"Les relations turco-américaines à l’aune de nouvelles relations internationales" par Mohammed Fadhel TROUDI*
« L’Amérique, c’est comme un grand transatlantique, ce n’est pas un hors-bord, ça ne change pas de direction instantanément. »
Barack Hussein Obama, président des États-Unis d’Amérique
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L’élection en novembre 2008 de Barack Obama à la présidence américaine a, sans aucun doute, annoncé un changement touchant en profondeur les États-Unis et leur image dans le monde aussi bien avec leurs alliés qu’avec leurs ennemis. Le défi majeur de l’actuelle administration est de gérer ce que Barthélemy Courmont (1) appelle immobilismes et changements.
Un des premiers défis sera d’abord de changer la forme : c’est-à-dire en écoutant davantage ses partenaires et en favorisant la diplomatie multilatérale, bafouée par l’ancien président Bush qui a préféré l’unilatéralisme, notamment au moment de la guerre en Irak en 2003. Souhaitant donc une diplomatie réconciliée avec le monde, Hillary Clinton a déclaré en prenant ses fonctions de chef de la Diplomatie américaine, je cite : « L’Amérique ne peut résoudre seule les problèmes du monde et le monde ne peut pas les résoudre sans l’Amérique. » La nouvelle administration, soucieuse de son image notamment au près du monde arabo-musulman, va de nouveau mettre l’accent sur le dialogue, la recherche et le développement d’alliances. Elle a ajouté que l’Amérique « doit montrer l’exemple plutôt que donner des ordres », et utiliser la force de la persuasion diplomatique avant de tenter de persuader par l’usage de ses forces armées.
Ainsi la secrétaire d’État a promis que, grâce à cette nouvelle vision de la diplomatie, les États-Unis auraient « davantage de partenaires et moins d’adversaires ». L’avenir le dira... Le retour du multilatéralisme, que Barack Obama avait esquissé durant sa campagne électorale et lors de son discours inaugural d’investiture, serait-il une réalité ? Les États-Unis peuvent-ils réellement changer leurs méthodes, tactique et stratégie en matière de conduite de la politique étrangère ? Peuvent-ils, doivent-ils prendre en compte les réticences et tenir compte des avis exprimés par leurs alliés ? C’est ce que nous allons tenter d’analyser en étudiant les relations turco-américaines à l’aune de ces bouleversements dans les relations internationales depuis les événements du 11-Septembre.
Ankara et Washington donnent l’impression qu’ils cherchent à ne pas aggraver leurs relations qui ne cessent de traverser des épreuves difficiles depuis l’arrivée du gouvernement Bush au pouvoir. Après les visites réciproques de l’ancienne secrétaire d’État, Condoleezza Rice, et du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, pendant le mandat Bush, le nouveau président turc s’est rendu officiellement à la Maison-Blanche pour la première fois depuis douze ans. Ce voyage, effectué juste après les frappes aériennes turques sur les bases du PKK en Irak du Nord, avec l’accord et l’information militaires américains, visait à sortir de l’état de crise et à normaliser totalement les rapports entre les deux pays. Ce n’est pas la première fois que les deux pays connaissent une dégradation aussi importante de leurs relations, ils avaient déjà vécu des situations de crise dans les années 1960 et 1970. Mais, même au moment de l’embargo militaire américain de 1975-1978, imposé à la Turquie suite à son intervention à Chypre, ils ont poursuivi une coopération économique et militaire sans remettre en cause leur partenariat stratégique à long terme.
La Turquie : un pivot stratégique pour les États-Unis
La Turquie est un pays à part au Moyen-Orient, étant donné son absence d’identité arabe et sa position proche des États-Unis et d’Israël sur les dossiers chauds de la région. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce pays, menacé dans son intégrité par Staline, avait choisi fermement le camp occidental et adhéré à la doctrine Truman de 1947, tout en reconnaissant Israël et en intégrant l’OTAN. Après le 11 septembre 2001, la Turquie est apparue comme confortée par les Américains dans un partenariat stratégique plus étroit. Considérée comme un partenaire, elle n’était donc pas directement visée par le projet américain du Grand Moyen-Orient. Il faut dire que la situation géographique de la Turquie est un atout déterminant dans la région. Divisée en deux parts inégales, elle est une liaison entre l’Asie et l’Europe. Grâce à ce positionnement, la Turquie a eu une histoire riche en démêlés stratégiques.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Empire ottoman a été démantelé, ce qui a donné naissance à la nation turque telle qu’on la connaît aujourd’hui, laïque, avec une relative vie démocratique, contrôlée néanmoins par une armée omniprésente, réelle détentrice du pouvoir et garante des principes « kémalistes » fondant la nation turque moderne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Turquie a observé une position neutre, ce qui lui a permis de bénéficier de l’aide américaine dans le cadre du plan Marshall dès 1947.
Cet élément marquera une ligne de force de la présence américaine dans la région et fera de la Turquie plus tard un maillon indispensable de la présence américaine dans la région après Israël. En dépit de diverses tensions liées à la position de la Turquie sur la question chypriote, Istanbul a été un fidèle allié des États-Unis pendant la guerre froide, elle a accueilli des missiles censés encercler et dissuader l’URSS d’une quelconque attaque sur les États-Unis et l’Europe. À la fin de la guerre froide, l’écroulement de l’URSS a fait craindre à juste titre à la Turquie de perdre sa place de partenaire stratégique de premier plan et de basculer vers un niveau de partenaire de moindre importance.
C’est le déclenchement de la première guerre américaine dans le Golfe qui va réhabiliter la Turquie dans son rôle de partenaire stratégique de Washington. Le gouvernement turc va s’empresser à cette époque, en dépit de l’opposition de l’opinion publique, d’autoriser l’administration américaine à se servir des bases militaires sur son sol ; mieux encore, la Turquie va jusqu’à appliquer les sanctions décidées contre le régime de Saddam Hussein, nonobstant le manque à gagner pour le pays quand on connaît l’importance du commerce de la Turquie avec le voisin irakien. C’est cette position ouvertement pro américaine qui va valoir à la Turquie son rang d’allié indéfectible des États-Unis dans la région et va sceller la consolidation de la coopération entre les deux pays. Le démembrement de l’ex-Union soviétique, résultant de la fin de l’empire communiste qui a duré plus de soixante-dix ans, a ouvert un boulevard pour la Turquie et lui a permis, avec l’appui militaire et technologique américain, de renforcer son rôle de puissance régionale à côté d’Israël. En effet, les régions de la Caspienne et d’Asie centrale étant peuplées partiellement de musulmans turcophones, la Turquie trouvait une occasion inespérée de profiter du pétrole de l’Asie centrale et du Caucase pour ainsi sortir de sa dépendance à l’égard du Moyen-Orient. Pour Ankara, le but recherché était de faire de la Turquie un pont entre l’Asie centrale et l’Europe, et de revaloriser aux yeux des États-Unis une situation stratégique de première importance. L’appui de Washington lors de la signature de l’accord de Bakou du 9 octobre 1995 lui a permis d’obtenir une décision de double tracé favorable à ses intérêts dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles.
À la fin des années 1990, la Turquie est considérée comme une puissance régionale, cette position a été renforcée après la signature en 1992 du « partenariat renforcé » turco-américain. Cet accord a porté les relations bilatérales entre les deux pays à un niveau jamais atteint auparavant. Pour montrer l’excellence de leurs relations, les États-Unis ont soutenu économiquement Istanbul qui traversait alors une crise économique sans précédent, mieux encore Washington a joué de tout son poids politique et diplomatique pour soutenir l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, ce qui a été ressenti à juste titre par les Européens comme une manière, du reste inacceptable, de s’immiscer dans des questions qui relevaient de la seule décision de l’UE.
Cet accord énonçait déjà les intérêts communs entre les deux pays qui souhaitaient l’émergence de régimes démocratiques et pro-occidentaux, la lutte contre le terrorisme et l’adhésion de la Turquie à l’Europe. Dès 1996, la Turquie, qui a été le premier pays musulman à reconnaître Israël, entame un rapprochement militaire important avec « Tsahal », consacré par la signature d’un partenariat stratégique concrétisé avec l’aval et l’engagement des États-Unis.
Lorsque les rédacteurs du rapport Navigating Through Turbulence (2) écrivent que l’un des axes majeurs de la politique des États-Unis au Proche-Orient doit être l’alliance stratégique avec l’État d’Israël et la suprématie militaire absolue des alliés des États-Unis, ils ne font que traduire une réalité. Les rédacteurs de ce rapport ont raison sur au moins une chose : les seuls alliés inconditionnels des États-Unis dans la région sont des États non arabes : l’État d’Israël et la Turquie, auxquels Washington rêverait d’ajouter l’Iran. Le partenariat stratégique entre les États-Unis et la Turquie et entre la Turquie et Israël est tel qu’un journaliste de l’hebdomadaire gouvernemental égyptien Al Ahram Hebdo (3) l’a qualifié, je cite, d’un « véritable axe du mal ».
La Turquie est le second partenaire stratégique des États-Unis au Proche-Orient. À l’instar d’Israël, ce pays est mal à l’aise dans la géopolitique de la région. Ni européen, ni arabe, en froid avec ses voisins grec, russe, arménien et iranien ; pays musulman et membre de l’OTAN, la Turquie entretient aussi des rapports tendus avec la nation arabe. Selon les stratèges de la Maison-Blanche, la Turquie joue un rôle clé. Dans les Balkans, le retour des Turcs, à l’occasion de la crise de l’ex-Yougoslavie, s’est nettement opéré dans le cadre de la politique américaine et allemande. La Turquie est l’une des pièces maîtresses du jeu états-unien contre la Russie pour le contrôle du pétrole de la mer Caspienne et surtout le transit de ce pétrole qui devrait principalement s’effectuer vers le port turc de Ceyhan.
Sur le plan militaire, il convient de souligner que, forte de près de 800 000 hommes, l’armée turque est la seconde armée de l’OTAN. L’ancien secrétaire général de l’OTAN, lord Robertson (4), déclarait le 23 novembre 2000 à Istanbul que la Turquie « est un allié sûr de l’OTAN au cœur d’une zone vitale qui comprend les Balkans, le Caucase, le Proche-Orient et la Méditerranée ». Grâce à la Turquie, l’OTAN, c’est-à-dire les États-Unis, consolide son dispositif qui s’étend aux frontières de la Russie et du monde orthodoxe, d’une part, à celles du monde arabe et perse, d’autre part.
La Turquie est également un allié de choix pour les États-Unis au Proche-Orient. Durant la guerre contre l’Irak, la Turquie a servi de base aux bombardiers américains. Par ailleurs, et pour consolider ce rapprochement stratégique turco-américain, la Turquie et Israël ont conclu, en février 1996, un accord de coopération militaire qui représente une modification majeure des données stratégiques au Proche-Orient. Cet accord prévoit des facilités et des possibilités d’exercices pour les forces israéliennes dans les vastes espaces dont dispose la Turquie, l’amélioration par Israël des équipements de l’armée turque et l’échange d’informations.
Deux textes, dont certaines clauses restent secrètes, ont été signés en février et en août 1996. Ils autorisent notamment la tenue de manœuvres aériennes et navales conjointes, des facilités portuaires, la possibilité pour l’aviation israélienne de s’entraîner au-dessus du vaste espace anatolien. Israël et les États-Unis, puisque l’un ne fait rien sans l’autre, vont plus loin en équipant l’armée turque des technologies militaires les plus modernes. Ainsi, en août 2000, le Premier ministre israélien Ehud Barak s’est rendu à Ankara pour négocier des contrats d’armement avec son homologue Bülent Ecevit, y compris un satellite espion sur lequel deux sociétés se disputaient le marché, à savoir Israël Aircraft Industries (IAI) et le Français Alcatel.
Il faut rappeler que l’alliance turco-israélienne correspond à un choix politique de la Turquie, en particulier du lobby militaire très influent dans le pays qui, après la chute du bloc soviétique, craignait de perdre les faveurs des États-Unis. Pour mieux mettre en exergue l’intérêt que représente l’armée turque pour Washington, les Turcs ont choisi de s’inscrire dans la stratégie antirusse et anti-arabe des États-Unis et de se rapprocher d’Israël pour partager avec l’État hébreu le rôle de gendarme américain au Proche-Orient. Ce rôle revêt d’autant plus d’importance pour plusieurs des milieux turcs que certains, dans l’ex-Empire ottoman, nourrissent traditionnellement des sentiments mitigés à l’égard des voisins arabes avec lesquels perdurent de nombreux différends. C’est notamment le cas de la Syrie. Il faut se rappeler la visite d’un ministre turc dans les hauteurs du Golan lors d’un voyage officiel en Israël en 1997, donnant ainsi une sorte de caution à l’occupation israélienne de ce territoire syrien occupé et annexé par l’État hébreu en 1982. Les gestes d’hostilité vis-à-vis de ce pays sont nombreux : outre l’occupation en 1939 d’Iskandaroun, le sandjak d’Alexandrette (5), dont la Syrie n’a jamais reconnu l’annexion par la Turquie, un contentieux important oppose la Turquie à la Syrie et à l’Irak sur le partage des eaux de l’Euphrate depuis le projet anatolien du Sud-Est (GAP) qui vise à réaménager le cours de l’Euphrate.
L’achèvement de ce projet en 2003 a des conséquences graves pour la Syrie et l’Irak qui perdent la moitié de leur contingent, ce qui est dramatique pour ces deux pays en manque d’eau. Cette décision turque viole le droit international, en particulier la Convention de l’Assemblée générale des Nations unies du 21 mai 1997, selon laquelle le pays en amont doit respecter les droits des usagers des pays situés en aval. Dans un effort de consolidation des liens israélo-turcs, Istanbul s’est même engagée à fournir de l’eau à Israël. Enfin, même si la Turquie n’est pas favorable à une partition de l’Irak qui risquerait de provoquer, avec l’aide des États-Unis, la création d’un État kurde (en effet, il n’existe aujourd’hui qu’une province autonome kurde), lequel serait un pôle d’attraction pour les Kurdes de la Turquie, il n’est pas totalement exclu que, dans le chaos de l’échec américain en Irak, la Turquie ne soit tentée d’occuper la région de Mossoul. L’élection, en novembre 2002, d’un gouvernement à coloration islamique à Ankara ne peut pas changer fondamentalement la donne quand on connaît le poids de l’armée, véritable détentrice du pouvoir en Turquie.
Le partenariat turco-américain a sans doute permis aux États-Unis de consolider leur dispositif militaire au Proche-Orient. La consolidation des relations entre les deux pays nous renseigne sur l’approche géopolitique des États-Unis dans cette partie du monde, qui vise à créer un nouveau système d’alliances avec les États non arabes : Israël, Turquie, demain Iran ou, peut-être, un État kurde qui, à la faveur de l’occupation de l’Irak, serait porté et soutenu par Washington afin de mieux balkaniser la région. À mon sens, ce qui caractérise l’approche géopolitique des États-Unis au Proche-Orient est la volonté de garder sous contrôle le monde arabe de l’empêcher d’unir ses forces et à terme de constituer une puissance qui serait naturellement proche des nations européennes, notamment de la France qui, de par ce qu’on appelle communément la politique arabe de la France, du moins ce qu’il en reste, peut, pour des raisons liées à l’histoire, à la géopolitique et aux facteurs socioculturels, former un contrepoids aux États-Unis dans la région.
Pour s’en convaincre, il faut rappeler que les intérêts géopolitiques des États-Unis et de la France, ainsi que de quelques autres nations européennes, diffèrent sur de nombreux points. C’est pourquoi la France a pesé de tout son poids lors de la crise irakienne (septembre 2002-mars 2003), pour faire en sorte d’éviter une attaque contre l’Irak et redonner la main à l’Organisation des Nations unies. La suite des événements a donné raison à Paris. L’occupation de l’Irak a tourné à un fiasco, presque total. La France, dont l’opposition à l’invasion de l’Irak s’est révélée très judicieuse, a clairement mis en garde contre le danger de réformes imposées aux pays du Proche-Orient, lesquels n’ont pas besoin de « missionnaires de la démocratie car il n’est pas de formule toute faite qu’on pourrait transposer d’un pays à l’autre ».
Selon le président Chirac, qui partage les mêmes préoccupations que les grandes capitales arabes (Riyad, Le Caire, Damas), il appartient à chaque nation d’étudier les réformes éventuelles qui lui conviennent si l’on ne veut pas, par des ingérences extérieures, favoriser la déstabilisation des sociétés arabes et musulmanes, et faire le jeu des extrémistes. L’élection du nouveau président Nicolas Sarkozy à la tête de l’État français, probablement le plus atlantiste de tous les présidents français qui se sont succédé à la tête du pays, a laissé une certaine déception aussi bien en France que parmi ses alliés arabes traditionnels, après qu’il a affirmé avec conviction l’alignement quasi total de la France sur les thèses américaines et a été jusqu’à décider le retour de la France au sein du commandement intégré de l’OTAN en dépit de l’opposition interne et notamment de l’institution militaire française.
Les relations turco-américaines vont cependant connaître un tournant après l’invasion de l’Irak par l’armée américaine, ce qui a fait craindre non sans raison à la Turquie la naissance d’un Kurdistan irakien dans le chaos et le désordre qui ont suivi la fin de la guerre. En dépit des assurances américaines à la Turquie qu’un Kurdistan irakien ne verrait pas le jour, ce qui dans le contexte paraît réaliste car cette création entraînerait trop de réactions arabes, turques et iraniennes, vu la richesse de la région, les relations entre les deux alliés vont nettement se dégrader. L’on peut même se demander où vont les relations turco-américaines quand on connaît les profonds désaccords entre les deux pays. Assiste-t-on à un net revirement de la Turquie qui veut, pour des raisons de politique interne et de recherche de leadership régional, se démarquer de son alignement américain ? Va-t-on vers un retour de la Turquie ottomane ou s’agit-il simplement d’un malentendu, d’un aléa de parcours dans les rapports entre deux pays qui se sont longtemps appréciés ? Va-t-on vers un retour de la Turquie vers la Russie ? Le rapprochement avec la Russie, bien perceptible ces dernières années, est-il annonciateur d’un profond changement de la diplomatie turque ?
Les deux pays ne se perçoivent plus comme deux puissances rivales dans leur voisinage du Caucase. Au cours des années 1990, la Turquie n’a jamais réellement réussi à pénétrer la région économiquement et politiquement en dépit de l’affaiblissement des positions russes. En outre, les deux pays entretiennent des relations difficiles et controversées avec certains États de la région (par exemple, la Russie avec la Géorgie ou la Turquie avec l’Arménie), ce qui rend les prises de décision complexes. Aujourd’hui, la Russie et la Turquie ont rapproché leurs positions sur des dossiers qui étaient hier encore des pierres d’achoppement (comme la Tchétchène ou la question kurde). Que signifie ce rapprochement russo-turc et en quoi pourrait-il affaiblir la position américaine ?
Les évolutions politiques en Turquie face à la relation avec les États-Unis
Un certain nombre de questions s’imposent d’emblée :
– Est-ce que les relations turco-américaines viennent de changer de paradigme ou viennent-elles simplement de connaître une transformation profonde depuis l’arrivée de Barack Obama au pouvoir en 2009 ?
– De quelle manière la décision du Parlement turc du 1er mars 2003, refusant le transit des soldats américains sur le territoire turc vers l’Irak, a-t-elle pesé sur les relations entre les deux pays ? Pourquoi la question kurde constitue-t-elle plus que jamais un sujet de discorde et un point de rupture important dans les relations entre Ankara et Washington ? Les divergences notables de point de vue entre Ankara et Washington sur le dossier nucléaire de Téhéran peuvent-elles constituer aujourd’hui des signes d’éventuels désaccords entre les deux pays dans un avenir proche ? Si tel est le cas, assiste-t-on sinon à un remodelage, du moins à un bouleversement dans l’équilibre des forces dans la région, si l’on accorde de l’importance au rapprochement assez remarqué entre la Turquie, la Russie, la Syrie, l’Iran et le Brésil ?
Sur quels points les perceptions de sécurité et de menaces de la Turquie dans la période post-Saddam diffèrent-elles de celles des États-Unis ?
– Dans quelle mesure le renouveau diplomatique « activiste » exercé par la Turquie d’aujourd’hui dans son voisinage, plus particulièrement au Moyen-Orient et dans le Caucase, influencerait-il le cours et la quintessence des relations turco-américaines ? Est-ce qu’aujourd’hui le facteur « européen » continue à occuper encore une place centrale dans l’avenir des relations turco-américaines ?
– Quels sont les principaux obstacles qu’ont rencontrés ces dernières années l’Europe et la Turquie, sur le plan intérieur et sur le plan extérieur, dans le cheminement turc vers l’Europe ?
– Est-ce que le nouvel activisme régional de la politique extérieure turque sur la géographie ex-ottomane, notamment au Moyen-Orient, est compatible avec la vocation européenne de la Turquie ? Est-il possible, pour la Turquie, de combiner son rôle de puissance souple et de leader dans sa région avec son statut de candidat à l’UE, ainsi qu’avec son projet d’intégration européenne ? Quelles sont les implications géopolitiques de l’activisme de la diplomatie turque sur le triangle Washington-Ankara-Bruxelles ?
– Quel rôle la Turquie pourrait-elle jouer dans la politique étrangère et de sécurité commune de l’UE ? Quelles sont les réticences turques vis-à-vis de la politique européenne de voisinage lancée en 2004 et du nouveau projet européen de l’« Union pour la Méditerranée » lancé en 2008 à l’instigation du président de la République française, Nicolas Sarkozy ?
Si les États-Unis ont été régulièrement critiqués, surtout pour s’être laissé influencer par des « lobbies arméniens et grecs » qui servaient alors de bouc émissaire, ils n’ont jamais été perçus par la Turquie comme un « ennemi » autant qu’aujourd’hui. Selon des enquêtes d’opinion en Turquie, les États-Unis prennent de plus en plus une figure menaçante pour les Turcs. Selon les estimations les plus pessimistes, le pourcentage des gens ayant une image positive des États-Unis a chuté de 52 % en 2000 à 30 % en 2002, à 15 % en 2003 et jusqu’à 9 % en 2009.
Il faut dire que, depuis la décision inattendue du Parlement turc qui a rejeté la motion du 1er mars 2003 pour le transit des soldats américains à travers le territoire turc vers l’Irak, les relations entre les deux pays se sont considérablement détériorées. La recrudescence des attaques terroristes du PKK sur le sol turc et récemment le vote par la Commission des affaires étrangères du Congrès américain d’une loi reconnaissant le génocide arménien n’ont fait qu’élargir la brèche dans les relations turco-américaines. La période d’après-Saddam a été également marquée par le changement des équilibres au Moyen-Orient en faveur des États-Unis et par l’accélération du processus des réformes européennes dans le pays. Aujourd’hui, il paraît clair que la doctrine de « profondeur stratégique » d’Ahmet Davutoğlu, ex-consultant du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan et ministre des Affaires étrangères depuis 2009, vise à recadrer la politique extérieure turque sur les territoires ex-ottomans.
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