« Etre français » Jean DANIEL
Voici le troisième volet de mes humeurs automnales. J'ai voulu rappeler d'abord le mal causé au nom de l'atlantisme à ceux qui préféraient une autre Amérique que celle de George Bush. J'ai tenu ensuite a dénoncer le caractère irresponsable de ceux qui osent à tout moment et sans hésitation utiliser l'adjectif «antisémite» pour stigmatiser leurs adversaires. Je veux m'en prendre aujourd'hui - c'est d'actualité - à ceux qui entendent soupçonner de racisme les partisans d'un grand débat national sur l'immigration et, du même coup, sur l'identité de la France.
Il y a une condition pour parler sainement de ces problèmes : c'est de tenir pour négligeable le souci de servir les intérêts de qui que ce soit. Rien n'a servi davantage Le Pen que de l'accuser de racisme chaque fois qu'il posait la question de l'immigration. Autrement dit, je trouve très sain qu'il y ait aujourd'hui un débat sur l'identité nationale, d'autant que je m'étais enhardi à en faire la proposition à François Mitterrand qui l'avait trouvée peu opportune.
Il n'est absolument pas anormal qu'une société donnée et ancienne puisse être troublée, et même perturbée, par l'arrivée massive d'immigrés. Certes, la France a accueilli au cours de son histoire de nombreuses vagues d'étrangers - Polonais, Italiens et autres. Mais si elle est demeurée longtemps une véritable machine à fabriquer des Français, c'est qu'elle disposait de puissants mécanismes intégrateurs : l'école laïque et républicaine avec ses instituteurs formés par Jules Ferry; l'armée, qui brassait les Français de toutes origines; l'Eglise, qui facilitait l'accueil fait aux catholiques et aux chrétiens; les syndicats, enfin, qui ont joué un rôle important dans l'union des travailleurs.
Or ces mécanismes ont pratiquement disparu. Un autre problème s'est posé rapidement ensuite, dont on ne comprend pas pourquoi on l'a si longtemps sous-estimé : c'est celui de l'islam et de la façon dont les fidèles le pratiquent ou déclarent vouloir le pratiquer. Mes lecteurs ne le savent que trop, voici des années que je traite de ce sujet. Certains se font cependant une spécialité de compliquer tout le débat par une polémique idéologique. L'idée que certains étrangers puissent avoir des difficultés à devenir français serait, d'après eux, réactionnaire, chauvine et plus ou moins raciste. Ils ajoutent d'ailleurs, parfois, que rien ne leur impose l'adoption d'une autre nationalité que celle héritée de leurs racines. Ils soutiennent qu'il ne faudrait pas que ce que l'on appelle encore parfois et par erreur, dit-on, l'intégration, conduise à faire se renier les citoyens qui ont voulu s'intégrer.
Je me suis depuis longtemps inquiété auprès des intéressés eux-mêmes : ceux dont on redoute qu'on leur fasse perdre leur identité. Le moins que je puisse dire, c'est que j'ai suscité bien des surprises. Des écrivains, des peintres, des acteurs, des universitaires que j'ai rencontrés réagissent en disant qu'ils sont venus en France ou qu'ils y restent après que leurs parents y sont venus, en étant tout à fait conscients qu'ils allaient devenir autres qu'ils n'avaient été, qu'ils avaient choisi d'enrichir leur identité religieuse, l'islam, par une identité culturelle, celle de la France.
Jean Daniel
Le Nouvel Observateur
http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2348/articles/a412246-.html