on, ont vu le jour. L’œil avisé qui est le vôtre vous permet, plus lucidement que les acteurs partisans, d’entrevoir la nouvelle configuration du paysage politique tunisien ? Autour de quels grands courants politiques structurés, avec quels grands partis, se dessine l’avenir démocratique de la Tunisie ?


Yadh Ben Achour : Le foisonnement des partis politiques est une constante des périodes transitoires. Après de si longues périodes de dictature, la société libérée «explose» en quelque sorte et les partis se comptent alors par centaines, comme les associations. Mais la plupart de ces partis n'ont pas d’avenir politique, parce qu'ils ne disposent pas d'une base populaire ou électorale sérieuse. Ce sont des phénomènes scéniques. En Tunisie, les grandes tendances du paysage politique actuel peuvent être ramenées aux six courants : islamique, islamiste, nationaliste, laïc démocratique et libéral, socialiste et marxiste. Cela ne veut pas dire qu'ils seront tous représentés à l'Assemblée constituante.

L'idéal, pour l'avenir de la Tunisie, consisterait à voir émerger une bipolarisation entre les partis de démocratie laïque, comme le Parti démocratique progressiste, le Tajdîd, le Forum démocratique pour le travail et les libertés, le Parti socialiste de gauche, le Parti du travail patriotique et démocratique, le Parti communiste des ouvriers de Tunisie, le Mouvement des démocrates patriotes, le Parti du travail tunisien, etc., et les partis de démocratie islamique, comme la Nahdha ou le Parti de la réforme et du développement. Il faudrait que la démocratie, le respect des droits de l'homme, le caractère civil de l'État, le strict positivisme de la loi, deviennent véritablement les points d'orgue de notre système politique.

Vous pensez que le mouvement associatif et les syndicats conserveront une existence autonome dans la Tunisie démocratique ou bien seront-ils amenés, forcément, à se fondre dans les nouvelles formations politiques ?

Les syndicats pourraient connaître des divisions en fonction des démarquages idéologiques et partisanes de leurs membres. L’UGTT pourrait connaître des dissidences et avoir des difficultés à maintenir son unité. Mais son enracinement historique, ses traditions et ses usages la maintiendront au-dessus des flots. Certaines associations sont déjà inféodées à des partis politiques et ne sont en réalité que leur prolongement dans le tissu associatif. Mais le tissu associatif, d'une manière générale, gardera son autonomie. Le spectre des activités des associations déborde largement la société politique et se trouve plus profondément enraciné dans la société civile. Au risque de me répéter, j’affirme, textuellement, que «la révolution tunisienne est d’abord la révolution de la société civile tunisienne». C’est, par conséquent, la société civile tunisienne qui constitue le meilleur rempart pour la défense de la révolution tunisienne.

Le mouvement islamiste en Tunisie semble, pour l’essentiel, avoir pris acte des contraintes du fonctionnement démocratique de la Tunisie. Vous avez eu à tester, au sein de la Haute Instance, de la validité de cette disposition et vous avez même eu à faire face à des divergences d’appréciation avec les représentants d’Ennahda au sein de la Haute Instance. Votre conclusion est elle que ce mouvement qui, pour le moment, constitue la principale force politique en Tunisie, inscrit ou bien il n’a fait qu’aménager, sur un registre tactique, son discours officiel ?

La Nahdha, le groupe social qu'elle représente, l'idéologie et les convictions qu'elle incarne, constituent un élément important de notre tissu social. Il serait à la fois aberrant et injuste de l'ignorer. Il faut cesser de considérer la Nahdha comme une monstruosité ou un démon de notre société. C'est pour cette raison que je préfère appeler la Nahda un parti «islamique» plutôt qu’islamiste. La Nahdha évidemment charrie avec elle, objectivement, quand bien même elle s'en défendrait, tout le fonds historique propre à l'islamisme. Ce fonds est loin de constituer une garantie pour les libertés démocratiques. Nous le savons, non pas simplement par la théorie, mais par des expériences politiques de pays tels que l'Iran, l'Arabie Saoudite, le Pakistan, l'Afghanistan, le Soudan, ou même à travers l'expérience d'un État africain fédéral multiconfessionnel comme le Nigeria.

De ce côté-là, du point de vue de la liberté démocratique, le tableau n'est pas très brillant. Pour rompre définitivement avec ce handicap, la Nahdha doit travailler et concentrer ses efforts sur trois points essentiels. Tout d'abord se tunisifier au maximum, c'est-à-dire développer sa tunisianité au détriment de son islamité. Ce travail doit se faire, en particulier, au niveau des mœurs et des comportements, mais, également, de la philosophie du droit et des grandes conceptions du droit constitutionnel, du droit civil et des autres branches du droit de ce parti. L'islamité fait partie de l'identité tunisienne, pourrait-on me rétorquer. Mais il faut saisir, dans ce que je viens de dire, la nuance de sens. Il ne s'agit pas de se défaire de son islamité mais de réajuster la balance. En deuxième lieu, ce parti doit clarifier d'une manière totale et complète sa position sur l'État, son caractère civil et démocratique. Sur ce point, il y a encore quelques ambiguïtés.

Il est temps que la Nahdha nous envoie un signe clair, massif et définitif sur son engagement à l'égard de la démocratie et de l'État de droit. L'ambiguïté doit être levée, sans aucune équivoque. C'est à cette condition que la Nahdha deviendra crédible aux yeux de tous ceux qui craignent le retour du refoulé. En troisième lieu, sur le plan de l'action politique, la Nahdha doit rompre de manière péremptoire avec les franges islamistes radicales avec lesquels elle continue de «conter fleurette». Cette attitude dessert ce parti, dans la mesure où elle le maintient dans une logique de contrainte et d'oppression sur les citoyens, voire même de violence. La Nahdha doit compter sur ses propres forces, des forces repérables visibles et claires, non des forces occultes qu'elle tente de maintenir dans son giron par tactique électorale et pour augmenter le socle de ses partisans. Une telle attitude se retournera, fatalement, un jour contre ce parti.

Au niveau de l'instance, je n’ai personnellement aucun problème avec les représentants de la Nahdha ou leurs proches. Ce sont des amis que je respecte et que j’estime sincèrement. Cependant je considère personnellement que les retraits successifs de la Nahdha constituent des moyens de pression non démocratiques. La Nahdha a raison de s'attacher au consensus. Mais elle ne doit pas oublier que la règle majoritaire fait partie de la démocratie également. Perdre un vote en démocratie ne donne pas le droit de se comporter en enfant prodigue.

Vous avez évoqué dans certains de vos livres de référence, en rapport avec l’état de sous-développement politique et économique des pays arabes «un potentiel d’islamité qui tire les sociétés vers le bas». Votre dernier ouvrage La deuxième Fatiha laisse, néanmoins, se profiler une lueur d’espoir. Faut-il imaginer qu’il existe une place pour «un potentiel d’islamité» qui, à l’image de se qui se déroule en Turquie, pourrait tirer vers le haut les sociétés arabes ?

Ce n'est pas, à proprement parler, le potentiel d'islamité en soi qui tire la société vers le bas, mais plutôt la conjonction de l'orthodoxie de masse et du sous-développement culturel, politique sociale et économique. J'ai commencé à évoquer cette problématique dans un livre qui s'intitule `Al ‘aqliyya al madaniyya wal huquq al haditha (l'esprit civique et les droits modernes) et qui a été publié à Beyrouth en 1998. J’avais développé cette problématique dans deux ouvrages postérieurs, publié tous deux à Paris et à Tunis, Aux fondements de l'orthodoxie sunnite en 2008 puis La deuxième Fatiha ; l'islam et la pensée des droits de l'hommeen 2011.

J'explique que cette orthodoxie de masse, grâce à l'alliance du pouvoir politique, du savoir théologico-juridique et du poids du peuple des croyants majoritaires dans la défense de leur religion personnelle, est la cause principale de cette propension des sociétés islamiques et, en particulier, des sociétés arabes à la stagnation et à l'absence de créativité et de progrès. Ce phénomène historique est récurrent. Nous l'avons vu se révéler avec force sous les Abbassides avec le mouvement hanbalite, nous l'avons vu prendre forme dans le débat théologique et philosophique entre les acharites et les moutazilite en Irak, comme en Tunisie. Il a pris une extension étonnante avec les Almohades au Maghreb, il se reconstitue sous les traits du salafisme contemporain. Nous en observons aujourd'hui des formes très significatives dans la Tunisie post-révolutionnaire.

Cette pérennité historique du phénomène est très inquiétante. Elle donne, en effet, l'impression d'une stagnation cyclique, toujours recommencée, voire même d'une régression. Une religion existe, non pas simplement par le seul effet de ses textes, mais par les manières de croire de ses adeptes. Nos manières de croire, c'est-à-dire nos manières d'être musulmans, nous ont souvent empêchés de progresser, d'aller de l'avant, de participer au développement des sciences modernes et de la technologie. Il ne sert à rien de rappeler que les musulmans ont connu au Moyen-Âge une période faste dans l'histoire de leur civilisation, en particulier dans le domaine des sciences et de la technologie.

Cette nostalgie du souvenir ne constitue qu'un soulagement superficiel à nos cœurs blessés. On peut la hurler sur tous les toits, comme le font aujourd'hui les extrémistes du nationalisme arabe ou les salafistes, nous n'avancerons pas mieux. Nos cœurs sont blessés, précisément parce qu'il est évident, pour tous, que le monde arabe et, en grande partie, le monde musulman sont placés en marge des grands flux de l'histoire moderne. Notre apport au développement de la civilisation mondiale, aujourd'hui, est quasiment nul. Nous n'avons rien fait des ressources naturelles immenses qui sont les nôtres, en particulier la manne pétrolière, nous n'avons rien fait des fortunes colossales qui s'entassent sur nos territoires, nous n'en avons rien fait d'autre que dilapidation, consommation de luxe, exportation de causes perdues, financement d'un impérialisme de bas étage.

Nous pouvons nous lamenter, demander vengeance, pleurer, hurler, crier «à mort les traîtres et les partisans de la normalisation», pratiquer le terrorisme qui, par définition, est une guerre perdue d'avance, tout cela ne changera rien à la situation. Actuellement, nous sommes, par notre propre faute, dans le clan des civilisations mineures. Nous ne pouvons être grands, parce que, par étroitesse d'esprit, manque d'intelligence et sens de la vraie politique, nous nous refusons les moyens et les méthodes pour l'être. L'espoir, par conséquent, n'a devant lui qu'une seule issue. Tout en s'attachant à nos valeurs culturelles et religieuses, il faut radicalement, au plus profond, réformer nos modes de pensée et de croire.

Il faut diffuser cette idée que notre destin est entre nos mains, à condition qu'on fasse un effort colossal pour admettre que là où il y a opposition entre notre patrimoine culturel et religieux et la modernité politique ou scientifique ou philosophique, cette dernière doit prévaloir. Il faut renoncer à tous nos archaïsmes et trouver une belle synthèse entre l'aspect humaniste de notre patrimoine et l'esprit des temps modernes. Ce n'est pas avec des salafismes étroits et des nationalismes revanchards exacerbés que nous arriverons à résoudre nos problèmes. La «deuxième Fatiha» constitue un appel en ce sens. Elle cherche à mettre en relief l'humanisme de notre patrimoine culturel et religieux au service de la modernisation de notre pensée, condition de la modernisation de notre civilisation matérielle. Faire du moderne avec le Coran, cela est possible, mais à condition que «faire du moderne» ne se limite pas aux discours et à la propagande.

Imaginons que le système démocratique dans votre pays soit menacé par une évolution intempestive du processus en cours. Considérez-vous que l’armée doive s’impliquer pour garantir l’achèvement de la transition démocratique ou, au contraire, devrait-elle s’interdire, absolument, toute tentative d’ingérence dans le champ politique ?

Jusque-là, l'armée s'est entièrement engagée pour assurer la survie de la nation. Elle a tout d'abord refusé de tirer sur la population en révolte, ce qui lui a valu un immense prestige. Au cours des semaines qui ont suivi le 14 janvier, elle a assuré la sécurité publique avec l'aide de la population. Elle a ensuite protégé nos frontières menacées. Elle s'est occupée des camps de réfugiés. Elle est intervenue et continue d’intervenir chaque fois que l'ordre public est dangereusement menacé ou perturbé. Toutes ces actions, qu'on le veuille ou qu'on le réprouve, constituent des actes hautement politiques.

Il serait erroné et même naïf de croire qu'une armée comme la nôtre, dans une période transitoire aussi difficile qu'imprévisible, devrait s'interdire, absolument, comme vous dites, toute tentative d'ingérence dans le champ politique. Dans ce domaine, il n'y a pas d'absolu. Ce que l'armée a jusque-là refusé de faire, avec raison, c'est de s'ingérer dans ce que l'on pourrait appeler la politique politicienne, c'est-à-dire le rapport entre le gouvernement et les forces politiques actives, notamment les partis politiques, la préparation des élections à l'assemblée constituante ou, plus tard, les élections elles-mêmes et les grandes décisions politiques qui seront prises alors par l'assemblée constituante et le gouvernement.

C'est à ce niveau que l'armée doit observer la plus stricte neutralité. Evidemment, si, par malheur, le processus démocratique venait à être menacé dans son existence même, par une crise politique majeure qui bloquerait les institutions, paralyserait la vie du pays, constituerait une menace mortelle pour la nation, l'armée ne peut regarder les choses en se croisant les bras. Ce serait irresponsable. Précisément, plusieurs forces aussi bien visibles que souterraines cherchent à provoquer ce type de situation catastrophique. Le peuple tunisien et les acteurs politiques, quelles que soient leurs tendances, doivent précisément être assez conscients pour éviter que se produise un tel scénario.

Toutes les forces politiques doivent aller vers les élections, la main dans la main, avec la ferme volonté de réussir l'élection de l'Assemblée, ainsi que le déroulement normal de ses travaux, jusqu'à la promulgation de la nouvelle Constitution. Les partis devraient agir en ce sens. Certains partis malheureusement ne font que s'agiter comme des marionnettes. C'est ainsi que nous pourrons éviter le cataclysme politique et laisser l'armée exercer sa fonction naturelle, celle de défendre le territoire et la population contre l'ennemi extérieur. Certains pensent que ce moment crucial est déjà advenu. Un colonel à la retraite a même proposé dans un article récemment publié la constitution d'un Conseil supérieur de la révolution dirigée par un état-major de sécurité nationale qui serait, d'après ses propres propos, à la fois le bras armé de la révolution, du gouvernement provisoire et de l'Etat.

En sommes-nous là ? Je ne le crois pas, pour l'instant. Je voudrais quand même observer que cette solution présente des inconvénients majeurs. Premièrement, elle constituerait une rupture radicale avec notre tradition constitutionnelle concernant les rapports de l'armée et du pouvoir civil. La Tunisie a toujours été l'un des très rares pays arabes à ne pas être gouverné par les militaires. En Egypte, c'est le contraire. L'armée gouverne depuis 1952 et la révolution n'a rien changé à cette situation spécifique à l'Egypte. Deuxièmement, elle risquerait de desservir l'armée elle-même qui va, par cette politisation à outrance, perdre le crédit qui est le sien actuellement.

La politique, par certains aspects, est compromettante. Les partis politiques ne le craignent pas, cela fait partie de leur métier, en quelque sorte. Cet aspect est le plus pénible à supporter dans la vie publique. En s'engageant dans la politique, l'armée risque de perdre ses vertus cardinales, notamment sa crédibilité et son autorité morale. Par ailleurs, la solution militaire risque toujours de créer encore plus de problèmes qu'elle n'en résout. Regardez les difficultés — voire même les échecs — avec lesquelles l'armée égyptienne gère les affaires du pays. Il ne faut pas croire que par la simple ingérence de l'armée dans la vie politique, tous les problèmes sont réglés.

Il n'est même pas sûr que celui de l'ordre public le soit. C'est donc un énorme risque pour tous que l'armée s'engage, dès à présent, dans la vie politique du pays. Mais en politique il ne faut jamais être animé par des dogmes. L'idée politique, l'action politique, dépendent de l'état des lieux, des circonstances, de l'environnement international, de l'état psychologique du peuple, de son économie, de ses revendications sociales. Comme je vous le disais tout à l'heure, si nous arrivons à une véritable situation de blocage et de paralysie, il n'y a plus à se poser des questions. L'intervention de l'armée devient alors un acte de patriotisme, parce que le bien commun de la nation doit être placé au-dessus de toute autre considération et de toute autre sensibilité politique. Ceci étant, l’armée doit garder sa tunisianité.

Le système mis en place par l’ancien président Ben Ali reposait sur la toute puissance de redoutables appareils de sécurité placés sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, en fait, du chef de l’Etat directement. Les autorités provisoires en Tunisie semblent être confrontées à un double défi. La nécessité, d’une part, de réformer ces appareils qui sont, totalement, imprégnés de culture dictatoriale, l’obligation, de l’autre, de disposer d’instruments opérationnels pour faire face aux menaces objectives qui pourraient affecter l’ordre public, voire l’intégrité territoriale du pays. Comment devrait être résolu ce dilemme ?

Il est vrai que les forces de sécurité ont été imprégnées de «culture dictatoriale», comme vous dites. Cette culture est une culture de la violence, de la torture, et de l'oppression. Cela ne veut pas dire qu'elles le resteront à jamais. La réforme des services de sécurité exige beaucoup de doigté, de prudence et de sagesse. Il faut poursuivre les responsables de crimes. Mais d'un autre côté, il faut, comme d'ailleurs pour les agents du ministère de l'Intérieur qui s'occupaient des élections, changer la perspective et le regard de l'ensemble de ces agents de l'État.

Il faut réformer les services de sécurité pour en faire une police au service de la loi et de la république. Il faut réformer la mentalité des agents chargés des collectivités locales et de l'administration régionale pour qu’ils s’imprègnent des exigences d'une démocratie qui ne sont pas celles de la dictature. Il est heureux que le gouvernement ait nommé un ministre chargé de cette réforme. Cela demandera du temps. Mais le défi sera relevé.

La promotion du rôle de la femme, consacré depuis l’ère du Président Bourguiba, vient d’être consacrée, de manière spectaculaire, par la Haute Instance qui a instauré la parité hommes-femmes dans le fonctionnement démocratique de la Tunisie. Avec l’assentiment d’Ennahdha, faut-il le souligner. Il n’existe, selon vous, aucune menace sur la pérennité de ce principe ? Sera-t-il constitutionnalisé pour éviter toute éventuelle contestation ?

L'égalité homme-femme doit, à mon avis, être rehaussée au niveau d'un principe constitutionnel. Cette question est l'une des clés de la société démocratique. En adoptant la parité, doublée de l'alternance, la Haute Instance de réalisation des objectifs de la révolution a tenu à jeter un jalon supplémentaire dans la conquête des libertés démocratiques. Elle s'inscrit dans le long mouvement réformiste qui a animé la Tunisie depuis le XIXe siècle. Même si, au niveau de l'expérience, le principe de la parité risque d'être plus ou moins écorché, son affirmation, au niveau des symboles, est de la plus haute importance.

Quel tableau pourriez-vous dresser si vous aviez à évoquer atouts et handicaps de la Tunisie démocratique ?

Première partie : atouts. Nous étions un corps rachitique, enterré, étouffé, privé de respiration. Nous sommes devenus de véritables athlètes de la liberté, aux muscles reluisants. Deuxième partie : handicaps. Les athlètes n'ont pas d'arbitre. Ils vont dans tous les sens.

Insistant sur le caractère universel de la démocratie, vous affirmez que «le droit à la vie et à l’intégrité physique tout comme l’amour pour la respiration intellectuelle sont des dispositions psychiques pour tous les individus». Que faut-il penser, alors, des thèses qui, nonobstant le substrat civilisationnel, évoquent un prérequis, en termes de niveau d’instruction et de bien-être social, avant de prétendre à l’accès à la démocratie ?

C'est un argument qui n'est qu'à moitié vrai. Cela veut dire qu'il est à moitié faux. Le niveau d'instruction facilite le développement démocratique évidemment, encore faut-il qu'il s'agisse d'une véritable instruction, c'est-à-dire une instruction moderne et ouverte sur tous les horizons intellectuels et civilisationnels, non pas celle qui tourne exclusivement autour du culte de soi, de l'orgueil identitaire, de l'histoire étroite, et du faux savoir philosophique.

Nos écoles, collèges et lycées ne forment pas de véritables esprits modernes. Ils peuvent donner des cracks en sciences naturelles, médecine, mathématiques ou en sciences exactes. Ces derniers ne seront malheureusement pas capables d’affronter véritablement le monde moderne, s'ils ne sont pas armés d'un bagage suffisant, historique, littéraire, juridique et surtout philosophique. C'est la formation dans les humanités qui constitue le socle de l'humanisme qui, à son tour, est le socle de l'esprit démocratique. C’est malheureusement dans notre système scolaire et universitaire que sont formés les intégristes.

Ce constat n'enlève en rien la force de l'idée que j'ai développée dans «deuxième Fatiha» selon laquelle la démocratie fait partie de la constitution psychique de l'être humain. C'est précisément par des systèmes éducatifs déficients ou des systèmes juridiques archaïques que nous finissons par détruire l'instinct démocratique qui se trouve au fond de chacun de nous.

Vous ne pouvez pas ignorer que l’expérience tunisienne est suivie avec une grande attention en Algérie. A l’intention du peuple algérien, justement, de ses élites tout particulièrement, quel est votre message ?

Le peuple algérien est un peuple frère par le sang et par l'esprit. L'idéal pour moi, c'est de supprimer un jour les frontières qui nous séparent. Nous pouvons y arriver par le jeu de la planification, de la rationalité, de la rigueur, et de l'exécution des promesses, sans précipitation mais avec fermeté. Dans ce domaine, l'improvisation et l'émotion sont les plus mauvais conseillers. Quand je me suis rendu à Alger en décembre 2010, pour la cérémonie organisée par vos confrères d’ El Watanen l'honneur de Mohamed Arkoun, j'ai constaté que, malgré tout ce qui se dit, par les Algériens eux-mêmes d'ailleurs, l'Algérie était bien en avance sur la Tunisie en matière de développement politique.

Il faut dire que je venais d'un pays qui se situait alors au dernier rang des plus mauvais élèves. Depuis, la situation a changé du tout au tout. La Tunisie a donné le coup d'envoi d'une vaste révolution des mœurs politiques. Aujourd'hui, nous devons aller ensemble vers la même cible. Pour cela, nous devons massifier les échanges entre nos deux pays, construire des infrastructures lourdes, échanger nos expériences culturelles, nos professeurs, nos étudiants, nos chercheurs, nos fonctionnaires, nos entrepreneurs, moderniser nos universités et les ouvrir sur le monde environnant et la modernité.

Or, ce que nous constatons, c'est qu'il existe actuellement une régression de ce type d'échanges et que la qualité de notre système éducatif et universitaire a considérablement régressé dans les deux pays. Si j'avais un message à adresser au peuple algérien, ce serait, en définitive, le suivant : «Pacifions le Maghreb, unissons-nous pour le meilleur, édifions le bien commun, cessons de regarder les intérêts à court terme, faisons face à l'Europe non pas simplement sur le plan de la géographie, mais sur celui du cœur et de l'esprit.»

Pour clore cet entretien, revenons au constat de départ. Cela vous suffit-il d’avoir vu votre vœu exaucé de voir «le tyran chassé du pouvoir», comme vous le dites sans aménité, ou bien êtes- vous, désormais, habité par l’ambition d’être parmi ceux qui auront à succéder au tyran pour construire la Tunisie démocratique ?

Je n'ai jamais eu d'ambition politique. Je n'ai jamais aimé les politiciens que je trouve, en général, excessivement animés par l'ambition du pouvoir. La Haute Instance est venue vers moi sur ce que j'ai appelé tout à l'heure «le tapis roulant de la vie». Je l'ai acceptée uniquement par souci de pouvoir être utile et de faciliter, avec tant d'autres personnalités, la réussite de la transition. Il faut interroger les autres pour savoir si j'y ai réussi. Mais je vous avoue qu'entre ma vie publique d'aujourd'hui et ma vie d'universitaire ou d'intellectuel, je préfère nettement la seconde et j'y reviendrai, dès l'élection de l'Assemblée constituante et peut-être même avant.

Mon niveau intellectuel est actuellement en train de baisser, parce que depuis le 14 janvier je n'ai pu avoir le temps de lire un seul livre sérieux. Je n'ai vraiment pas envie de mourir ignare en passant à côté de choses encore bien captivantes que je ne connais point. Par ailleurs, j'ai beaucoup de mal à supporter l'irrationalité, la puérilité et les passions malsaines qui investissent le monde de la politique. Trop de médiocres ont aujourd'hui droit à la parole. Certains hommes n'aspirent qu'à la visibilité et se délectent du plaisir de paraître sur l'écran de télévision, même si c'est dans les postures les plus dévalorisantes. De cela, je m'en passerais bien volontiers.

C'est vous dire que je ne compte vraiment pas poursuivre une carrière politique. On ne commence pas une carrière politique à 66 ans. Je n'ai pas les aptitudes pour cela et je ne vois pas pour quelle raison je continuerai à devoir supporter certaines têtes farcies de crème ou de paille. Je serais plus utile ailleurs. Quand j'étais enfant, j'avais été extrêmement attiré par la vie des soldats. J'ai organisé des batailles, rusé avec l'adversaire, beaucoup travaillé les rapports entre l'intendance, fondamentale dans l'organisation des armées, les troupes et le commandement. J'aurais, je pense, pu être un bon officier.

Mon père, involontairement, a encouragé cette inclination en me racontant la vie et l'action des grands généraux des armées islamiques qui ont fait la conquête de la Perse, de Byzance et du Maghreb. Je sais encore me tenir au garde-à-vous et saluer sans mollesse un supérieur. Le sort en a décidé autrement. Il est trop tard pour résister au sort et de toute manière, je n’ai jamais cherché à lui résister, parce qu’il ne m’a maltraité qu’en m’imposant la mort de mes proches, ce qui est peu si l’on compare. L'homme heureux, précisément, est celui qui cherche très peu à résister au sort. Je suis révolté par la théologie des mujbira, des «décrétistes», partisans du «qadha et qadar» divins, des asharites, mais je sais qu’ils ont raison sur le fond. Merci, cher ami, pour cette «batterie» de questions. Vous pourrez dire à vos collègues journalistes qu’ils ne m’y reprendront pas de sitôt !

Source Le Quotidien d'Algérie

***

1ère Partie : 

«L’INTÉGRITÉ MORALE D’UN CHEF D’ETAT EST UN ÉLÉMENT-CLÉ DE GOUVERNEMENT»

http://www.sentinelle-tunisie.com/politique/item/%C2%ABlintegrite-morale-dun-chef-detat-est-un-element-cle-de-gouvernement%C2%BB

Mot clés : Tunisie - YADH BEN ACHOUR

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